News - 19.06.2013

Blanchiment d'argent: La redoutable commission tunisienne des analyses financières

La Tunisie est-elle épargnée par le blanchiment d’argent ? Les liens entre corruption, blanchiment et financement du terrorisme sont devenus si étroits et si menaçants que la vigilance a été redoublée, dès le déclenchement de la révolution. De 73 cas signalés en 2010, le nombre de déclarations de soupçon enregistrées a explosé, cumulant depuis janvier 2011 et jusqu’à fin mars 2013 pas moins de 902 cas. Parmi eux, 307 dossiers ont été examinés et ont abouti à la transmission au parquet de 124 affaires. Un volume bien significatif qui pèse de tout son poids sur l’instance en charge de la réception, de l’analyse des déclarations de soupçon et de la transmission au procureur de la République des déclarations dont l’analyse a confirmé le soupçon : la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF).

Comment fonctionne cette cellule de renseignements financiers de type administratif qui siège à la Banque Centrale de Tunisie ?  Qui déclenche les alertes et à partir de quels facteurs ? Comment s’organise la collaboration avec les différentes parties tunisiennes concernées ainsi que la coopération régionale et internationale avec les organismes spécialisés?

Voyage au cœur d’un système hermétique qui fonctionne dans la plus grande discrétion, par souci de maximum d’efficacité.

Déjà, il faut montrer patte blanche pour accéder à l’intérieur de la Banque Centrale de Tunisie, sécurité oblige. Quant à accéder aux locaux de la CTAF, c’est quasiment impossible, sauf autorisation exceptionnelle, et encore,  juste pour être reçu dans un bureau d’accueil. Au quatrième étage de cet immeuble à l’architecture de paquebot, une porte blindée est doublement verrouillée: caméra de surveillance, serrures renforcées et divers dispositifs de codes confidentiels. Une plaque indique qu’il s’agit de la CTAF, à la fois centre national de renseignements financiers mais aussi point focal de coopération avec les cellules étrangères similaires.

Ici, on ne reçoit ni avocats, ni huissiers de justice, ni personnes concernées ou autres. Seuls peuvent y entrer les hauts fonctionnaires et les analystes qui y travaillent, ainsi que les membres de la Commission (un magistrat de troisième degré et des experts représentant les ministères de l’Intérieur, des Finances, des Douanes, du CMF, de la Poste et du Comité général des assurances).

Les règles de sécurité sont draconiennes : tous les dossiers sont déposés dans des coffres-forts, les systèmes informatiques sont répartis entre dispositifs déconnectés de tout réseau et d’autres connectés, tous hyperprotégés. L’ensemble est en effet mis aux normes internationales exigées par les organismes spécialisés auxquels adhère la Tunisie.

Des attributions étendues

Juriste de formation alignant plus de 25 ans d’expérience au sein de la Banque Centrale, Habiba Ben Salem, secrétaire générale de la CTAF, veille au grain, en toute discrétion. A l’origine, la commission a été instituée par l’article 78 de la loi n° 2003-75 du 10 décembre 2003 relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent. Modifié et complété par la loi n°2009-65 du 12 août 2009, le cadre juridique précise davantage sa mission, son champ d’intervention, sa composition et son mode de fonctionnement, la dotant des moyens nécessaires à l’accomplissement de ses attributions.

On y relève notamment (art. 81) que «la commission tunisienne des analyses financières peut, dans l’exécution des missions qui lui sont dévolues, faire appel au concours des autorités administratives chargées de l’application de la loi et aux personnes visées à l’article 74 de la présente loi. Celles-ci sont tenues de lui communiquer les renseignements nécessaires à l’analyse des opérations et transactions objet des déclarations recueillies dans les délais légaux. Le secret professionnel n’est pas, dans ce cas, opposable à la commission tunisienne des analyses financières et les dépositaires desdits secrets ne peuvent être poursuivis du chef de leur divulgation ».

Ou encore, art. 83 (premier alinéa nouveau): «La Commission tunisienne des analyses financières est  tenue de mettre en place une base de données faisant  état des personnes physiques et morales suspectées d’être en lien avec des opérations de financement du terrorisme ou de blanchiment d’argent, des déclarations relatives aux opérations ou transactions suspectes recueillies, des requêtes de renseignements qui lui  sont parvenues des autorités chargées de l’application de la loi ou de ses homologues étrangers et des suites qui leur ont été données ».

Une traque implacable

Tout est en place pour la traque du blanchiment d’argent. Par définition, « le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect». «Constitue également un blanchiment le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit». En fait, l’infraction de blanchiment d’argent est toujours associée à une infraction sous-jacente qui permet de générer des biens ou des revenus, le spectre de ces  infractions sous jacentes  étant très large ( tout délit ou crime).

Un mouvement atypique d’un compte bancaire par rapport à son historique susciterait de la part du banquier une analyse des opérations, du profil du client et éventuellement une surveillance du compte. Les swifts bancaires, désormais bien documentés, sont passés au peigne fin, les transferts aussi. A un premier niveau, l’opération atypique  est analysée par le banquier et s’il y a soupçon, il le déclare, la CTAF  procède à  la collecte des informations et à une analyse plus approfondie des éléments qui peuvent éventuellement conforter  le soupçon. Mais, il n’y a pas que les banquiers qui s’en chargent. La loi y associe, en effet, «toute personne qui dans l’exercice de sa profession prépare ou réalise des opérations ou transactions financières portant sur l’achat ou la vente de biens immobiliers ou de fonds de commerce, gère des capitaux et des comptes, organise des apports pour la création de sociétés et autres personnes, les exploite ou les gère, contrôle lesdites opérations ou transactions ou donne conseil à leur titre ; les commerçants de bijoux,  de pierres précieuses et de tous autres objets précieux, et les dirigeants de casinos».

Parmi les facteurs déclencheurs de soupçon figurent notamment l’identification des sociétés fictives (sans activité réelle), les comptes qui enregistrent des opérations inhabituelles de virements et/ou de transferts très importants, l’absence de justification économique des opérations, ou les retraits en espèces effectués sur le compte des sociétés et versements de ces fonds dans des comptes personnels. Plus généralement doivent faire l’objet d’une déclaration de soupçon, «toute opération ou transaction suspecte susceptible d’être liée directement ou indirectement au produit d’actes illicites qualifiés par la loi de délit ou de crime ; toute opération ou transaction suspecte susceptible d’être liée directement ou indirectement au financement de personnes, organisations ou activités en rapport avec des infractions terroristes et toute tentative desdites opérations ou transactions ». En plus, les fins limiers ont d’autres indices qu’ils savent détecter.

Libellé

2011

2012

1er T. 2013

Total

DS reçues

566

216

120

902

DS examinées

63

197

47

307

Dont DS transmises au parquet

33

68

23

124

Une relance totale depuis la révolution

La vitesse de croisière de la CTAF a été atteinte, en fait, juste après la révolution. Comme il fallait identifier les biens et avoirs à l’étranger appartenant au clan Ben Ali/ Trabelsi, la première des choses était, parallèlement aux commissions rogatoires internationales, d’obtenir des renseignements utiles auprès des cellules étrangères de renseignements financiers. Ces informations  ont pu être échangées par des cellules de renseignements financiers qui ont accepté de conclure avec la CTAF des mémorandums d’accords (l’article 82 de la loi l’y habilite expressément) . D’autres étaient, par contre, réticentes au motif que la CTAF n’était pas membre du Groupe Egmont (forum mondial des cellules de renseignements financiers dont l’objectif principal est de développer la coopération internationale). Dès le début, l’ancien gouverneur de la Banque Centrale, Mustapha Kamel Nabli, avait compris l’importance de l’enjeu et œuvré pour consolider la CTAF et l’amarrer aux organismes étrangers similaires (TRACFIN, France, CTIF, Belgique, etc.). La reconnaissance internationale  de la CTAF a été établie par son adhésion en juillet 2012 au Groupe Egmont. Cependant, il a fallu remplir, au préalable, un certains nombre de conditions et recevoir, fin 2011, la visite d’experts du Groupe Egmont pour l’audit du système de sécurité, l’évaluation de l’effectivité  et l’examen des procédures en place, ce qui a été probant.

Son successeur, Chedly Ayari, poursuivra dans le même sens. C’est ainsi que la CTAF continue à  développer  son réseau pour l’échange d’informations et affiner l’expertise de ses analystes financiers par une formation continue. Membre à part entière du Groupe Egmont et participant activement aux différentes réunions des instances régionales et internationales, la Tunisie tire désormais un bénéfice précieux de cette coopération. Les flux d’échanges sont devenus aussi denses qu’utiles. Dès qu’un soupçon est signalé en Tunisie avec des ramifications à l’étranger, la CTAF interroge son réseau international et obtient souvent des renseignements importants. D’un autre côté, elle répond aux demandes qu’elle reçoit de ses partenaires et débusque parfois des cas qui échappaient à la vigilance. C’est le cas par exemple de certaines opérations effectuées à l’étranger à partir de comptes bancaires en Tunisie. La puce est ainsi mise à l’oreille de la CTAF qui diligente immédiatement une enquête.

Un traitement minutieux

Les déclarations de soupçon reçues sont classées par ordre de risque. La CTAF embrasse en fait large pour collecter les renseignements et essaye d’identifier l’importance des cas qui lui sont signalés, saisissant dès que nécessaire ses homologues étrangers. En cas d’urgence et de peur de voir les fonds suspects fuir le pays ou s’extraire des banques, une mesure d’urgence peut être prise sous forme de gel des avoirs, pendant un délai légal de 5 jours. L’analyse du dossier effectuée, un rapport en sera alors soumis à la Commission qui décidera si le soupçon est conforté ou non. Dans l’affirmative, le dossier est transmis au parquet de Tunis, seul habilité à lui donner suite. La CTAF ne livre que des indices et c’est au juge d’instruction désigné par le procureur de la République d’instruire l’affaire et d’établir les preuves.

Cette collaboration avec la justice est importante. C’est pourquoi la CTAF a engagé avec le ministère de la Justice un programme de formation spécialisée en faveur des magistrats instructeurs et doit s’élargir sans doute à d’autres corps concernés. Aujourd’hui, la création du Pôle judiciaire est très importante pour réserver un traitement spécialisé aux affaires de blanchiment d’argent. La convergence des efforts sera très bénéfique.

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