Hédi Ben Abbès: Cap sur l'Amérique et l'Asie
«L’attaque contre l’ambassade américaine à Tunis, le 14 septembre, je l’ai profondément ressentie , comme un coup de balafre donné au beau visage de la révolution tunisienne», confie Hédi Ben Abbès. Secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, chargé des Affaires américaines et asiatiques et porte-parole du CPR,il en souffre encore. « Nous déployons tous nos efforts depuis lors pour restaurer notre image, confie-t-il à Leaders, mais beaucoup reste à faire. Un bon signe nous vient de Washington. La secrétaire d’Etat , Mme Hillary Clinton ,a tenu à maintenir sa visite à Tunis début décembre à la faveur du Forum du Futur et qui, d’ailleurs, sera son dernier déplacement officiel à l’étranger avant de quitter le Département d’Etat».
«Le dossier américain, confie-t-il, nous prend parfois jusqu’à 80% de notre temps tant il est important et stratégique. J’ai pu constater à ce sujet que nous ne l’avons pas toujours traité en profondeur et sous ses différents aspects. Les Tunisiens ont souvent perçu nos relations avec les Etats-Unis sous le prisme du conflit israélo-palestinien, sans voir tout le reste, ce qui nous situe sous le sceau de la suspicion. Alors que, sans renoncer à nos positions irréductibles en faveur de la cause palestinienne, nous avons d’autres challenges pour valoriser tout le reste. Les Etats-Unis peuvent nous être d’une grande utilité, dans un intérêt mutuel, tant nos intérêts sont convergents». «Deux grands nouveaux projets, révèle le secrétaire d’Etat, viennent d’être soumis au financement américain, et j’ai bon espoir qu’ils démarreront bientôt. Ce sera là un nouveau signe de confiance et d’intérêt, sachant que nombre d’autres projets de coopération connaissent une bonne progression ».
Avec les pays d’Asie, Hédi Ben Abbès entend donner une nouvelle impulsion, tant pour promouvoir le courant d’affaires que les flux de coopération. Il cite particulièrement la Chine qui offre de larges horizons et pourrait envisager de faire de la Tunisie un hub-show-room de sa technologie dans la région, le Japon, deuxième pays donateur de la Tunisie après la France, l’Inde, disposée à soutenir le transfert technologique, la Corée et d’autres pays. «D’ailleurs, annonce-t-il, nous envisageons de renforcer notre réseau diplomatique sur ce grand continent et ouvrir une nouvelle ambassade en Malaisie. Notre objectif est de coopérer avec nos partenaires asiatiques pour créer en Tunisie des centres de technologies innovantes et de former les compétences dans ces domaines innovants. Je pense particulièrement à un projet avec l’Inde, mais aussi à une école d’ingénieurs avec le Japon, comme une sorte d’institution tuniso-japonaise de sciences et technologie bénéficiant notamment du concours de chercheurs et enseignants tunisiens formés déjà au Japon et où ils sont actuellement installés. J’ai eu l’occasion de rencontrer certains parmi eux récemment à Tsukuba et ils sont très enthousiastes pour soutenir cette initiative».
L’universitaire, le diplomate et le porte-parole du CPR
Il doit beaucoup à son père, à Bourguiba et à la révolution. A son père, ancien spahi et grand cultivateur de Téboursouk, pour lui avoir donné une bonne éducation et l’avoir fortement encouragé à exceller dans ses études. A Bourguiba qui a obtenu de François Mitterrand, à peine élu président de la République française, de reprendre l’octroi de bourses d’études dans des filières littéraires en faveur de jeunes bacheliers tunisiens. En tête de liste des admis au bac, Hédi Ben Abbès, secrétaire d’Etat aux Affaires américaines et asiatiques et porte-parole du CPR, était donc envoyé en 1981 en France et affecté à Nice pour des études de… littérature anglaise. Il faut dire qu’il était doué en anglais.
Le reste n’était plus difficile pour lui, studieux qu’il était. Coup sur coup, il soutiendra avec succès un doctorat (1987), un master en droit et d’un DEA en sciences politiques, cette fois-ci à l’Université de Bourgogne à Dijon (2002). Entre-temps, il décroche un poste d’enseignant à Nice, part enseigner à Toronto (Canada) dans le cadre d’un échange avec le prestigieux King College. De retour en France, il reprendra ses cours et ira enseigner à l’Université de Franche-Comté, à Besançon, jusqu’à obtenir le grade de maître de conférences et devenir chef du département de littérature anglaise. Attiré par le monde de l’entreprise, il fondera en 2008 une entreprise spécialisée dans le transport international et la logistique, ce qui lui permettra de se confronter aux impératifs de l’efficacité face à la concurrence, de la bonne organisation, de la gestion moderne et de la rentabilité.
Mais tout ce parcours si gratifiant ne pouvait laisser Hédi Ben Abbès baigner dans le bonheur tant que son pays gisait sous la botte de la dictature. Esprit libre, acquis à la démocratie, il n’acceptait pas de se résigner à la fatalité de l’oppression et se devait d’agir, ne serait-ce que par la rédaction d’articles et le post de commentaires sur les sites internet.
«C’était en 2001, se souvient-il, comme si c’était hier. J’étais parmi les premiers à chatter sur les forums de discussion alors à peine naissant. L’un de mes favoris était celui du CNLT. Pour dérouter la police tunisienne, j’y utilisais pour pseudonyme celui de Liberté Cherie, et certains me prenaient alors pour une femme. C’est ainsi que je suis tombé sur un internaute tunisien très actif et très percutant. On a fini par nous contacter hors internet, puis nous rencontrer. C’était Imad Daïmi, l’actuel directeur de cabinet du Président Marzouki. Depuis lors, nos échanges ne se sont pas interrompus. Il m’avait longuement parlé de ses idées, en toute honnêteté de ses convictions, puis m’avait annoncé que Dr Moncef Marzouki devait venir à Paris, me proposant de le rencontrer. Les débats portaient alors sur la création d’un parti d’opposition. Rapidement, le projet a pris forme et me voilà faire partie des fondateurs». Evidemment, cet engagement n’a pas échappé à la vigilance de la police politique tunisienne. Hédi Ben Abbès est immédiatement fiché, surtout qu’il commençait à organiser des réunions à Besançon pour Marzouki et à se déployer ensemble dans la région et un peu partout en France. La dissuasion s’étant avérée inefficace, la police passe au harcèlement. A chaque renouvellement de passeport, il devait attendre longtemps, avant de l’obtenir.
De retour en Tunisie, il lui arrivait d’être convoqué au ministère de l’Intérieur, puis relâché sans le moindre interrogatoire. Son statut d’universitaire (chef de département) et son mariage avec une Française lui avaient servi de protection, toute relative. Du coup, c’est sur sa famille en Tunisie que la dictature s’était rabattue. Des procès à l’emporte-pièce étaient intentés à son frère aîné, homme d’affaires. Il les perdait tous, systématiquement sans pouvoir y opposer droit et les pénalités financières étaient excecutées immédiatement sous peine de saisie, vente même des meubles de la maison familiale. Sommé par ses proches et même par un ami haut placé de réduire son activisme, il ne s’y résoudra qu’à moitié, continuant à écrire, ici et là ,sous des pseudonymes et gardant ses contacts avec l’équipe.
Incrédule tout en croyant toujours au miracle des peuples, Hédi Ben Abbès vivra avec jubilation le 14 janvier 2011. Sans pouvoir se retenir, il sautera dans le premier avion en partance pour Tunis et le voilà deux jours après au milieu des manifestants au centre-ville. Il était devant l’ancien siège du RCD, avenue Mohamed-V, quand on arrachait l’enseigne, lorsqu’une équipe de CNN l’approche pour recueillir sa réaction. A chaud, il dira en anglais: «Pour la première fois de ma vie, je sens que je suis passé de l’autre côté, dans le monde libre ! ». Sa déclaration sera diffusée en boucle toute la journée sur CNN.
Le coup était parti, Hédi replonge à fond dans l’action militante au sein du CPR. Le temps est très court et il fallait se préparer rapidement pour les élections d’abord annoncées pour juillet puis repoussées à octobre. Investi par ses camarades tête de liste dans la deuxième cironscription de France qui couvre le Sud (Imad Daïmi conduira celle de France 1), il devait mener avec une équipe réduite et très peu de moyens une campagne battante. «Les jeunes du CPR étaient merveilleux, évoque-t-il avec un réel plaisir. Très inventifs, très courageux, totalement disponibles».
Elu à l’Assemblée nationale constituante, il débarquera à Tunis le 21 novembre et ira le soir au Bardo, découvrir les lieux où se tiendra le lendemain la séance inaugurale historique. En le voyant débarquer ce soir-là sous la pluie, le personnel qui attendait la venue des trois futurs présidents tenir une conférence de presse ne le soupçonnait guère de faire partie du nouveau gouvernement.
Heureux de pouvoir représenter le CPR au Bardo, Hédi Ben Abbès voulait s’impliquer davantage dans la nouvelle phase de transition et mettre ses compétences au service du pays.
C’est ainsi que lors d’une discussion avec le Président Marzouki, pendant la période de tractations sur la formation du gouvernement, il lui laissera entendre que si jamais l’opportunité se présentait à lui, il aimerait bien servir dans les Affaires étrangères. «En fait, nous confie-t-il, j’ai toujours aimé la diplomatie et me suis toujours intéressé aux relations internationales. D’ailleurs pour mon DEA en sciences politiques, j’avais planché sur plusieurs thèmes: la première guerre du Golfe et le caractère génocidaire de l’après-guerre, le rôle de l’Organisation internationale du travail en matière de travail des enfants en l’absence de réglementation contraignante à cet égard, et la Loi affirmative sur la discrimination positive. Cet engouement pour la diplomatie, encore plus vif au lendemain de la révolution, s’explique par ma volonté de contribuer à donner une image positive, moderne et crédible de mon pays, d’impulser une diplomatie économique qui sera très utile et participer à l’impérative réforme du secteur ».
La chance lui sourit et le voilà nommé secrétaire d’Etat et prendre en charge les relations avec les Amériques et l’Asie. Tout un programme qu’il déploie et met en œuvre.
Au sein du CPR, Hédi Ben Abbès s’affirme de plus en plus au sein du Bureau politique. Son talent d’orateur et sa maîtrise des langues, en plus de sa légitimité historique, le hissent rapidement au poste de porte-parole du parti. «Je ne me vois pas en dehors du CPR, affirme-t-il. Le pari est beaucoup plus fort qu’avant, avec un bureau politique de qualité, des objectifs précis et une nouvelle dynamique issue du dernier congrès. Nous ne sommes pas un parti stalinien figé : nous faisons cohabiter divers courants de pensée et devons vivre de nos contradictions qui génèrent des idées nouvelles et maintiennent les équilibres. Au risque de surprendre ceux qui ne le connaissent pas bien, le CPR avance avec assurance et il va falloir compter avec lui lors des prochaines élections».
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