Opinions - 15.06.2014

Comment faire parvenir les aides sociales de l'Etat aux plus pauvres parmi les pauvres?

Cet Article présente, en partie, les résultats d'une étude réalisée en 2014 par la Banque Africaine de Développement intitulée « Subventions alimentaires et aides sociales directes, vers un meilleur ciblage de la pauvreté et des privations en Tunisie ». L’équipe ayant travaillé sur cette étude est constituée de Mohamed Ayadi, Vincent Castel, Laurence Lannes, Kaouther Abderrahim, Samia Mansour, Nidhal Bechikh et Yassine Jmal."

Les politiques sociales d’autres pays en développement, en l’occurrence  certains pays de l’Asie du Sud-Est et l’Inde, se basent de plus en plus sur des procédures d’analyse des privations multiples. L’utilisation d’un indicateur de privations multiples  s’est institutionnalisée dans ces pays afin d’optimiser les actions de leurs plans de développement et assurer une croissance inclusive. Par exemple, les Philippines sont l’un des pays innovateurs dans l’usage des mesures de pauvreté multidimensionnelle, basées sur les privations multiples.Le gouvernement des Philippines a adopté une mesure officielle de la pauvreté multidimensionnelle dans la révision du plan de développement du pays (2011-2016). Un nouvel indicateur de la pauvreté multidimensionnelle basé sur le principe des privations multiples a été adapté au contexte et aux priorités du pays.

Cette révision a visé la réduction de la pauvreté en améliorant la qualification des membres des familles les plus pauvres du pays, ce qui leur permettrait  de sortir de la pauvreté par eux-mêmes. En Tunisie, les  critères de sélection des ménages bénéficiaires des aides se basent sur quatre variables (le revenu déclaré par le ménage et apprécié par l’agent social, le nombre de handicapés, le statut d’occupation du logement et la taille de la famille), en plus d’une appréciation faite par l’agent social.

Les erreurs de ciblage détectées dans le programme Pnafn (Programme national d’aide aux familles nécessiteuses) proviennent de l’imprécision des critères de privation adoptés, en plus de l’hétérogénéité des appréciations des agents sociaux dont les conclusions sont déterminantes dans la sélection de la liste des familles nécessiteuses. D’où un taux  d’erreurs d’exclusion qui atteint 49% des pauvres éligibles. Il est alors important de revenir  sur les procédures de sélection des familles éligibles aux aides sociales en Tunisie en vue de mettre en exergue les voies d’amélioration des procédures d’identification et de contrôle des listes des familles nécessiteuses Dans une seconde étape, nous présenterons les spécificités de la procédure  multidimensionnelle basée sur des indicateurs de privations multiples.

Un système actuel d’éligibilité inadéquat

Une circulaire conjointe des ministres des Affaires sociales et de l’Intérieur précise que le PNAFN devrait cibler les familles (1) dépourvues de soutien familial et matériel, (2) incapables d’exercer une activité professionnelle et (3) ayant un revenu annuel moyen ajusté ne dépassant pas 585 dinars. Une fois que les conditions d’incapacité du chef de ménage ainsi que l’absence de soutien sont vérifiées, l’assistant ou l’agent social évalue pour chaque famille son revenu annuel moyen ajusté qui servira à classer les familles selon l’ordre de priorité aux aides du Pnafn. Le revenu annuel moyen ajusté est le revenu annuel familial déclaré par chaque famille ajusté en tenant compte du nombre de personnes handicapées dans la famille et des charges qu’elle subit à cause de sa taille et  de son statut de logement.

Deux commissions sont tenues de suivre, d’actualiser et de réviser les listes de bénéficiaires du Pnafn. Les commissions locales sont chargées d’étudier et d’émettre leur avis concernant les dossiers, préparés par les agents sociaux, relatifs (1) aux demandes de bénéfices d’aides permanentes  et (2) aux propositions de suppression des non- éligibles de la liste des bénéficiaires de l’aide permanente.

Les unités locales transmettent à la direction régionale de la promotion sociale les procès-verbaux des réunions des commissions locales qui sont accompagnés des dossiers étudiés relatifs aux demandes de bénéfices ou de réintégration au Pnafn. Les commissions régionales ont toutes les prérogatives pour demander tous les renseignements et les données supplémentaires qu’elles jugent utiles. Sur la base de ces dossiers, elles fixent les listes des familles proposées pour l’insertion (ou l’exclusion) dans la liste des bénéficiaires. Cette commission établit la liste des bénéficiaires conformément au quota réservé à la région (gouvernorat).

Le département de la promotion sociale est conscient de certaines insuffisances lors de l’application des critères d’éligibilité :

a. L’évaluation du revenu annuel de la famille devrait-il inclure les revenus des enfants  actifs mais mariés?

b. La prise en compte du chômage et de l’informel. Des familles peuvent avoir des enfants en âge de travailler alors qu’ils sont au chômage. D’autres ont des membres déclarant qu’ils sont au chômage, tout en pratiquant un travail informel!

c. L’état et le statut de l’habitat.Une famille peut avoir (1) un faible niveau de revenu mais habitant un logement en bon état, (2) un revenu important mais elle néglige l’état de l’habitat.

d. La prise en compte des personnes handicapées est assez confuse : Faut-il ignorer la présence d’un handicapé si le revenu de la famille dépasse un certain seuil?

e. Le choix du seuil de pauvreté est fixé jusque-là à 585 dinars quel que soit le milieu. Est-ce qu’il faut différencier le seuil par milieu (grande ville, petite villes, rural)? Les déclarations de revenu monétaire sont aussi sujettes à beaucoup de réserves.
Pour consolider le système de ciblage actuel, le ministère des Affaires sociales propose de:

1. élaborer une enquête exhaustive auprès des bénéficiaires du Pnafn et de l’Aide médicale gratuite (AMG1) pour mieux évaluer les conditions de vie de ces familles.

2. mettre en place une base de données numérique permettant aux agents sociaux de vérifier rapidement les informations déclarées par les ménages.

Le recours aux bases de données exhaustives reste insuffisant en cas d’absence d’un critère d’agrégation de l’information susceptible de donner au décideur un indice ou un score permettant un classement adéquat des ménages selon l’ordre de mérite aux aides sociales et par conséquent une réduction des erreurs de ciblage. L’utilisation des informations données par les nouvelles enquêtes du ministère ne pourrait réduire les erreurs de ciblage si on continue à adopter le «revenu ajusté» comme critère d’agrégation de l’information.

Comment l’Inde a utilisé l’approche d’un indicateur multidimensionnel pour assurer un meilleur ciblage

L’exemple de l’Inde est édifiant. Le planificateur indien a constaté la difficulté de vérifier l’information sur le revenu d’un grand nombre de ménages travaillant dans le secteur informel. Comme première réaction, il a pratiqué un ciblage en deux étapes. Dans un premier temps, sont identifiés les ménages «visiblement non pauvres», puis dans un deuxième temps les aides sont allouées aux autres ménages selon la faiblesse de leurs niveaux de dépenses totales respectifs.

Par la suite il s’est rendu compte de la subjectivité des critères d’exclusion et d’appréciation des niveaux de vie des ménages. Il a remplacé la dépense totale par un indicateur synthétique, basé sur une approche multidimensionnelle lors de l’évaluation du niveau de vie, pour classer les ménages selon leur ordre de mérite aux aides sociales.

Dans sa dernière phase, le planificateur indien s’est attaqué au problème des «malversations» dans l’octroi des aides en réduisant l’asymétrie d’information. Il a sélectionné des indicateurs «vérifiables» qui limitent les opportunités de manipulations.

Cette approche repose sur un processus d’allocation des aides pour chaque ménage en fonction du nombre de ses privations et de leurs poids respectifs. Elle passe par la construction d’un indice (ou «score») agrégé de privation.

Cette approche considère donc que c’est le cumul des privations qui conditionne l’indigence d’une famille. Les niveaux de privations multiples chez un ménage sont établis à partir d’une agrégation des niveaux de privations individuelles auxquelles on attribue différents poids selon leur importance.

Un indicateur de privation multiple tunisien

En s’inspirant des expériences de l’Inde et d’autres pays, en Tunisie il est proposé de construire un indice de privation multiple qui aidera les  politiques à identifier les ménages et les groupes de personnes les plus pauvres ainsi que les différentes privations dont souffrent ces derniers. Il  aidera ainsi le décideur à cibler ses aides plus efficacement aux ménages et aux groupes les plus nécessiteux. 
Cependant, pour mener l’analyse multidimensionnelle des niveaux de vie, on doit (1) parfaire le choix des variables utilisées comme proxies des niveaux de vie et (2) s’assurer de l’existence d’informations statistiques adéquates. Ceci nécessite que:

(1) Chaque variable constitue une composante importante du niveau de vie.

(2) La réduction de l’erreur de ciblage exige l’observation effective (et sans erreur) des variables utilisées comme indicateur du niveau de vie. Ainsi, chaque variable doit être facilement observable, donc difficilement dissimulable et non falsifiable par l’individu ou le ménage interrogé et qui sera sujet à un ciblage éventuel.

(3) La variable ne peut pas être facilement changée par le ménage. Par exemple celui qui possède un bien durable peut le vendre pour pouvoir bénéficier de la subvention. Ainsi, le décideur doit tenir compte de la tentation du ménage interrogé à tricher pour devenir éligible à l’aide sociale.

(4) Il doit y avoir suffisamment de variables servant à approximer le niveau de vie auprès de chaque ménage de la population totale. L’approximation du revenu non observé ou du score synthétique du niveau de vie faite grâce à ces variables sera ainsi plus robuste et consistante.

Sur la base de ces considérations, il est proposé d’utiliser 15 indicateurs de privation pour définir pour chaque ménage un score global. Ces indicateurs sont faciles à observer par l’agent social. Les indicateurs reçoivent des poids différents, définis à partir d’une approche utilisée par le Pnud. Les 15 indicateurs sont répartis entre trois groupes se référant respectivement aux : (1) «conditions de logements et conditions de vie de la famille», (2) «capacités à générer un revenu décent» et (3) «charge supportée par la famille». Chacun de ces groupes pèse pour 1/3 dans le calcul de l’indice final. Le groupe d’indicateurs de privation «conditions de logements et conditions de vie de la famille» comprend 9 sous- indicateurs. Le poids de chacun de ces sous-indicateurs sera de 1/27 dans le calcul de l’indice final. De façon identique pour les deux autres dimensions «capacités à générer un revenu décent» et «charge supportée par la faille», il alloue un poids de 1/9 à chaque sous-indicateur. Le score final sera ici compris entre 0 et 1. Les ménages les plus nécessiteux vis-à-vis du ciblage direct étant ceux obtenant le score le plus élevé.

Sur la base de ce score global, on peut définir le niveau relatif de privation d’un ménage. Par exemple un score égal à 0.2 signifie que ce ménage subit une privation dans au moins 3 parmi les 15 indicateurs (soit 20% des indicateurs) observés. De même un score égal à 0.33 (ou 33%) signifie que le ménage  souffre de 5 privations ou plus parmi 15. Pour l’ensemble de la population tunisienne, les statistiques disponibles montrent que 25% des ménages ont un taux de privation égal ou supérieur à 20%, alors que 9% des ménages  ont un taux de privation égal ou supérieur à 30%.

Au niveau régional, il existe des divergences manifestes entre les régions si l’on considère les indices de privations multiples. Les régions du Centre-Ouest et du Nord-Ouest ont les fréquences de privations les plus élevées par comparaison à la région du Grand Tunis et la région du Centre-Est (régions du Sahel et de Sfax). Pour un seuil de privation de  20%, l’indice global de privation passe de  17% du total des ménages au Grand Tunis à  39% au Centre-Ouest. Mais pour un seuil de privation de 30%, cet indice est de  4.6% des ménages au Grand Tunis contre  15.6% au Centre-Ouest. Ces conclusions en termes de privation par région concordent plus avec celles des analyses des inégalités régionales en termes de pauvreté monétaire.

Par ailleurs, les ménages dont le chef est «infirme» ont des taux de privation largement plus importants que le reste des ménages. De même, si les chefs de ménage ne disposent d’aucune «qualification professionnelle», leurs familles souffrent également d’une importante privation en termes absolus par rapport aux autres ménages.

Conclusion

L’utilisation du nouveau score lors de l’identification des ménages éligibles aux aides sociales permettrait de réduire l’erreur de ciblage qui passe de 40% à 23% pour les ménages en pauvreté extrême et de 49% à 33% pour les ménages pauvres.

En outre, l’utilisation de ce score permet au décideur de pratiquer une discrimination positive au profit des plus pauvres parmi les pauvres. Ainsi le décideur pourra  allouer des montants de plus en plus élevés au fur et à mesure que le niveau de privation s’accentue. Il arrivera ainsi à des allocations plus importantes aux plus pauvres parmi les pauvres et corrigera davantage les erreurs de ciblage. Cette procédure permettra d’allouer plus de 52% du budget du Pnafn aux ménages en pauvreté extrême contre 13% selon le système en vigueur.n



 

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