Les dirigeants actuels de la Tunisie ont des rapports difficiles avec l’histoire de notre pays. Il est manifeste qu’ils ne retiennent de cette histoire que les petites références qui servent à étayer un discours sinon négationniste du moins diviseur. Qu’on en juge par les faits. Les Tunisiens se souviennent-ils de quelle manière on a commémoré l’année dernière les évènements du 9 avril 1938 ? De cette commémoration on retient la célébration sommaire, et combien significative d’une fête nationale - sous l’égide de Hamadi Jebali- sur un lieu de mémoire de triste mémoire pour certains : l’ancien emplacement de la prison civile de Tunis à Bab Sâadoun. Pourquoi ? Pour rappeler, semble-t-il, aux Nahdaouis et à eux seuls, qu’ils sont les uniques militants à ne pas avoir démérité de la partie pour les peines de prison endurées. Quant aux «martyrs» tombés pour l’émancipation de la Tunisie, et à qui on ne daigne même pas conférer le statut de martyrs, que Dieu ait leur âme et qu’ils reposent en paix au Mausolée de Sijoumi.
Certes le subterfuge n’a pas convaincu, mais qu’importe ! On a fixé un événement pour en occulter un autre. Résultat: ce détournement aboutit à la négation d’une évidence historique. Par omission ou par ignorance ? On ne peut être affirmatif, mais s’agissant d’un précédent unique dans les annales du pays, on est en droit de se poser la question de savoir si nos dirigeants vont continuer à ignorer les vrais hauts lieux de mémoire, rien que pour rompre avec une tradition instaurée par le pays depuis l’indépendance à la mémoire des martyrs .
La gestion médiatique de l’évènement est-elle plus heureuse ? Rien n’est moins sûr, du moins pour les canaux contrôlés par l’Etat. C’est tout juste si on a « toléré », que les média officiels parlent de cette date capitale , mais sans trop insister sur le rôle joué par les figures de proue du nationalisme : Bourguiba , Salah Ben Youssef , Mongi Slim , Slimen Ben Slimen, Ali Belhouane et bien d’autres dans le processus d’émancipation .
Dans la rue , les représentants de la société civile ou de simples citoyens , venus en nombre , célébrer au centre de Tunis et dans l’avenue Bourguiba la fête des martyrs ,ont eu droit, à leur corps défendant , le 9 avril 2012 , à un traitement « qualitatif » . On leur demande tout bonnement de circuler, et de quelle manière ? A coup de gourdins, de bombes lacrymogènes et autres tabassages. Ceux qui, parmi eux, croient à la force du droit, attendent toujours le rapport d’une commission d’enquête dont la rédaction est remise aux calendes grecques !
Cette bourde passée, on «programme» la suivante : le 15 octobre dernier, on célèbre la fête de l’évacuation , mais certains esprits bien inspirés ne peuvent pas ne pas troubler la fête . Une déclaration tonitruante émanant du chef du plus grand parti du pays nous apprend que ceux qui sont morts en 1961, pour libérer Bizerte de l’occupation étrangère, sont « victimes du narcissisme de Bourguiba » (sic). Par delà l’indifférence à l’endroit des centaines de compatriotes civils et militaires qui ont consenti le sacrifice suprême pour la cause nationale, nous voilà, encore une fois, devant une explication inédite ! Cette version partisane d’un épisode, certes sanglant, mais combien déterminant de l’histoire nationale interpelle tout un chacun sur la lecture tendancieuse de l’histoire, voire sa manipulation à des fins politiques ! Allez deviner les raisons ?
Le 20 mars dernier, on récidive : la fête de l’indépendance est reléguée au rang d’une fête de village. La veille, la TV nationale organise un débat de circonstance auquel sont conviés de hauts responsables qui, parlant sur un ton docte, se surpassent pour banaliser cette référence essentielle de l’histoire nationale, allant jusqu’à justifier l’oubli très volontaire des autorités municipales et régionales de ne pas hisser les couleurs nationales pour la circonstance.
Le Palais de Carthage, lui, célèbre l’évènement à sa façon , c'est-à-dire à huit clos: discours solennel devant un parterre d’officiels et de chefs politiques , chants patriotiques et décorations de militants nationalistes « ayant pris part au combat national », et supposés avoir été exclus par les régimes précédents. L’initiative est louable, sauf qu’on semble avoir été mal conseillé sur le profil des personnes décorées. Non seulement on a vu défiler les noms d’illustres inconnus, mais on a bien noté qu’on a délibérément choisi de décorer, à titre posthume, certains auteurs de la tentative du coup d’Etat de décembre 1962. Notons au passage que ces « résistants » ont été dûment sélectionnés pour les besoins de la démonstration. On aurait peut être compris l’esprit de réconciliation présidentiel si on avait réhabilité tous ceux qui ont été impliqué dans cette « affaire». Mais l’objectif est tout autre :
il s’agit, encore une fois, d’envoyer un message politique : donner une légitimité aux opposants les plus résolus de Bourguiba et dénoncer, dans la foulée, ses « pratiques despotiques ». Voila comment on peut concourir à l’éveil de la conscience civique des citoyens et notamment des plus jeunes d’entre eux ! Les traumas du passé ont, semble-t-il , aux yeux de certains, des vertus thérapeutiques ! Mais une chose est sûre : l’image que nous renvoie ces pratiques commémoratives ne peuvent pas ne pas influer la perception que se font les citoyens de leur passé.
A nos responsables politiques férus d’histoire, rappelons des faits de bon sens : l’histoire ne doit pas être confondue avec la mémoire. La construction de la mémoire est un droit reconnu à tout un chacun, y compris aux instances politiques et à l’Etat qui est, par vocation, le dépositaire de la mémoire nationale. Un point devrait, cependant retenir l’attention : la mémoire convoque des faits controversés tel que les coups de force, la diffusion d’idéologies, les guerres fratricides et autre faits tragiques. Il importe , donc, d’être vigilants, car si les témoins , les communautés, peuvent se permettre de polémiquer et de donner des versions plurielles et contradictoires d’un même fait , l’Etat ne peut , quelque soit le mobile , être partie prenante dans ces controverses . Sa mission n’est pas de semer la discorde, mais de rassembler les citoyens autour des actes historiques fondateurs de la Nation.
La connaissance du passé est aujourd’hui une exigence impérieuse pour tous les Tunisiens. Dans cette quête, il est impératif de souligner que l’histoire ne peut être un instrument de manipulation idéologique ou de promotion de valeurs sectaires Il est donc urgent de lancer un appel aux dirigeants politiques : arrêtez d’imposer votre propre vision de l’histoire et laissez les historiens faire leur travail.
Noureddine Dougui,
universitaire