La double exigence
Bien qu’elles aient été largement institutionnalisées dès 1990 dans les universités américaines, les études de genre n’ont pas connu le même essor en Europe. Leur progrès était plutôt timide, mais depuis quelques années, grâce au développement des mass média et des réseaux sociaux, les approches dans ce domaine se multiplient de plus en plus.Désormais adoptée dans les sciences humaines et sociales, la question du genre en France ne se pose presque plus. On ne s’interroge plus ni sur elle ni sur son cadre cognitif et, bien sûr, elle ne se limite plus à l’établissement d’une quelconque classification taxinomique.
En Tunisie, elle vient de faire l’objet d’un ouvrage collectif,Ecrire sur les femmes. Retour réflexif sur une expérience de recherche, paru aux éditions L’Harmattan, sous la direction de Sihem Najar, Maître de conférences-HDR en sociologie à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis et Lilia Othman Challougui, Psychologue clinicienne- Assistante en psychologie à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis, également.
Précisons tout d’abord que cet ouvrage est le fruit d’un atelier de formation organisé en 2013, conjointement par le Centre de la Femme Arabe pour la Formation et la Recherche (CAWTAR) et OXFAM-Québec. Le sujet de cet atelier avait pour thème :’Retour réflexif sur l’inscription de ma recherche doctorale dans monhistoire’. Sujet original, s’il en est, s’inscrivant dans une double perspective, scientifique et biographique.
En effet, six doctorants en sciences sociales ont été invités à rédiger chacun deux articles, l’un portant sur l’analyse d’un sujet, l’autre sur les motivations liées au choix de ce sujet en particulier. L’ouvrage s’articule de ce faitautour de deux grandes parties : ‘Regards sur des réalités féminines’ et ‘Récits de recherche : le sujet subjectivant. Du récit de vie au retour réflexif sur l’objet de recherche’.
Citant le sociologue Lapassade: «ce que l’on recherche n’est pas ‘déjà là’, à titre d’une hypothèse préformée, mais doit émerger dans et par le processus de la recherche» (p.19), le professeur Vincent Meyerdéfend cette posture en recherche. Pour lui, c’est « la question du choix de l’objet qui prime avant même de penser son rapport à ce dernier» (p.20).Ces six études ne convergent donc pas vers une seule et unique direction mais elles se situent néanmoins hors des sentiers battus.
Un exemple :Amel Ben Zakour est assistante de Français à l’Institut Supérieur des Langues Appliquées et d’Informatique de Nabeul et doctorante en Anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Provence et en co-tutelle de thèse à l’Université de Tunis. Elle a choisi, pour son premier article, le sujet suivant: ‘Femmes et Islam en Tunisie et en France’.Parfaitement consciente des problèmes que ce travail lui impose, Amel Ben Zakour, en préambule à son deuxième article, intitulé:’Exigences divines ou interprétations masculines ?’ avoue candidement:
«Ecrire n’est-il pas opérer une sélection? Et toute sélection répond à des considérations objectives et subjectives. Qui pourrait nier l’existence d’une part de subjectivité dans le choix d’un corpus, d’une personne à interviewer ou des questions à poser ?» (p.171)
Ainsi donc, pour appréhender son rapport à l’objet et l’exprimer en toute sincérité, cette jeune doctorante a dû, dans ce deuxième article, non seulement maîtriser ses émotions et faire preuve d’objectivité mais aussi s’imposer un retour réflexif sur les raisons de son choix et sur sa propre trajectoire. Ce qu’elle fit d’ailleurs d’une manière très fine dans la mesure où son sujet porte sur le voile, signe ostentatoire, qui ne cesse d’attirer l’attention, depuis des années. La méthode suivie dans ce travail étant «propre à l’approche anthropologique basée sur les techniques de l’observation, de l’entretien et du récit de vie» (p.49, note 2), les conclusions sont significatives: «L’islam ici ou ailleurs vit la question de l’Autre comme un problème qui nécessite un nouveau regard sur le dogme et sur le Texte sacré.» (p.62)
L’apport de ce processus de recherche est, selon le professeur Sihem Najar, «indéniable, au risque d’être par moment douloureux» dans la mesure où cet exercice qui implique autant l’objectivité que la subjectivité, vise «à mettre l’accent sur l’intérêt de la volonté et de la capacité du chercheur à extérioriser son rapportà l’objet pour en déceler les étapes, les pannes et l’évolution» (Introduction, p.23)
Appréhendé dans une double perspective le champ de recherche dans cet ouvrage, à savoir «les conditions des femmes’ offre, du coup,malgré sa diversité, un univers aisément identifiable, un «champ autonome» de par ses éléments sociologiquement pertinents. Ainsi, Maryam Ben Salem, chercheuse au CAWTAR, a tenté de relever dans son premier article ‘la typologie des rapports au politique des jeunes femmes vulnérables du Centre-Ouest et Sud-Ouest tunisiens’. Inès Chérif, assistante en techniques audiovisuelles et cinématographiques à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Mahdia, a opté pour l’analyse du film de Raja Amari, Satin Rouge. Le doctorant en sociologie, Mohamed Sadok Lejri, a enquêté sur le ‘passé tumultueux’ d’une prostituée, alors que deux assistantes en histoire, Mouna Ben Messaoud, de la Faculté des Sciences Humaines et sociales de Tunis, et Rim Yacoub, de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sfax, ont choisi d’évoquer, respectivement le sort de ‘la femme handicapée physique à Paris au XVIIIe siècle et le système carcéral de ‘Notre Dame du Refuge d’Aix-en-Provence, une institution d’enfermement des femmes sous Louis XIV’. Autant de sujets portant sur la femme,susceptibles d’intégrer ultérieurement l’approche biographiqueet donc répondant à la double exigence attendue par les enseignants-formateurs.
Précisons, en conclusion que cette double exigence implique tout naturellement un esprit d’ouverture. Elle sous-tend, selon le professeur Soukeina Bouraoui la stratégie adoptée par son centre, le CAWTAR, qui, dit-elle dans un lumineux Avant-Propos, «engage la recherche sur la femme dans un double mouvement: donner davantage de consistance à une tradition académique désormais lisible dans ses étapes, ses références et ses acquis, et s’ouvrir avec courage et prudence aux nouvelles questions sans sacrifier aux modes ni aux tendances éphémères. Au-delà de ses résultats concrets, cet ouvrage vise à inscrire la jeune recherche dans l’étendue d’un paysage culturel qui ne cesse de mettre en crise les réflexes de pensée et les pratiques discursives. Raconter sa vie, réfléchir sur les moments, les accidents, et les rencontres qui ont rendu possible l’avènement de la recherche comme choix de vie ou de carrière, c’est en quelque sorte garder en éveil une sensibilité qui s’inquiète et qui réfléchit : deux conditions pour être un esprit libre et moderne.».(p.15)
Rafik Darragi
Ecrire sur les femmes. Retour réflexif sur une expérience de recherche, sous la direction de Sihem Najar et Lilia Othman Challougui, CAWTAR-IRMC-L’Harmattan, 238 pages.
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