Itinéraire d'Ysabel Baudis ou l'art de réconcilier l'Orient et l'Occident
Une nouvelle étoile est née dans le ciel des éditeurs parisiens. Il s’agit des éditions «Orients», créées à l’initiative d’Ysabel Saïah dont le destin est inséparable de celui de son époux, Dominique Baudis. On ne peut parler d’Ysabel sans parler de Dominique. Et réciproquement. Cette création est en fait un prolongement naturel à une passion commune des deux époux. Passion née de leur attachement à la Méditerranée Orientale, du fait des racines algériennes d’Ysabel et du rôle joué par le Liban dans la carrière journalistique de Dominique. De cet attachement, une première greffe a été tentée d’abord sur la Tunisie, il y a plus de vingt ans. Elle a parfaitement réussi. Non seulement le virus de la Tunisie est profondément enraciné chez les Baudis, mais il a été, en plus, transmis aux enfants (Pierre et Benjamin) que j’ai connus tout petits!
J’ai fait la connaissance de Dominique Baudis, puis de son épouse Ysabel, lorsque Dominique, Maire de Toulouse à l’époque, avait répondu à une invitation de l’Amicale des Anciens Tunisiens de Toulouse, pour présider son dîner annuel à Tunis. J’ai suivi son itinéraire et je sais que cette ville lui doit beaucoup. J’ai vécu, en effet, dans cette ville à partir de 1960, lorsqu’elle n’était qu’une petite ville de province, dirigée, à l’époque, par le Maire socialiste, Louis Bazerque. Elle était très fière de son histoire: Cité du droit où enseigna, au XVIe siècle, le célèbre jurisconsulte Jacques Cujas, elle connut son premier âge d’or grâce au commerce du pastel (XVIe siècle) qui a laissé des traces dans le magnifique patrimoine des hôtels particuliers de la ville. Cependant, celle-ci était encoreengourdie dans la torpeur de son passé occitan et cathare.
Et puis, la mairie a été conquise par la famille Baudis: d’abord Pierre Baudis, le père, puis Dominique, le fils. Profitant de l’essor économique prodigieux de cette ville, grâce aux industries aérospatiales, Dominique profita de ce second âge d’or de Toulouse pour entreprendre une œuvre admirable de modernisation et d’embellissement de la Ville Rose. «Je me suis consacré à cette mission de tout mon cœur et de toutes mes forces», affirmera-t-il plus tard, dans l’un de ses livres écrit à Hammamet: «Face à la calomnie». Et, naturellement, Ysabel était à ses côtés. En tout cas, les toulousains le lui ont bien rendu, puisqu’ils l’ont réélu à la tête de la mairie pendant dix-huit ans. Quel destin! Il a fallu qu’il décide lui-même de ne plus se représenter aux élections municipales, car me disait-il: «j’ai tout donné à Toulouse et j’ai peur de n’avoir plus rien à lui donner»! Quel courage politique! Et quelle belle leçon d’éthique républicaine!
En fait, je n’ai compris toute la portée de ce geste que bien plus tard, à la lecture de quelques pages du premier roman historique, dans lequel Dominique met en scène le Comte de Toulouse, Raimond VI dit «Le Cathare» (XIIIe siècle). Ce sont des pages magnifiques où il fait parler Raimond VI de sa ville bien-aimée comme une «maîtresse, belle, orgueilleuse, sensuelle et fière d’être caressée par les doigts, ou par les yeux, comme une femme chérie, chaude et épanouie, dans sa belle chair de brique dont les teintes varient au gré des saisons ou des heures du jour». En lisant et en relisant ces pages pleines de poésie sur cette ville, l’amoureux de Toulouse que je suis s’est toujours demandé si c’est bien Raimond VI qui parlait ainsi, ou bien si ce n’est pas plutôt Dominique Baudis qui a lâché la bride à sa plume pour décrire, dans un souffle très lyrique, la ville qu’il aime tant, sa ville!
On sait qu’après Toulouse, Dominique a eu le destin national qu’il a sacrifié jusque-là, pour s’occuper de sa ville. Puisqu’il a siégé à l’Assemblée nationale et au Parlement européen où il a eu l’occasion, à plusieurs reprises, de défendre la Tunisie contre certains de ses détracteurs qui, à travers le régime de Ben Ali, se sont attaqués à l’image de la Tunisie. Puis, il a été nommé à la tête du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (C.S.A.), avant de diriger l’Institut du Monde Arabe. Je me souviens alors avoir revu Dominique et Ysabel, pour constater à quel point ils étaient heureux, tous les deux, de revenir à leur passion commune: le Monde arabe. Mais, ils étaient en même temps un peu amers de constater que la plupart des pays arabes, surtout les plus riches, ne veulent contribuer que très chichement à la promotion et à la diffusion de leur histoire et de leur culture à l’I.M.A. Il est vrai que c’est un comble! Je me souviens encore que Dominique m’a téléphoné un jour pour me dire sa joie de pouvoir réaliser un projet qui le passionne: une grande exposition à l’I.M.A. sur les Phéniciens, c’est-à-dire sur une tranche d’histoire commune à la Méditerranée, mais surtout au Liban et à la Tunisie.
Cependant, il était inquiet du fait d’un problème de financement de cette exposition, le budget de l’IMA ne pouvant supporter seul les frais nécessités par l’évènement. Il était donc obligé de se tourner vers le Liban et la Tunisie, pour leur demander une contribution, en contrepartie de différents supports promotionnels utilisables par les deux pays concernés, au cours de l’exposition. Il a même dû venir à Tunis pour rencontrer des hauts responsables tunisiens, malheureusement en vain, malgré les promesses du Ministre du tourisme et d’un proche conseiller de Ben Ali. Je n’ai pas encore compris le mobile de cette fin de non-recevoir politique. La promotion de cette belle histoire punique de la Tunisie ne méritait-elle donc pas un investissement de quelques dizaines ou centaines de milliers d’Euros, qui auraient servi à attirer vers notre pays une clientèle touristique haut de gamme, à la recherche de nouveaux produits de tourisme culturel? Et la Tunisie n’aurait-elle paseu un immense intérêt à financer et à organiser, chaque année, une exposition comme celle-là, à l’I.M.A., pour montrer toute la richesse de chacune des tranches superposées qui ont fait ses 3000 ans d’histoire?
Après ce passage à l’I.M.A., Dominique a été nommé à la tête d’une nouvelle institution: le «Défenseur des droits». Avec Ysabel, ils ont alors vécu, tous les deux, comme de vrais tunisiens les évènements de la révolution du 14 janvier 2011 et ses suites. Ils m’ont souvent téléphoné ou envoyé des messages pour demander des nouvelles du pays, le leur. En les revoyant à Paris, en septembre 2012, j’ai vivement ressenti que la Tunisie était toujours là, présente dans leurs pensées. Et puis, au mois de mai, ils n’ont pas pu tenir et ils ont décidé de venir passer une semaine à Hammamet, comme chaque année, avec leur fils Benjamin. Un soir, je suis allé rendre hommage à leur amitié pour notre payset partager leur bonheur d’être, de nouveau, en Tunisie. On ne peut donc plus parler de Dominique et Ysabel Baudis sans parler de la Tunisie! Peut-être parce qu’ils sont conquis par cette ambivalence de notre pays où s’entremêlent, à chaque pas, les empreintes des cultures de l’Orient et de l’Occident méditerranéens.
Mieux connaître les grandes figures du monde arabe et de l'islam
C’est dire toute l’importance, pour eux, de cette création des éditions «Orients», sous la férule d’Ysabel. Naturellement, la ligne éditoriale de cette jeune maison d’édition a été le fruit de la passion «baudisienne» pour les pays arabo-musulmans: Faire connaître les visages cachés ou méconnus du Monde arabe et de l’Islam, à une époque où cette image est dominée et si obscurcie, voire même salie, par les thèsesténébreuses et les crimes d’Al Qaïda et des salafistes jihadistes, malheureusement propagés par les médias. Qui connaît aujourd’hui, en Europe, la richesse de la littérature et de la philosophie mystique des penseurs soufis auxquels s’attaquent les salafistes en Tunisie et ailleurs? Personne ou presque, à part quelques grands spécialistes arabophones.
C’est donc un grand malheur pour l’Islam que d’être identifié aujourd’hui, dans l’esprit du grand public, aux courants salafistes qui prônent le jihad et la violence, y compris contre tantd’autres courants de pensée islamiques représentant «l’Islam des lumières».Et pendant ce temps-là, tant de penseurs et de philosophes humanistes, musulmansou arabes, restent totalement méconnus par le grand public. Pour y remédier, il faudrait tant de maisons d’édition spécialisées dans la traduction et la diffusion des grandes œuvres des penseurs arabes dont les terres de prédilection ont été, notamment, le Maghreb et l’Andalousie: le philosophe Al Farabi ( IXe-Xe siècle),commentateur de Platon et d’Aristote, Ibn Roshd dit Averroès, Ibn Sina dit Avicenne, Maïmonide, Ibn Bajja dit Avempace, Ibn Al Arabi, Al Ghazali, Ibn Hazm, Ibn Tufayl, Ibn Zaydun, Ibn Al Haytham dit Alhazen, Ibn Khaldoun, Al Hallaj et tant d’autres. Tous ces penseurs ont en commun d’avoir rendu un service immense à l’humanité, en jetant des ponts intellectuels précieux entre la pensée classique grecque et la pensée européenne moderne.
C’est dans cet esprit que les éditions Orients ont entamé la publication d’une série de livres qui ont une importance majeure et très variée dans le patrimoine culturel arabo-musulman et dont certains sont de grands classiques de la langue arabe, traduits en français par des orientalistes de renom:
- «Oum Kalsoum For ever»: biographie complète de la grande cantatrice égyptienne ( Etoile de l’Orient ) écrite par Ysabel Saïah-Baudis;
- «La femme est l’avenir de l’homme»: par le caricaturiste tunisien Lotfi Ben Sassi;
- «Le livre de Kalila et Dimna»: le grand classique d’Ibn Al Muqaffaâ (VIIIe siècle), inspirateur de La Fontaine, traduit de l’arabe par le grand orientaliste André Miquel;
- «Chant d’amour» du grand Soufi et mystique irakien Halladj ( Xe siècle), révélé et traduit par Louis Massignon, avec une postface de Salah Stétié et une calligraphie d’Henri Renoux ;
- «Talisman» Le Soleil des Connaissances, «Shams Al Maârif», Traité des connaissances d’Al Buni (né à Bône au XIIIe siècle), traduit de l’arabe par Pierre Lory et Jean-Charles Coulon, avec des calligraphies de Saïd Benjelloun ;
- «Carnets Egyptiens»: un carnet de poèmes sur l’Egypte éternelle de Katia Boyadjian (photographies) et Daniel Juré (dessins et textes).
Souhaitons tout le succès qu’elles méritent et longue vie aux éditions «Orients». Serait-il présomptueux de faire des vœux pour qu’en cette année 2014, ces éditions soientremarquées, encouragées et aidéesdans leur entreprise si utile de diffusion de la culture arabo-musulmanepar des organisations comme l’ALECSO et l’Organisation de la Conférence Islamique?
Habib Slim
Professeur émérite à la Faculté de droit
et des sciences politiques de Tunis
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Si je peux dire un mot á ma manière, je dirais aimer la ville c´est oriental, mais construire la ville est occidental. Mais peut-on aimer une ville délabrée. Je me demande d´où vient tout cet argent en Occident pour construre et toujours construire.