Quand le gouvernement Mehdi Jomaa surfe sur la vague de l'esbroufe!
Après la guerre des tranchées qui a duré plus de deux ans entre la Troïka et l’opposition, et la mobilisation d’émeutiers de tout bord sur terrain et dans l’univers des médias, nous voici bien engagés depuis peu dans une nouvelle ère de conciliation, fut-elle transitoire et limitée dans le temps, avec de nouveaux acteurs et un nouveau programme. Avec le nouveau gouvernement, le fonds de la scène a changé de décors et les acteurs jouent sur un air plus sobre et des notes mieux accordées. Ce sont désormais des ministres technocrates « à couleurs politiques non identifiées » qui opèrent dans un contexte de non-belligérance politique drainant toute l’attention de la rue et des médias. La saga des « Jedi » a bel et bien commencé et l’avenir de la République en dépendra. Mais loin d’imaginer que ce nouveau gouvernement jouira d’une trêve et encore moins d’une immunité médiatique, l’œil de Moscou le piste déjà dans la presse et sur les réseaux sociaux dans une frénésie médiatique menée sur un fond de téléréalité politique. C’est à l’aune de ce dépistage et en fonction de la dialectique qui s’installera entre les réclamations de la rue et les actions du gouvernement que nous proposons de faire un point d’analyse de l’étape actuelle à travers un modèle de mesure, celui de la courbe de l’esbroufe inspirée de la théorie du «battage médiatique».
Des technocrates sur un fonds de battage médiatique
L’arrivée sur scène du nouveau gouvernement concorde en effet avec la théorie de l’esbroufe (ou de visibilité) rendue célèbre par la courbe Hype Cycle de la société Gartner de conseil et de recherche dans le domaine des techniques avancées (cf. fig). Cette courbe, applicable à plusieurs domaines, se décline en cinq phases d’évolution :
- Un déclenchement soudain (trigger) d’un phénomène nouveau qui suscite l’intérêt général ;
- L’atteinte rapide d’un pic d’audience (pic des attentes exagérées) qui crée le buzz par un effet de médiatisation poussée;
- Une mise à l’épreuve par la confrontation avec la réalité du terrain qui peut aller jusqu’à la banalisation du phénomène voir son rejet (creux de la désillusion);
- Un retour en grâce et une remontée en efficience suite à une autorégulation et une révision des erreurs (bugs) de parcours (pente de l’éclaircissement);
- Un gain de maturité et une stabilité productive qui conduit à l’adoption finale (plateau de productivité).
Il serait intéressant, compte tenu du démarrage très médiatisé de ce gouvernement d’exception, de suivre ses traces sur les ondulations de cette courbe et d’envisager sa progression sur la période qui lui a été octroyée pour réaliser son programme. Nous en donnons ici une lecture initiale qui correspond à l’état global d’avancement, envisageant refaire des lectures plus ciblées à d’autres moments du processus de transition.
Comme le veut bien cette théorie, tout commence par un évènement novateur qui déclenche un processus de médiatisation outrancière. La désignation d’un gouvernement de technocrates a été à l’origine de l’un des plus grands buzz post-électoral de 2011, même si l’idée en-soi a été invoquée le lendemain même de la révolution. L’ancien premier ministre Hamadi Jebali l’avait aussi proposé en février 2013 comme seule solution à l’impasse politique de son gouvernement. Ces moments furtifs, fussent-ils non concluants, étaient pourtant des signes annonciateurs de l’arrivée quasi messianique d’un gouvernement de compétences pour sauver in extremis le pays de la perdition. Devant un parterre d’élus (et d’un public) subjugués par les incroyables CV de ministres surdoués, l’acclamation était sans appel. Il était même question, sauf réserve de l’UGTT, de leur octroyer une trêve syndicale et sociale comme gage de sympathie et d’immunité. Le capital de confiance quasi-unanime qui leur a été accordé par l’ANC (149 voix de 193) n’a fait qu’accentuer l’emballement généralisé et l’atteinte rapide du sommet du battage médiatique. Or, ce faisant, cet emballement a rehaussé au plus haut degré la barre des attentes populaires (le pic des attentes exagérées sur la courbe) et accéléré ainsi l’abrègement de la période de séduction entre le nouveau gouvernement et la population.
Un cyber journalisme aux aguets
En effet, la vigilance citoyenne, désormais démuselée et habituée aux sensations fortes, est restée à l’affut d’indicateurs d’exploits mais aussi de dérapages. Tout le gouvernement s’est trouvé du jour au lendemain dépisté, observé et jugé à l’aune de ses faits et gestes. Une bonne part de la population est fortement animée par un désir d’observer des faits concrets et d’entendre un son de cloche différent des cacophonies et des querelles politiques qui fort heureusement sont mises en sourdine jusqu’aux prochaines élections. Les yeux sont restés rivés sur la presse, les blogs et les murs des comptes Facebook en quête d’un scoop qui permettrait de recréer des repères perdus après le départ du précédent gouvernement. Il était temps de mieux connaître ces nouveaux ministres au-delà de leurs CV et reconstituer ainsi une nouvelle cartographie gouvernementale mieux adaptée à la critique et la controverse. La reconstitution d’un nouveau who’s who politique est dès lors entamée dans un panachage d’humeurs qui oscille entre l’admiration et la confiance mais aussi la suspicion, le doute et la désinvolture ; le tout contribuant à relancer des plus belles la machine médiatique du cyber journalisme citoyen. La progression du gouvernement sur la courbe de l’esbroufe le conduit ainsi tout droit vers le « creux de la désillusion » et le soumet tout aussi naturellement à des soubresauts de parcours qui l’ont déjà conduit jusqu’au carré des auditions (Ben Jeddou auditionné par l’ANC le 13/02/2014).
C’est par l’affaire Karboul, ministre du tourisme, que les hostilités ont réellement commencé au moment même du «plébiscite» historique du gouvernement par l’ANC. Depuis lors, des langues se sont déliées et des esprits (mal)veillants se sont remis en activité pour accélérer la descendre du nouveau gouvernement de son piédestal de sacralité. C’est la phase la plus critique dans la théorie de l’esbroufe. Elle conjugue à la fois (métaphoriquement) l’ouverture des fronts de tirs de tous côtés et la levée de boucliers de la cible pour esquiver, anticiper et réparer les failles d’un plan d’action conçu à la hâte. Le gouvernement de Mehdi Jomaa est déjà entré de plein pied dans cette phase après un cumul - naturel et prévu - de moments de désillusions populaires qui traduisent les écarts entre les attentes élevées de la demande et les potentialités réelles de l’offre. Plusieurs sujets de controverses animent déjà le débat public : les allégations à l’égard du ministre de la justice et sa supposée filiation avec le RCD, l’affaire sulfureuse du maintien du ministère de l’intérieur malgré son silence accablant sur la dépêche de la CIA prévenant de l’assassinat de Mohamed Brahmi, les ambiguïtés sur la neutralité du ministre des affaires religieuses et ses déclarations douteuses sur le statut de la femme, les récents témoignages sur la transgression du ministre de l’enseignement supérieur des règles de la circulation, la menace de grève au ministère des finances en raison d’avantages octroyés de manière jugée non équitable, etc. La liste va certainement s’allonger au fil du temps et les mécontentements iront aussi crescendo.
Du tac au tac entre l’offre et la demande
En parallèle, la réactivité du nouveau gouvernement ne s’est pas faite trop attendre. Elle s’est déployée dans une série de mesures jugées, toute proportion gardée, positives tant sur le plan administratif qu’économique et social. Le gouvernement visait d’abord acquérir l’opinion publique en envoyant un message fort d’assurance et d’espoir, mais aussi en engageant des actions concrètes pour réparer autant que possible les grosses dérives du gouvernement précédent. Deux semaines à peine après son investiture, le gouvernement tape fort sur l’affaire des nominations partisanes dans des postes clés de l’État. Le tourisme affiche un regain de confiance auprès des agences de voyages et des tours operators. Le dinar se décarcasse et gagne des points face à l’euro et au dollar. Le FMI débloque le reste du crédit de 500 MD et l’Europe lui emboite le pas. Le terrorisme prend un sacré coup à Raoued et Borj Louzir et le niqab est de nouveau pointé du doigt.
Bref, c’est un équilibre naturel qui s’installe momentanément entre l’offre et la demande : d’une part une société qui exige des faits et un gouvernement qui répond du tac au tac avec des mesures audacieuses qui, pour l’instant, alimentent convenablement l’esbroufe. Le challenge du gouvernement Jomaa est cependant de garder ce rythme et d’atteindre – puis de dépasser- au plus vite le «creux de la désillusion». Les grands espoirs et les fortes attentes mises sur lui et son gouvernement de têtes pensantes reprendraient alors des dimensions et des formes d’expression plus réalistes et mieux contrebalancées avec des acquis réels de parcours. Il pourrait dès lors entamer l’ascension de la « pente de l’éclaircissement » avec plus d’expérience et d’efficacité et parvenir enfin à concrétiser les points de son programme sur un «plateau de productivité» plus stable.
Obsessionisme versus autorégulation
Concluons par une petite analogie entre deux gouvernements de changement, l’un de Mehdi Jomaa et l’autre de Hamadi Jebali. Ce dernier, réchauffé par une légitimité électorale, a pris la vague de l’esbroufe par ses fameuses promesses de 400 mille postes de travail, 5% de taux de croissance et entre 20 et 25 mille recrutements dans l’administration publique. Il a peut-être réussi sur ce dernier point par les nominations partisanes à outrance, mais la défaillance totale d’une culture médiatique de communication, puis l’absence d’une perspicacité politique ont fini par le pousser en dehors du cycle avant d’atteindre le « plateau de la productivité ». Idem pour son successeur Ali Larayedh, héritier lui-aussi d’une légitimité électorale devenue abusive. C’est la loi implacable de la désillusion, qui en l’absence d’une autorégulation créant l’équilibre entre l’offre et la demande, finit toujours par refouler hors du circuit tout acteur ou tout objet devenu indésirable. Autant le gouvernement Jebali avait miné son entrée sur scène par une démagogie électoraliste gonflée de promesses exagérées et non réalisables, autant le gouvernement de Mehdi Jomaa s’est judicieusement abstenu de faire des promesses fallacieuses qu’il aurait du mal, en moins d’un an, à respecter. Il a même annoncé qu’il ne détient pas de baguette magique. Ceci ne va pas pourtant le prémunir de connaître la loi inexorable de la désillusion. C’est dans la nature même de toute responsabilité, fut–elle technocratique, notamment dans un contexte aussi fragile que le nôtre. À lui de savoir bien gérer les différentes étapes du cycle très court qui lui reste à parcourir, tenant compte des exigences de l’équilibre et de l’autorégulation qui lui permettraient d’atteindre à moindre mal le plateau de productivité et accomplir sa mission : le contenu de la feuille de route du quartet.
Mokhtar Ben Henda
Université de Bordeaux Montaigne, France
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analyse claire,nette et precise
Je connais que l'auteur n'est pas un politologue pour qu'il ose analyser la période de transition après la révolution. Ou es-tu monsieur avant 2011?