News - 03.02.2014

Itinéraire d'Ysabel Baudis ou l'art de réconcilier l'Orient et l'Occident

Une nouvelle étoile est née dans  le ciel des éditeurs parisiens. Il s’agit des éditions «Orients», créées à l’initiative d’Ysabel Saïah dont le destin est inséparable de celui de son époux, Dominique Baudis. On ne peut parler d’Ysabel sans parler de Dominique. Et réciproquement. Cette création est en fait un prolongement naturel  à  une  passion commune des deux époux. Passion née  de leur attachement à la Méditerranée Orientale, du  fait  des racines  algériennes d’Ysabel et du rôle joué par le Liban dans la carrière journalistique de Dominique. De  cet  attachement, une première greffe a été tentée d’abord sur la Tunisie, il y a plus de vingt ans. Elle a parfaitement réussi. Non seulement le virus  de la Tunisie est  profondément enraciné chez les Baudis, mais il a été, en plus, transmis aux  enfants (Pierre et Benjamin)  que j’ai connus  tout petits!

J’ai fait la connaissance de Dominique Baudis, puis de son épouse Ysabel, lorsque Dominique, Maire de Toulouse à l’époque, avait répondu à une invitation de l’Amicale des Anciens Tunisiens de Toulouse, pour présider son dîner annuel à Tunis. J’ai suivi son itinéraire  et je sais que cette ville lui doit beaucoup. J’ai vécu, en effet, dans cette ville à partir de 1960, lorsqu’elle  n’était  qu’une petite ville de province, dirigée, à l’époque, par le Maire socialiste, Louis Bazerque. Elle était très fière de son histoire: Cité du droit où enseigna, au XVIe siècle, le célèbre  jurisconsulte Jacques Cujas, elle connut son premier âge d’or grâce au commerce du pastel (XVIe siècle) qui a laissé des traces dans le magnifique patrimoine des hôtels particuliers  de la ville. Cependant, celle-ci  était  encoreengourdie dans la torpeur de son passé occitan et cathare. 

Et puis, la mairie a été conquise par  la famille Baudis: d’abord Pierre Baudis, le père, puis Dominique, le fils. Profitant de l’essor économique prodigieux de cette ville, grâce aux industries aérospatiales, Dominique  profita de ce second âge d’or de Toulouse pour entreprendre une œuvre  admirable de modernisation et d’embellissement de la Ville Rose. «Je me suis consacré à cette mission de tout mon cœur et de toutes mes forces», affirmera-t-il plus tard, dans l’un de ses  livres écrit à Hammamet: «Face à la calomnie». Et, naturellement, Ysabel était à ses côtés. En tout cas, les toulousains le lui ont bien rendu, puisqu’ils l’ont réélu à la tête de la mairie pendant dix-huit ans. Quel destin! Il a fallu qu’il décide lui-même de ne plus se représenter  aux  élections municipales, car me disait-il: «j’ai tout donné à Toulouse et j’ai peur de n’avoir plus rien à lui donner»! Quel courage  politique! Et quelle belle leçon d’éthique républicaine!

En fait, je n’ai compris toute la portée de  ce geste que  bien  plus tard, à  la lecture de quelques pages du premier roman historique, dans lequel Dominique met en scène le Comte de Toulouse, Raimond VI dit «Le Cathare» (XIIIe siècle). Ce sont des pages magnifiques où il fait  parler Raimond VI de sa ville bien-aimée  comme une «maîtresse, belle, orgueilleuse, sensuelle et fière d’être caressée par les doigts, ou par les yeux, comme une femme chérie, chaude et épanouie, dans sa belle chair de brique dont les teintes varient au gré des saisons ou des heures  du jour». En  lisant et en relisant  ces pages  pleines de poésie sur cette ville, l’amoureux de Toulouse que je suis s’est toujours  demandé si c’est bien  Raimond VI qui  parlait ainsi, ou bien  si ce n’est  pas  plutôt Dominique Baudis qui a lâché la bride à sa plume pour décrire, dans un souffle très lyrique, la ville qu’il aime tant, sa ville!

On sait qu’après Toulouse, Dominique a eu le destin  national qu’il  a  sacrifié jusque-là, pour s’occuper de sa ville. Puisqu’il a siégé à l’Assemblée nationale et au Parlement européen où il a eu l’occasion, à plusieurs reprises, de défendre la Tunisie contre certains de ses détracteurs qui, à travers le régime de Ben Ali,  se sont attaqués  à l’image de la Tunisie. Puis, il a été nommé à  la tête du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (C.S.A.), avant  de diriger l’Institut du Monde Arabe. Je me souviens alors avoir revu Dominique et Ysabel, pour constater à quel point  ils étaient heureux, tous les deux, de revenir à leur passion commune: le Monde  arabe. Mais, ils étaient en même temps  un peu amers de constater  que la plupart des pays arabes, surtout les plus riches, ne  veulent contribuer que très chichement à la  promotion et à la diffusion de leur histoire et de leur culture à l’I.M.A. Il est vrai que c’est un comble! Je me souviens encore que Dominique m’a  téléphoné un jour pour me dire sa joie de pouvoir  réaliser un projet  qui le passionne: une grande exposition à l’I.M.A. sur les Phéniciens, c’est-à-dire  sur  une tranche d’histoire commune  à la Méditerranée, mais  surtout au Liban et à la Tunisie.

Cependant, il était inquiet du fait d’un problème de financement de cette exposition, le budget de l’IMA ne pouvant supporter  seul les frais nécessités par l’évènement. Il était donc obligé de se tourner vers le Liban et la Tunisie, pour leur demander une contribution, en contrepartie de différents supports promotionnels utilisables  par les deux pays concernés, au cours de l’exposition. Il a même  dû venir à Tunis pour rencontrer des hauts responsables tunisiens, malheureusement en vain, malgré les  promesses du Ministre du tourisme et d’un proche conseiller de Ben Ali. Je n’ai pas encore compris le mobile de cette fin de non-recevoir politique. La promotion de cette belle histoire punique de la Tunisie ne  méritait-elle donc  pas  un investissement  de quelques dizaines ou centaines de milliers d’Euros, qui  auraient servi à attirer vers notre pays  une clientèle touristique haut de gamme, à la recherche de nouveaux produits de tourisme culturel? Et  la Tunisie n’aurait-elle paseu un immense intérêt à financer et à organiser, chaque année, une exposition comme celle-là, à l’I.M.A.,  pour montrer toute la richesse de chacune des tranches superposées qui ont fait ses 3000 ans d’histoire?

Après ce passage à l’I.M.A., Dominique a été nommé à la tête d’une nouvelle institution: le «Défenseur des droits». Avec Ysabel, ils ont alors vécu, tous les deux, comme de vrais tunisiens  les évènements de la révolution du 14 janvier 2011 et ses  suites. Ils m’ont souvent téléphoné ou  envoyé des messages pour demander des nouvelles du pays,  le leur. En les revoyant à Paris, en septembre 2012, j’ai vivement  ressenti que la Tunisie était toujours là, présente dans leurs pensées. Et puis, au mois de mai, ils n’ont pas pu tenir  et ils ont décidé de venir  passer  une semaine  à Hammamet, comme chaque année, avec leur fils  Benjamin. Un soir, je suis allé  rendre hommage à leur amitié pour notre payset  partager leur bonheur  d’être, de nouveau, en Tunisie. On  ne peut donc plus parler de Dominique et Ysabel Baudis  sans parler de la Tunisie! Peut-être parce qu’ils  sont conquis par cette  ambivalence de notre pays  où s’entremêlent, à chaque pas, les empreintes des cultures de  l’Orient et de l’Occident  méditerranéens.

Mieux connaître les grandes figures du monde arabe et de l'islam

C’est dire  toute l’importance, pour eux, de cette création des éditions «Orients», sous la férule d’Ysabel.  Naturellement, la ligne  éditoriale de cette  jeune maison d’édition a été le fruit de la passion «baudisienne» pour les pays arabo-musulmans: Faire connaître les visages cachés ou méconnus du Monde arabe et de l’Islam,  à une époque où cette image est dominée et si obscurcie, voire même salie, par  les  thèsesténébreuses et les crimes  d’Al Qaïda et des salafistes jihadistes, malheureusement propagés par les médias. Qui connaît aujourd’hui, en Europe, la  richesse de la littérature et de la philosophie mystique des penseurs soufis auxquels s’attaquent les salafistes en Tunisie et ailleurs?  Personne ou presque, à part quelques grands spécialistes  arabophones.

C’est donc un grand  malheur  pour l’Islam que d’être identifié aujourd’hui, dans l’esprit du grand public, aux courants  salafistes qui  prônent  le jihad et la violence, y compris contre tantd’autres courants de pensée  islamiques représentant «l’Islam des lumières».Et pendant ce temps-là,  tant de penseurs et de philosophes humanistes, musulmansou arabes,  restent  totalement  méconnus  par le grand public. Pour y  remédier, il faudrait  tant de maisons  d’édition spécialisées dans la traduction et  la diffusion  des  grandes œuvres des penseurs  arabes dont les terres de prédilection ont été, notamment, le Maghreb et l’Andalousie: le philosophe Al Farabi ( IXe-Xe siècle),commentateur de Platon et d’Aristote, Ibn Roshd dit Averroès, Ibn Sina  dit Avicenne,  Maïmonide, Ibn Bajja dit Avempace, Ibn Al Arabi, Al Ghazali, Ibn Hazm, Ibn Tufayl, Ibn Zaydun, Ibn Al Haytham dit Alhazen, Ibn Khaldoun,  Al Hallaj  et tant d’autres. Tous ces  penseurs ont  en commun d’avoir  rendu un service immense à l’humanité, en jetant  des ponts intellectuels  précieux  entre la pensée  classique grecque et la pensée européenne  moderne.

C’est dans cet esprit que les éditions Orients  ont entamé la  publication d’une série de  livres qui ont une importance majeure  et très variée  dans le patrimoine culturel  arabo-musulman et dont certains sont de grands  classiques de la langue arabe, traduits  en français par des orientalistes de renom:

  • «Oum Kalsoum For ever»:  biographie complète  de la grande cantatrice égyptienne ( Etoile de l’Orient )  écrite par Ysabel Saïah-Baudis;
  • «La femme est l’avenir de l’homme»: par le caricaturiste tunisien Lotfi Ben Sassi;
  • «Le livre de Kalila et Dimna»: le grand classique  d’Ibn Al Muqaffaâ (VIIIe siècle), inspirateur de La Fontaine, traduit de l’arabe par le grand orientaliste  André Miquel;
  • «Chant d’amour» du grand Soufi et mystique  irakien Halladj ( Xe siècle), révélé et traduit  par Louis Massignon, avec une postface de Salah Stétié  et une calligraphie d’Henri  Renoux ;
  • «Talisman» Le Soleil des Connaissances, «Shams Al Maârif», Traité  des connaissances d’Al Buni (né à Bône au XIIIe siècle), traduit  de l’arabe par Pierre Lory et Jean-Charles Coulon, avec des calligraphies de Saïd Benjelloun ;
  • «Carnets Egyptiens»: un carnet de poèmes sur l’Egypte éternelle de Katia Boyadjian (photographies) et Daniel Juré (dessins et textes).

Souhaitons  tout le succès qu’elles méritent et longue vie aux éditions «Orients». Serait-il  présomptueux de faire des vœux pour qu’en cette année 2014, ces éditions soientremarquées, encouragées et aidéesdans leur entreprise  si utile de diffusion de la culture arabo-musulmanepar des organisations comme l’ALECSO  et l’Organisation de  la Conférence  Islamique?

Habib Slim
Professeur émérite à  la Faculté de droit
et des sciences politiques de Tunis

Tags : Al Qa   ben ali   islam   Tunisie  
Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
1 Commentaire
Les Commentaires
berger - 05-02-2014 08:33

Si je peux dire un mot á ma manière, je dirais aimer la ville c´est oriental, mais construire la ville est occidental. Mais peut-on aimer une ville délabrée. Je me demande d´où vient tout cet argent en Occident pour construre et toujours construire.

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.