Il faut réhabiliter la planification !
Il existe bien une tradition planificatrice en Tunisie. Celle-ci date des toutes premières années de l’indépendance. La temporalité quinquennale du plan s’est accompagnée d’une perspective décennale qui a cherché à dessiner les contours, les priorités, les outils d’accompagnement, en d’autres termes les orientations générales du développement. Voilà bien un legs qui mérite d’être reconsidéré.
Il est vrai qu’au tournant des années 80, cet exercice méritoire s’est progressivement vidé de son contenu, et n’a plus jamais retrouvé son caractère mobilisateur.
De sa teneur qui se discutait à tous les étages, (partenaires sociaux et par région), il ne reste pour ainsi dire rien, ou si peu ! Avec le retour en force du néolibéralisme, le plan est redevenu une affaire d’experts, de technocrates, coupés des réalités.
Bien qu’il n’ait jamais eu de caractère véritablement contraignant, il n’en orientait pas moins, dans les premières décennies, la politique monétaire et budgétaire. Avec le temps, les orientations se sont faites slogans, panégyriques du régime, sans consistance effective, sans moyens préétablis, si ce n’est l’acceptation «auto-justifiée», du libre jeu des forces du marché, d’une extraversion toujours plus poussée. On sait depuis où cela a conduit : une économie à deux vitesses, une santé et une éducation à deux vitesses…
Le pouvoir en place n’en avait pas moins compris tout l’intérêt qu’il pouvait en tirer, tant au plan de l’opinion publique, mais aussi de l’opinion internationale, et singulièrement des bailleurs de fonds et des institutions multilatérales. Peu ou prou tous les organismes d’Etat, INS, BCT zélés parmi les zélés, et dont l’ATCE n’était que la pointe avancée, se sont mis à construire ce «miracle économique» au point de devenir «le bon élève du FMI». Un storytelling bien rôdé qui a fini par convaincre l’opinion, et par en mystifier plus d’un. Des chiffres partiels et partiaux, tronqués et biaisés, en veux-tu, en voilà ! Une vraie religion du chiffre a fini par se construire. Qui véritablement ne s’est pas fait prendre au piège de cette «réussite» et de ce «il fait bon vivre en Tunisie» ?
On croyait, avec la révolution, s’être débarrassé de cette fabrique savamment orchestrée et habillement distillée de l’illusion du mieux-être. Il n’en est rien à juger par les débats sur le chiffre de la croissance après la virgule quand près du cinquième de notre économie échappe à toute «saisie» statistique, ou bien encore des sempiternelles confrontations sur le nombre d’emplois créés qui n’ont de réalité que le nom, quand on sait que près des 2/3 ne sont que des ersatz de travail : emplois précaires sans durée pérenne, sous rémunérés, sans protection réelle, ni «plaisir au travail», osons le mot.
Aucun des membres de ce gouvernement, comme ceux qui acceptent d’en débattre ne tiendraient cinq minutes dans ces «emplois» dont pourtant ils tentent de faire le marqueur de leur efficacité politique. Mais il est vrai aussi que «dignité, travail, liberté» font peur si l’on veut bien s’atteler à en préciser le sens et la portée effective. Alors autant se rassurer en ne changeant rien au paradigme ni à son idéologie. Bon appétit… Ô ministres intègres!
Il est grand temps de changer de cap et de réhabiliter le chiffre «vrai» et un exercice démocratique de son usage. Tout l’appareillage statistique mais aussi conceptuel, doivent être revisités. Cela prendra du temps, sans parler de possibles déchirements. Mais c’est à ce prix que se construira la 2e République et sa nouvelle impulsion vers un nouveau développement plus harmonieux, plus viable, plus juste, plus soutenable.
L’exercice de planification doit retrouver toutes ses vertus: démocratique, pédagogique, mobilisatrice. Il peut être placé au cœur de la décentralisation-déconcentration, lieu d’arbitrage au plus près des besoins. Un double mouvement du bas vers le haut, et du haut vers le bas, boucle vertueuse, impliquant tous les citoyens et tous les acteurs à différents titres aurait outre pour effet de réduire la distance entre administrateurs et administrés et la défiance qui l’accompagne, mais bien plus surement aussi de cerner les réalités au plus près et y trouver remède. Le plan appliqué trouverait alors sa traduction dans la politique économique et sa conduite budgétaire et financière. Les banques se verraient dans l’obligation de différencier leur offre de crédit en fonction des priorités sectorielles et régionales retenues, appuyées en cela par une BCT au service de ces choix.
La politique budgétaire changerait de braquet avec des programmations pluriannuelles, pour l’essentiel non remises en cause profondément lors d’alternances politiques.
Les tendances lourdes à l’œuvre à l’échelle mondiale, auxquelles nous n’échapperons pas, commandent de reconstruire une autre souveraineté alimentaire et énergétique, via un plan stratégique. Le climat s’étant invité dans les débats, il convient donc de redéfinir une politique de l’eau. Le déclin progressif des énergies fossiles et leurs coûts prohibitifs impliquent d’ores et déjà de s’inscrire dans cette fameuse transition énergétique. Comment ? Avec quels moyens ? Que de vrais sujets à débattre ! Sujets hautement stratégiques qui pourraient faire l’objet de débats forcément contradictoires mais permettant de déboucher sur une réelle adhésion librement consentie, en lieu et place de l’improvisation dangereuse actuelle ! …Quand ce n’est pas pire celle du prolongement et de la reconduction aggravée de solutions qui ont montrées leurs limites. La Fuite en avant d’un modèle à bout de souffle ne peut qu’entretenir les tensions et provoquer de nouvelles exacerbations dommageables. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir !
Que dire d’un système éducatif moribond qui certes a encore épargné quelques filières nobles telles la médecine, ou la pharmacie, mais pour combien de temps ? Ne serait-il pas temps d’envisager une autre «employabilité» (au sens noble), autre que libérale, de ces nouvelles cohortes qui ressentent bien les effets de la saturation relative et des limites de cette solvabilité marchande. Il en va sans doute de même des jeunes de l’ingéniorat ou d’autres filières qui envisagent très sérieusement une «expatriation».
Combien de temps va-t-il encore falloir attendre avant que les politiques et les élites veuillent bien ouvrir les yeux sur ces réalités ? Le plan pourrait y remédier en offrant de nouvelles perspectives. Ne serait-il pas tant de chercher à construire de nouveaux pôles d’excellence autour d’entreprises exemplaires dont il apparaît que l’on ne puisse ici faire la publicité. Entreprises de pointe dans l’informatique industrielle et de service, les nouveaux textiles intelligents, la mécanique de précision, qui se débattent pour financer leur expansion entre une banque frileuse et bureaucratique et une bourse ou des SICAR bien trop gourmands, et en l’absence de tout vision des autorités du moment. Partout dans le monde des exercices de planification de ce type (clusters, lois de programmation et autres) ont lieu. Alors à quand chez nous ? Utopique pour l’instant, mais il faut bien rêver !
Hédi Sraieb
*Docteur d’Etat en économie du développement.
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