La Tunisie en quête de sa post-modernité: Les équivoques de la transition
On ne peut évoquer le présent et les perspectives du « printemps arabe » - version tunisienne – sans commencer par faire en quelque sorte amende honorable (*). En raison de l’état de confusion et d’incertitude sur le devenir post- révolutionnaire, immédiat et médiat, de la nation tunisienne - une confusion et une incertitude que l’évolution des choses en Tunisie depuis un peu plus de deux ans, aujourd’hui, a contribué, non à réduire, mais hélas à aggraver, à la grande désespérance de nos compatriotes d’abord, et au grand dam de nos amis et partenaires étrangers, ensuite, parmi lesquels la France occupe tout naturellement une place privilégiée.
On peut gloser sans doute sur le degré de maturité des « conditions objectives », pour parler un langage marxiste, préjudicielles au déclenchement du processus révolutionnaire, en Tunisie, en ce début d’hiver 2011. La dégénérescence de plus en plus accusée du système de pouvoir de l’époque, en un vulgaire capitalisme prédateur, sur fond d’un régime sécuritaire et répressif, avait alors très probablement atteint son acmé. Les inégalités entre les régions, les sexes, les tranches d’âge, les secteurs d’activité et les métiers, déclinées en termes de taux de pauvreté monétaire/non monétaire, de vulnérabilité, de chômage, de déficit de croissance économique et de régression sociale, quoique occultées par le pouvoir, se creusaient à des rythmes choquants et révoltants.
Des rythmes d’autant plus choquants et révoltants :
- que la Tunisie, qui avançait à grands pas vers le statut de marché émergent, de « dragon » maghrébin, était célébrée par la quasi-totalité de ses partenaires étrangers – France comprise – comme une « success story » jusque et y compris en matière de liberté et de droits de l’homme !! ;
- que le mal de la précarité économique et sociale progressait à vue d’oeil au sein de la classe moyenne tunisienne – non seulement la classe la plus nombreuse de la société tunisienne (près de 80 %), mais aussi l’épine dorsale de tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis l’indépendance ;
- que les catégories sociales les plus durement atteintes par les inégalités – et par le chômage, en particulier – étaient constituées, entre autres, de jeunes tunisiens et tunisiennes, diplômés de l’enseignement supérieur, dont les attentes sociales étaient aussi fortes qu’explosives ;
- que la nouvelle classe des parvenus – famille, clients, nomenklatura et autres néo-mamelouks – confisquait indument à leur profit une part importante du produit d’une croissance économique qui commençait à s’essouffler, sous l’effet des crises financières, monétaires et économiques successives (crise financière globale 2007-2009, puis crise de la zone euro 2010 à nos jours) et étalait, avec une arrogance particulièrement provocante et indécente, leurs richesses monétaires, mobilières et immobilières, le plus souvent illégalement acquises ;
- que les nouvelles technologies de la communication et de l’information – que l’ancien pouvoir a largement contribué à promouvoir – avaient fini par rendre transparent et accessible à tous ceux que le régime défunt cherchait à rendre opaques et inaccessibles pour tous.
Toutefois, la conjonction de tous ces facteurs d’instabilité, si graves fussent-ils, ne constitue pas à elle seule les « conditions objectives » requises pour une implosion du système de pouvoir plus ou moins imminente, quand bien même celle-ci devenait inéluctable. Le mouvement de basculement du choquant et du révoltant dans l’insoutenable puis de l’insoutenable dans la protestation de rue massive puis de la protestation de rue massive dans l’Intifadha, sorte d’insurrection, puis de l’Intifadha dans la révolution violente a quasiment toujours besoin aussi de déclencheur, de catalyseur d’une part et d’une grande dose de maladresse des gouvernants dans la gestion de la crise qui confronte le pays d’autre part. On sait que dans le cas de la transition en Europe centrale et orientale, le déclencheur a été la destruction du mur de Berlin en novembre 1989 et le renforcement de la répression exercée par les autorités des pays européens sous domination soviétique, la grande dose de maladresse dont nous parlions plus haut.
Dans l’épisode tunisien, le 17 décembre 2010, les deux conditions précitées se trouvaient remarquablement réunies : un jeune vendeur à la criée, humilié par les autorités de la région où il vivait, une des régions les moins nanties de la République, Sidi Bou Zid, se donna la mort en s’immolant par le feu, en public : le déclencheur, le catalyseur c’était cela ; le gouvernement en place, pris d’une panique, crut bon de réagir en mixant avec une maladresse incroyable répression, contrition et promesses fantasques ( création de 300 mille emplois en un an !!!) : la grosse dose de maladresse des gouvernants, c’était cela.
Entre le 17 décembre 2010 et le 17 janvier 2011, fuite du président tunisien en exercice avec sa famille, les prolégomènes de ce qui allait être baptisé du nom de « Révolution du Jasmin » se mettaient en place. Dès le 15 janvier 2011, la nation tunisienne entamait son processus de transition post- révolutionnaire vers ce qui est censé déboucher sur une nouvelle Constitution, une assemblée législative démocratiquement élue et un gouvernement sous le contrôle effectif de celle-ci : les trois fondements de la IIe République tunisienne.
Pour mieux saisir dans quel type de processus de transition politique, économique, sociale et institutionnelle, la Tunisie s’est engagée depuis le 15 janvier et partant, sur quel type de nouvelle société le processus adopté pouvait déboucher, certains diront, risque de déboucher, une brève typologie des modèles de basculement dans la violence, autrement dit des modèles révolutionnaires, nous paraît de mise. Le processus de basculement dans la révolution n’est ni univoque ni formaté. Il peut, en effet, être plus ou moins :
- intellectuellement, philosophiquement conçu, pensé, comme il peut être populaire de bout en bout, le produit de ce que le célèbre sociologue français Michel Maffesoli appelle la ‘’puissance sociétale’’;
- structuré, organisé, conduit au sommet, comme il peut aussi être spontané, chaotique/anarchique, sans leadership ;
- avant-gardiste, progressiste, universaliste, moderniste/post-moderniste, comme il peut être rétrograde, identitaire, conservateur, anti-universaliste, anti-moderniste ;
- doté d’un État démocratique, respecté et efficient ou au contraire d’un État non démocratique, affaibli par les contestations massives récurrentes sur la place publique ;
- soutenu politiquement et financièrement par des puissances étrangères , démocratiques ou non démocratiques, ou laissé plus ou moins à lui-même.
Suivant le modèle dont il relève, le basculement vers l’état révolutionnaire suprême différera d’un cas à un autre, quant aux conditions du déclenchement du processus révolutionnaire, quant aux finalités assignées au processus de transition, quant aux modes d’organisation des pouvoirs et du fonctionnement du système économique et social au cours de la période de transition, et last but not least, quant aux ressources internes et externes que le processus de transition est en mesure de mobiliser pour atteindre ses objectifs.
Comment se positionne l’expérience révolutionnaire tunisienne par rapport à cette typologie ?
En premier lieu, l’expérience révolutionnaire tunisienne est dépourvue de toute logistique philosophique, intellectuelle ou même culturelle. Elle n’est pas non plus un mouvement ouvriériste, prolétarien ou paysan. En second lieu, l’expérience révolutionnaire tunisienne n’est ni structurée, ni organisée, ni conduite au sommet. En troisième lieu, le modèle révolutionnaire tunisien est tiraillé entre plusieurs courants philosophiques, doctrinaux, fondant des modèles de sociétés antagoniques, mais se voulant tous peu ou prou, des variantes d’une post-modernité tunisienne, encore à inventer : courant conservateur v courant progressiste/moderniste, courant universaliste v courant identitaire (arabo-islamique) ; voire courant islamiste modéré v courants salafistes jihadistes ou non jihadistes. En quatrième lieu, le modèle révolutionnaire tunisien a opéré, dès son initiation, dans un environnement institutionnel dépourvu de toute autorité étatique forte. En cinquième lieu, enfin, le modèle révolutionnaire tunisien, peut se prévaloir d’un appui politique occidental, tout à fait important, mais dans le cadre d’un Maghreb fortement tiraillé entre ses composantes révolutionnaires (deux pays sur cinq) et ses composantes non voire anti-révolutionnaires (trois pays sur cinq).
La Révolution du Jasmin est une immense révolte menée par une jeunesse en mal de tout : de libertés, de travail, d’espaces culturels créatifs non contraints, d’égalité sexuelle hommes-femmes effective, de justice et d’équité sociales au regard des misères, des privations, des exclusions et des humiliations dont elle est le témoin et la victime, au quotidien, dans les familles, dans les régions, dans les villages ; en mal d’affirmation de son droit et de sa légitimité à être pleinement reconnue comme étant l’avenir de la nation, et partant, comme un des acteurs principaux dans la conception de la gestion dudit avenir.
Quand elle mûrissait, puis quand elle avait fini par éclater, la révolution tunisienne était, certes riche de l’enthousiasme et de l’extraordinaire dynamique de la jeunesse qui préparait dans les caves et les garages ce qui allait être très probablement la première e-révolution de l’histoire de l’humanité, puis qui allait remplir les grands espaces des grandes villes tunisiennes de ce « Dégage », qui a fait le tour de la planète, et de ces cris stridents appelant au respect des libertés, des droits et des dignités.
Mais, cette même révolution avait aussi mûri, puis implosé, puis initié un processus transitionnel, vieux aujourd’hui de deux ans, sans guide, sans repère intellectuel, philosophique ou culturel quelconque. Elle entrera, dès son initiation, dans un processus de tâtonnement, de navigation à vue, d’improvisation même, de contradictions aussi, dans lequel elle s’enferrera, chaque jour un peu plus.
Toutefois, et contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, tout n’est pas négatif dans cette espèce de spontanéité, voire d’inventivité permanente de la révolution tunisienne, en dépit de ses dérives quelque peu anarchiques.
La remarquable résilience dont fait preuve la révolution tunisienne face aux manoeuvres de récupération et d’instrumentalisation par les uns et par les autres – y compris par des forces politiques dominantes – au pouvoir ou non – en est la preuve. Face à ces manoeuvres-là, les jeunes et les moins jeunes révolutionnaires tunisiens, exigent toujours, aux cris répétés de « Le peuple demande... », les mêmes choses : la liberté pour tous, la dignité pour tous, la justice pour tous, l’égalité pour tous, l’emploi pour tous, le développement pour tous.
Pareille évolution est de bon augure pour l’avenir, dans la mesure où le potentiel révolutionnaire tunisien, mis à l’abri de tout risque de préemption et d’instrumentalisation par un mouvement politique extrémiste quelconque, peut servir à d’autres desseins et à d’autres fins plus conformes aux exigences d’ouverture, de tolérance et d’universalité dans lesquelles la Tunisie de demain devrait pleinement s’inscrire.
Que le Neue Zeit, le nouveau temps, le temps post-révolutionnaire tunisien s’inscrive dans la nécessité d’ouvrir la nation sur une post-modernité, plus nécessaire et plus urgente que jamais, cela nous paraît participer de l’essence même de la révolution du 14 janvier 2011. Mais à une condition essentielle. Celle de voir les Tunisiens entrer dans cette post- modernité, certes, soucieux de reconquérir, de reconstruire, de retrouver tous les attributs, spirituels et non spirituels, de leur tunisianité, perdue, oubliée, confisquée...que sais-je ? mais porteurs aussi d’un nouveau projet et d’un nouveau message de liberté, de tolérance, d’ouverture, d’humanité, d’universalité, de progrès et de solidarité. Dans la Tunisie d’aujourd’hui, comme dans l’Égypte d’aujourd’hui, comme dans la Libye d’aujourd’hui, comme enfin dans le Yémen d’aujourd’hui, les risques de dévoiement du processus transitionnel post-révolutionnaire vers des formes de post-modernité, fondées sur la négation même des valeurs citées plus haut, sont réels. Il est urgent de redresser le processus transitionnel, là où des marges de manœuvre existent encore. En Tunisie, c’est encore le cas, Dieu soit loué! .
Sous réserve toutefois que la fin de l’année en cours voie l’épilogue effectif de la transition, via :
- l’élaboration d’une nouvelle Constitution tunisienne fondée, sans équivoques aucunes, sur les valeurs indiquées ci-dessus ;
- l’élection démocratique, contradictoire et au suffrage universel d’un nouveau président de la République ;
- la mise en place d’un gouvernement qui réconcilie entre les exigences de la compétence, le devoir d’indépendance vis-à-vis des intérêts partisans et la nécessité d’une gouvernance de la chose publique qui sache doser le ‘technocratique’ et le ‘politique’, autrement dit le savoir-faire et le savoir- communiquer avec les publics des villes comme avec les publics des campagnes ;
- l’ouverture du discours politique et partisan, dont la liberté demeure inaliénableæ, sur un message d’espoir dans l’avenir court et l’avenir plus lointain du pays ;
- la sécurisation des droits et des libertés individuels et citoyens auxquels aspire le tunisien, en tant que ressortissant d’un pays qui se prévaut désormais de son nouveau statut : celui d’un pays libre, démocratique et juste ;
- une mobilisation aussi large que possible des ressources et des potentiels du pays pour assurer la consolidation de la reprise économique enregistrée en 2012 et accélérer, via des programmes spéciaux, le processus d’éradication des inégalités sociales entre régions, sexes, générations
C’est à ces conditions, et à ces conditions seules, que le processus de transition a des chances de déboucher sur le type de post- modernité recherchée et que la révolution du Jasmin aura eu pour mérite d’en accélérer, voire d’en précipiter, l’avènement. En dehors de ce schéma, c’est l’incertitude, pour ne pas dire autre chose.
Abu Sami
(*) Texte d'une conférence prononcée récemment à Paris devant l'Académie Diplomatique
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