Ahmed Ounaïes : La problématique de la sécurité
L’impératif de la sécurité prend une acuité inhabituelle pour la Tunisie du fait de l’implantation du terrorisme jihadiste au cours des trois dernières années. Les attentats des années 2000 (Jerba en 2002 et Soliman en 2007) de même que la prise d’otages dans le Sahara tunisien (2008) ne représentaient pas une menace de même nature. Dès l’année 2012, le terrorisme prend corps, la menace devient organique et durable, implantée dans le corps social. Elle s’ajoute à d’autres facteurs de crise interconnectés (crise économique, crise des institutions, crise régionale incluant le Machrek, le Maghreb et le Sahel africain). Seule une victoire décisive sur le terrorisme permettra de progresser sur les plans du redressement économique, de l’édification des institutions démocratiques et quant au sentiment de sécurité chez le Tunisien.
Le terrorisme est transnational. Après avoir ciblé en particulier certains pays occidentaux (Etats-Unis, France, Grande Bretagne, Espagne), il se concentre désormais dans les pays arabes et islamiques. Il se manifeste à trois niveaux.
Le niveau local : le terrain est réceptif lorsqu’il concentre des contradictions politiques flagrantes (despotisme, corruption), des vulnérabilités profondes (économiques, sociales, régionales, religieuses, etc.) et des réseaux criminels formant un milieu clandestin et disposant de moyens financiers importants (commerce parallèle). La criminalité économique devient transfrontalière à la faveur des faiblesses des régimes en place (corruption, prise d’intérêt ou impuissance). La criminalité économique trahit toujours un degré de criminalité politique.
Ce contexte cependant n’exclut pas la volonté de combattre le terrorisme. Les régimes politiques au Maghreb, sans être ni probes ni démocratiques, ont fait barrage au terrorisme et l’ont réprimé par des moyens policiers, militaires et judiciaires. Les régimes policiers ou militaires, même impopulaires, même minés par la corruption, ont radicalement réprimé toutes les formes de l’islamisme en tant que partis politiques et en tant que jihadisme violent, en les qualifiant indistinctement de terrorisme. Le terrorisme s’est implanté dans notre pays quand la volonté de le combattre a fait défaut ; cette défaillance correspond à l’accession du parti Nahdha au pouvoir.
Le niveau régional : les complicités régionales soutiennent et amplifient la menace terroriste en dopant les facteurs internes, tout en poursuivant des intérêts propres et des finalités régionales ;
Le niveau international : à ce niveau, interviennent des stratégies de manipulation obéissant à des calculs supérieurs, étrangers aux motivations locales. Il convient d’établir une distinction entre l’exécutant qui, motivé et endoctriné, croit dans la justesse de sa cause au point de pratiquer la violence sanguinaire et d’accepter le sacrifice ultime et, d’autre part, le commanditaire poursuivant des objectifs politiques, stratégiques ou criminels étrangers aux motivations des exécutants.
La révolution démocratique tunisienne ayant éclaté dans un contexte régional hostile, tous les moyens sont bons pour affaiblir et éliminer un régime considéré comme un précédent dangereux. En outre, certaines puissances utilisent le terrorisme comme voie de pénétration de l’impérialisme économique et de l’hégémonie politique : provoquer ou intensifier le terrorisme dans les pays tiers affaiblit ces pays et justifie ainsi l’intervention et l’implantation militaire dans les pays ou dans la zone considérée.
Pour vaincre le terrorisme, il est nécessaire d’analyser l’articulation entre les trois plans. La lutte directe inclut la répression et la coordination régionale au niveau politique et diplomatique afin de dépister les réseaux et, le cas échéant, débusquer les visées et les calculs masqués des commanditaires. Les milieux commanditaires peuvent être des Etats, des groupes d’Etats, des multinationales ou des organisations criminelles transnationales. Dans les pays démocratiques, la lutte inclut également la prévention et la valorisation de la sécurité globale et humaine. Dans tous les cas, la lutte contre le terrorisme ne saurait être menée par la seule répression ni par un seul pays, c’est une lutte nécessairement régionale sinon globale.
La clarification historique essentielle
Jusqu’en 2011, les régimes politiques au Maghreb s’accordaient pour nier le droit des partisans de l’islam politique de participer en tant que tels à l’activité politique. Leur justification repose sur l’amalgame entre action politique proprement dite (existence de partis se réclamant d’une base religieuse) et violence politique (division de la nation ; recours à la force dans le but de renverser le pouvoir). L’amalgame peut être considéré comme arbitraire, comme il peut être fondé sur des précédents politiquement justifiables (ex. Algérie des années 1990).
Le fait nouveau est la fin de l’amalgame en janvier 2011. C’est la Tunisie qui rompt l’amalgame : le gouvernement de Mohamed Ghanouchi, en janvier 2011, annule de facto l’interdiction opposée aux dirigeants du Mouvement Nahdha de jouir de leurs droits politiques et autorise l’existence de partis à base islamique à l’égal des autres. Le premier gouvernement de la Révolution, qui se présente formellement en tant que gouvernement d’union nationale, ouvre la voie au retour en Tunisie, sans restriction, des dirigeants de Nahdha en exil et, symboliquement, fait accueillir Rached Ghanouchi au salon d’honneur de l’aéroport de Tunis Carthage (30 janvier 2011). Cet acte politique qui inaugure un processus de normalisation rapide – la reconnaissance légale du parti Nahdha intervient le 1er mars 2011 – est à l’origine d’un grave malentendu : pour le peuple tunisien, c’est l’essence de la Révolution démocratique ; pour les partisans du mouvement Nahdha, c’est le signal de la Révolution islamique.
Cette dualité a pris des proportions dramatiques et retardé plus de trois ans la transition démocratique en Tunisie. Elle a commencé à être surmontée à partir d’août 2013 grâce au nouvel axe politique adopté alors par les principaux dirigeants de Nahdha. Cet axe, de plus en plus structuré tout au long du Dialogue Politique National (ouvert le 25 octobre 2013) et du marathon de l’adoption de la Constitution, admet enfin l’essence démocratique de la Révolution tunisienne et devient, sur cette base, le pivot de la plateforme électorale du parti Nahdha.
Quels facteurs ont déterminé l’évolution de Nahdha ? Deux faits extérieurs ont pu jouer un rôle. D’abord, l’exemple des villes du Nord Mali soumises pendant dix mois à la loi des groupes islamiques qui avaient terrorisé la population, mutilé et exécuté les hommes, humilié les femmes, détruit les mausolées ; ces groupes, chassés par l’intervention militaire française du 11 janvier 2013, ont produit un effet catastrophique dans l’opinion tunisienne ; d’autre part, la destitution le 3 juillet 2013 de Mohamed Morsi, Président élu de l’Egypte, lors du retournement opéré contre le Mouvement des Frères Musulmans par l’armée et par un vaste élan populaire. Ce retournement a provoqué un choc dans l’ensemble du mouvement islamiste. Ces précédents ont conforté l’opinion générale que les islamistes, partout où ils ont exercé le pouvoir, ont échoué. Ces précédents ont également changé l’approche des puissances occidentales attentives aux péripéties du Printemps arabe ; la démarche occidentale a été ajustée en conséquence.
Pour nous, les faits extérieurs ne sont pas le facteur décisif ; le fait décisif est la mobilisation irrésistible des forces civiles tunisiennes au lendemain de l’assassinat du député Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013. A cette date, les principaux dirigeants du parti Nahdha ont pris la mesure du rejet profond du peuple tunisien. L’ampleur exceptionnelle de l’action menée par le Front National du Salut (al-Jabha al-Watania lil-Inqadh) constitué le 26 juillet 2013, a représenté le facteur historique ayant forcé le parti Nahdha à quitter le pouvoir. La société civile a massivement soutenu le Front et représenté un facteur puissant. Pour le parti Nahdha, cet épisode a clarifié l’essence de la Révolution tunisienne et forcé le recentrage du mouvement : dès lors, la posture de Nahdha au sein de la sphère islamique devient plus nette. La criminalisation de Ansar Charia, qualifiée de terroriste le 27 août 2013, est rendue possible. Plus au fond, l’objectif de la Révolution islamique est éclipsé au profit de la Révolution démocratique. Le parti Nahdha s’efforce alors de re-profiler son image et de se donner une identité acceptable pour l’opinion tunisienne et pour l’opinion occidentale.
Le revirement du parti Nahdha était le résultat d’une bataille très dure au sein du mouvement. Si le nouveau discours prévaut jusqu’à ce jour, nous sommes fondés à nous demander s’il est tactique, tout juste pour passer le cap des élections, ou s’il est profond, reflet d’une adhésion sans retour aux principes essentiels de la démocratie. Nous espérons sincèrement que le parti Nahdha endosse la démocratie, mais nous ne pouvons ni trancher ni prendre de risque à l’échéance électorale d’octobre 2014, à ce moment fondateur du nouvel ordre politique en Tunisie, à cet épisode encore fragile de l’édification du nouveau régime : ce serait une faiblesse impardonnable.
Nous ne sommes pas en mesure de définir, au sein du courant islamiste, le lien entre le vrai choix de société, l’usage de la violence et la variation du discours politique. En raison des vifs affrontements qui nous ont opposés au cours des années 2012 et 2013 sur des questions majeures, le seul revirement de conjoncture ne suffit pas. Il faudra observer dans le temps les jugements et les actions du parti Nahdha, à l’occasion des évolutions futures en Tunisie, dans notre voisinage et dans le monde, pour nous prononcer. Si le tournant se confirme, les partis démocratiques pourront faire un pas, envisager raisonnablement une entente, une coalition par exemple.
Cette prudence, dictée par l’option démocratique et moderniste de la Tunisie et par l’enjeu de civilisation que nous portons en tant que société arabe d’avant-garde, n’empêche pas de nous prononcer en toute clarté, et de bonne foi, sur la légitimité des partis islamiques, y compris le parti Nahdha. Fidèles à nous-mêmes, nous admettons la différence politique ; fidèles à nous-mêmes, nous défendrons sans faiblesse et sans prise de risque le choix de société qui distingue la Tunisie et qui fait son dynamisme et sa grandeur, et nous irons toujours plus loin dans la course d’avant-garde de la Tunisie délivrée des blocages qui entravent les sociétés arabes d’avant et d’après la Révolution. Nous ne nous abaisserons pas aux méthodes despotiques : il n’y aura, contre les partis islamiques, ni retournement, ni diabolisation, ni coup d’Etat. Telle est l’éthique démocratique, tel est le fait nouveau de la Tunisie de la Révolution. Nous en prenons l’engagement.
Le Terrorisme Jihadiste
L’émergence du terrorisme jihadiste est liée à la faiblesse ou la paralysie de l’Etat. Le terrorisme en tant que violence politique se développe et s’enracine en l’absence d’une volonté politique claire de le combattre radicalement. Ce qui est advenu sous le régime de la Troïka, c’est une dérobade, une faiblesse qui a failli couler la révolution démocratique et le choix de société tunisien. Les sursauts populaires (9 avril 2012 ; 13 août 2012, 8 février 2013 et août-septembre 2013) ont sauvé le pays et sauvé la Révolution démocratique.
Quelle est la finalité du jihadisme islamiste ? S’il réussit à mobiliser des milliers de jeunes et à les pousser au sacrifice, c’est dans l’espoir de réaliser la Révolution islamique, de fonder un Emirat national ou un Califat à l’échelle de la communauté. Le Général Rachid Ammar, alors Chef d’Etat-major de l’armée, évoquait dans une intervention télévisée le 25 juin 2013 l’existence d’un ‘‘groupe insurrectionnel armé visant à renverser l’Etat’’. Tel est l’objectif jihadiste. Demandons-nous si, en 2012, l’armée et les services de sécurité avaient Oui ou Non obtenu le mandat qu’il fallait pour neutraliser ce ‘‘groupe insurrectionnel’’ ? L’absence de l’indispensable décision politique avait jeté la confusion et exposé le pays à la subversion. Hamadi Jebali avait perçu le danger longtemps avant ses compagnons Nahdhaouis.
Pour la Tunisie, l’année 2012 était décisive. Tandis que le parti Nahdha investissait le Premier Ministère et le Ministère de l’Intérieur, plusieurs facteurs ont conspiré à implanter la menace terroriste :
- Le discours complaisant des nouveaux dirigeants islamiques qui, tout en étant au cœur du pouvoir, justifiaient les aspirations et les actes de violence des bandes jihadistes ;
- La mainmise sur les mosquées par des agents soutenant des prédications takfiristes étrangères à l’islam et opposées à notre culture ; la mosquée devient un lieu d’endoctrinement et de recrutement jihadiste ;
- Les campagnes enflammées de nombreux prédicateurs venus de l’étranger, entourés de tous les égards et porteurs de discours diviseurs, intolérants, s’attaquant au droit des femmes (l’un d’eux recommandait l’excision) et mettant en cause le choix de société de la Tunisie ;
- Les destructions des mausolées tunisiens, pourtant des lieux paisibles de recueillement et de grâce ;
- La multiplication de groupuscules salafistes [dont la Ligue Nationale de Protection de la Révolution créée en juillet 2012], qui se posaient en censeurs des mœurs et qui passaient à l’acte : provocations et intimidations sur les plages contre les baigneurs hommes et femmes ; opérations punitives à Douar Hicher [oct-nov 2012] et Siliana [nov 2012] ; commandos dans les enceintes universitaires ; actes hostiles contre l’UGTT [déc. 2012] ; agressions contre les partis démocratiques et modernistes ; harcèlement des artistes et des journalistes ; insultes contre des femmes qui rentrent le soir après le travail, traitées comme des dévoyées. Ces excités brutaux, arrogants, violents et prétendus moralisateurs agissaient individuellement ou en commandos dans l’impunité la plus totale ; ils étaient souvent identifiés et parfaitement repérés, mais jamais inquiétés ; la passivité des forces de l’ordre ajoutait à l’atmosphère de terreur ; l’impact de ces violences est inoubliable ;
- La prolifération d’associations qui, sous couvert de projets éducatifs ou de campagnes de bienfaisance, poursuivaient des buts d’endoctrinement et de lavage de cerveaux ;
- La propagande véhiculée par les réseaux sociaux (Facebook, Tweeter, etc.) et les multiples sites internet appelant ouvertement au jihadisme et au terrorisme ;
- Menaces de mort contre des personnalités politiques connues pour leur engagement en faveur de la liberté, du progrès et de la modernité, suivies d’agressions, y compris le lynchage et l’assassinat politique ;
- La défaillance suspecte des forces de l’ordre face à des violences exceptionnelles : assauts contre l’ambassade et l’école américaines, contre les locaux de l’UGTT et contre les meetings des partis démocratiques.
N’est-ce pas un contexte réceptif pour le jihadisme ? Il n’est pas honnête de comparer cette flambée dévastatrice, apparue sous le gouvernement de la Troïka, avec la Tunisie de Bourguiba ni même avec la Tunisie de Ben Ali. Jamais la Tunisie n’avait connu un tel déchaînement : une atmosphère de terreur sous couvert de morale islamique. Les quelques attentats commis au cours des 30 dernières années (vitriolages au Kram et à Jendouba, bombes le 2 août 1987 à Sousse et Monastir ; attaque de la permanence PSD à Bab Souika le 17 février 1991) sont des attentats liés précisément aux mouvements islamiques, mais sans lendemain car ils étaient systématiquement réprimés. Les coupables avaient été arrêtés et jugés, certains exécutés.
Il en va autrement de la violence structurée et organisée en réseau qui remonte à 2012. Cette violence de nature terroriste n’a pas trouvé de résistance de la part de l’autorité en place : le champ est libre, le terrorisme peut s’installer, se structurer, former un réseau clandestin et ménager les complicités intérieures et extérieures efficaces. Dès lors, il ne s’arrête pas à la censure des mœurs ou à la moralisation de la société : le terrorisme structuré élève les enjeux. Lotfi Nagdh est lynché en octobre 2012. L’année 2013 enregistre une montée en puissance significative avec les assassinats politiques, l’occupation insidieuse du Jebel Chaambi, les agressions sauvages contre les forces de sécurité, le sabotage de la politique touristique du pays et les tentatives d’attentats contre des lieux symboliques. La Tunisie devient captive d’un système jihadiste qui transcende les frontières et qui l’entraîne dans des enjeux dépassant la cause nationale.
Quand le 27 août 2013 le Premier Ministre Ali Larayedh qualifie Ansar al-Charia d’organisation terroriste, le revirement n’a aucun impact sur la violence qui se poursuit et s’étend. Nahdha a déjà perdu le contrôle politique et le contrôle sécuritaire. La question reste posée de la profondeur du revirement : l’intérêt de la question tient au crédit de ce parti devant ses propres militants, devant l’opinion et auprès des partenaires internationaux attentifs au succès de la transition tunisienne mais, dans l’intervalle, le mal est fait. Le terrorisme jihadiste s’est enraciné en Tunisie. 3000 tunisiens, peut-être davantage, sont enrôlés dans des champs de bataille jihadistes en Syrie, en Libye, en Irak, sans compter l’Algérie (In Amenas en janvier 2013).
La société tunisienne est sous le choc, elle ne se reconnaît pas dans cette réalité. C’est la culture de la liberté qui qualifie la société tunisienne. Les campagnes menées par Habib Bourguiba contre le port du voile, contre la répudiation, contre la procréation fataliste sont fondées sur les principes de la liberté et de la responsabilité ; elles ont entraîné une large adhésion populaire malgré les réticences des milieux conservateurs, précisément parce que la société, dans ses profondeurs, est attachée à la culture de la liberté. Plus largement, l’essor du tourisme témoigne de l’esprit tunisien : plus que le texte de la Constitution, plus que la Loi et les Codes, la Tunisie ouverte, confiante, tolérante est d’abord un esprit. C’est pourquoi le modèle de société est important, fondamental, stratégique. Le vote de l’électorat tunisien repose essentiellement sur l’attachement à ce modèle de société, à cet esprit.
Aujourd’hui, et quelle que soit la rhétorique des partis islamiques, la lutte contre le terrorisme change de nature. La stratégie s’inscrit dans la longue durée et exige des sacrifices supérieurs. S’il est vrai qu’à ce jour, aucun pays n’a remporté une victoire totale contre la violence jihadiste, la Tunisie doit néanmoins faire face : changer de posture, lutter, se prémunir.
La nature de la menace
Pour tenter de cerner la menace, il faut observer le modus operandi jihadiste, analyser les précédents : en Algérie, en Libye, au Mali, en Afghanistan, et dernièrement en Syrie et en Irak. Les groupes jihadistes prétendent conquérir le pouvoir par la violence, au besoin par la force des armes.
(a) Ils disposent d’un armement moderne et d’une formation au maniement ;
(b) L’action commence par la tentative d’occupation d’un périmètre clandestin à partir duquel des assauts sont lancés, qui sont autant d’actions suicidaires ;
(c) Dès que le périmètre devient militairement défendable (Afghanistan, Mali, Syrie, Irak), ils lancent des opérations de conquête des villes où ils instituent un ordre prétendu islamique : intolérance, obscurantisme, destruction de mausolées, mutilations, exécutions sommaires réduisent à néant le règne du droit et de la liberté; les femmes, comme toujours, sont les premières victimes. Ces pratiques, particulièrement horribles, posent un problème de civilisation.
En Tunisie, l’implantation du terrorisme s’est accompagnée d’une double menace mettant en cause l’unité nationale et le principe même de l’Etat national.
L’affaiblissement de l’Etat a provoqué une régression politique qui s’est exprimée par la remontée de la logique tribale. L’effort d’intégration nationale entrepris au lendemain de l’indépendance avait réussi à surmonter les clivages traditionnels des tribus et des clans. Cet acquis a été ébranlé par des revendications particularistes en vertu desquelles les ressources nationales (le phosphate dans le bassin minier) doivent profiter aux populations des tribus locales. Les désordres et les révoltes qui ont éclaté dans le bassin minier ont ouvertement soulevé cette revendication. Dans le reste de la région maghrébo-sahélienne où subsistent des minorités individualisées (Amazigh, Touaregs et Toubous), la problématique se pose en tant que facteur structurel de l’intégration nationale et de la construction de l’Etat. La Tunisie, en dépit de ces soubresauts, se distingue néanmoins dans le tableau régional par une unité nationale forte et éprouvée.
D’autre part, la transition démocratique en Tunisie a révélé l’existence d’une minorité qui, niant la légitimité de l’Etat territorial, milite pour l’avènement de l’Etat communautaire (arabe ou islamique). Ces groupuscules s’attaquent aux symboles de l’Etat, apportent leur appui déclaré à l’avènement d’un Emirat ou à la proclamation d’un Etat islamique tel que Daesh. Ils constituent une force intérieure à l’appui des thèses jihadistes.
Si la menace politique provincialiste reste surmontable par une stratégie de développement économique et social et d’équilibre régional, la menace communautariste constitue un danger profond lié au jihadisme islamiste international. La démarche doit vaincre toutes les menaces.
Notre démarche
La bataille pour la sécurité doit être menée sur trois fronts : affirmer l’autorité de l’Etat, réprimer radicalement le terrorisme, éradiquer le crime organisé transnational. Le crime organisé, connu depuis plus de 20 ans (trabendo), a pris une ampleur démesurée dans les pays du Sahel africain (trafics de cigarettes, voitures, pétrole, drogues, armes, êtres humains, etc.) et étendu son réseau à la Tunisie (pétrole, cigarettes, armes, drogues, produits alimentaires) ; il porte un potentiel de déstabilisation insidieux. Terrorisme et crime organisé transnational prolifèrent à la faveur de l’affaiblissement de l’Etat et opposent conjointement une capacité de résilience plus forte.
A partir de 2015, la politique de sécurité de la Tunisie doit se déployer suivant quatre grands axes. D’abord, l’autorité de l’Etat.
A- L’autorité de l’état
Elle consiste à affirmer la centralité et la primauté des institutions de l’Etat et à étendre l’autorité des services de sécurité sur l’ensemble du territoire. A cette fin, des mesures s’imposent : une doctrine claire ; la réforme des institutions ; l’optimisation de la chaîne de commandement ; le renforcement des moyens ; l’édification de la confiance.
Avant 2011, la confiance dans l’Institution étatique n’existait pas du fait de la corruption au sommet de l’Etat et des déviations constatées dans l’appareil de sécurité intérieure et de la Justice. Le tunisien n’avait aucune garantie quant à la sécurité de sa personne ni de ses biens ; la Justice était aux ordres ; l’appareil de police était entaché de corruption et sali par la pratique de la torture, qui était un fait public. La faculté de dénoncer les abus et les violations n’existait pas. Avec l’Etat, y compris les institutions de la police et de la Justice, les tunisiens entretenaient une relation de mépris et de crainte. Une telle relation, typique des régimes despotiques, est propice à l’explosion et à la révolte.
Le fait nouveau, au lendemain de la Révolution, est la réappropriation de l’Etat et la construction collective de la confiance. La relation de confiance ne tient pas aux seuls droits inscrits dans la Constitution ni à la seule législation, mais à l’ensemble des institutions qui forment l’architecture de la société et qui organisent la défense collective de la liberté. Cohérence des Institutions, indépendance de la justice, liberté des médias, participation, responsabilité de la société civile sont indivisibles : l’ordre démocratique est un tout. Plus au fond, c’est la conjonction des institutions et des libertés qui inspire le sentiment de la sécurité et qui forme la base de la confiance dans l’Etat. Sur cette base, la lutte contre le terrorisme devient à la fois le devoir de l’Etat et la responsabilité de la société.
UNE DOCTRINE CLAIRE. Les premières mesures intérieures répondent au sens de l’urgence et à l’obligation de clarté et d’optimisation de la chaîne de commandement. Aucune parcelle de territoire ne doit échapper au dispositif de sécurité. Aucune défaillance, aucune hésitation de commandement ne seront acceptables. La lutte pour la sécurité est indivisible. Huit mesures urgentes seront proclamées :
- Une direction centrale unifiée sera instituée au sein du Premier Ministère incluant les corps de l’armée, les forces de sécurité et les sphères annexes (renseignement, etc.) ;
- La direction est placée sous l’autorité d’un Conseil qui comprend les Ministres et les hauts responsables chargés de la sécurité et de la défense ; la mission du Conseil s’étend à la coordination, l’évaluation et la prise de décision ;
- Le territoire sera divisé en cinq grandes régions ayant chacune une façade maritime. La direction centrale comptera un représentant dans chaque région, responsable de la zone, chargé du commandement et disposant de l’ensemble des moyens basés dans la région ;
- Ce dispositif, bien qu’il rappelle l’état de guerre, s’inscrira rigoureusement dans l’Etat de droit, dans le respect de la loi, des garanties constitutionnelles et des libertés. Si l’Assemblée des Représentants du Peuple décide de constituer une Commission parlementaire siégeant à huis clos, des réunions conjointes seront organisées à la demande de cette Commission dans le respect des attributions de la représentation nationale et conformément au souci partagé de l’intérêt supérieur ;
- Le volume des forces actives se situe conformément aux standards modernes à 1% de la population, soit 100.000, sans discrimination entre hommes et femmes, répartis dans l’ensemble des corps sécuritaires ; les besoins supplémentaires seront temporairement comblés par les forces de réserve ;
- Les agents estimés nécessaires seront mobilisés ; ceux parmi eux qui ont pu être versés à la retraite seront rappelés et associés à tous les niveaux de responsabilité ;
- Le service national ne souffrira aucune exception dans la mesure où il répond au souci d’intégration nationale et qu’il répartit l’effort entre les citoyens sans distinction. L’admission dans les services de sécurité sera subordonnée à l’accomplissement du service national. Cette obligation est un symbole d’unité nationale : nous appartenons à une même nation quand nous sommes prêts à mourir pour cette nation ;
- La sécurité et la défense incombent aux seuls tunisiens et aux seuls corps républicains, à l’exclusion des étrangers et des milices de quelque obédience que ce soit.
B- Un concept stratégique efficace
La politique de sécurité et de défense instituée au lendemain de l’indépendance se basait sur trois principes : (a) la sécurité intérieure incombe au Ministère de l’Intérieur qui veille sur l’ordre interne au moyen des services de police et de la Garde Nationale ; (b) la défense nationale relève d’un Ministère distinct qui veille sur la neutralisation de l’ennemi extérieur ; les forces de défense doivent être qualitatives, non quantitatives, dans la mesure où la taille et les moyens du pays permettent tout juste de résister contre un ennemi supérieur en nombre et plus puissant en moyens militaires ; (c) la défense ultime repose sur la combinaison de l’outil militaire et de la résistance populaire totale jusqu’à l’intervention de l’arbitrage international. Ainsi, la défense de la Tunisie repose en dernier ressort sur la confiance dans l’institution internationale qui, effectivement, a fonctionné dans tous les cas de menaces ayant ciblé la Tunisie depuis l’indépendance. Les deux super puissances ont effectivement soutenu la cause tunisienne au Conseil de Sécurité (Sakiet Sidi Youssef ; Bizerte ; Hammam Chatt ; assassinat d’Abou Jihad). La Tunisie n’a pas porté l’agression contre Gafsa en janvier 1980 devant le Conseil de Sécurité mais elle a, dans cette épreuve, immédiatement bénéficié du concours de la France et des Etats Unis.
Cette doctrine est-elle encore pertinente ? D’une part, l’ennemi n’est plus seulement extérieur, il devient également intérieur : c’est la leçon tirée du terrorisme apparu en Tunisie en 2012. Dans le contexte présent, la menace est loin d’être éphémère ; d’autre part, nous adoptons une nouvelle identité politique jugée comme un précédent redoutable par les régimes de la région ; enfin, le tableau stratégique mondial a changé radicalement ; les postures régionales sont totalement nouvelles. Nos voisins qui étaient des adversaires déclarés de l’OTAN collaborent avec l’OTAN dans des conditions paradoxales mais étroites ; de ce fait, le concept stratégique qui commande la sécurité et la défense doit être reconsidéré.
Il s’agit d’élaborer un concept stratégique intégrant tous les paramètres. Ce concept détermine les missions respectives des corps de sécurité et de défense, le volume des forces, les choix d’équipement, la formation, le déploiement, la hiérarchie de commandement et la doctrine de coopération internationale. En fait, l’étude géopolitique et technique est réalisée, mais avant de la traduire sous format stratégique, il sera indispensable de consulter les hauts responsables engagés sur le terrain et d’évaluer les conclusions respectives. Rien ne sera décidé quant au fond sans la participation des opérateurs confrontés aux épreuves du terrain et du voisinage. Cette consultation prendra quelques semaines.
C- La politique de coopérations internationale
- Il ne nous échappe pas que si la lutte contre le terrorisme est une responsabilité internationale, la problématique du jihadisme est centrée dans la communauté arabe et islamique et que ce recentrage est voulu par certaines puissances arabes et par des puissances non arabes ;
- Le Premier Ministre libyen déclare (27 sept 2014) qu’il soupçonne Qatar, le Soudan et la Turquie de fournir des armes et des mercenaires au camp des milices jihadistes qui opèrent en Libye. De ce fait, il est indispensable de clarifier les rapports interarabes ; rappelons que le Soudan siège au Groupe des Six voisins de la Libye ;
- Il n’est pas exclu que la menace s’étende à des pays arabes ou islamiques jusqu’ici épargnés, sachant que les facteurs révolutionnaires préexistent dans plusieurs régimes de la région et que la menace jihadiste est en pleine expansion ;
- Elargir le Groupe des Six aux pays qui forment le périmètre Maghreb-Sahel dans la mesure où la zone forme un seul et même théâtre sécuritaire ; le Groupe comprendra 12 pays incluant les cinq pays latino-européens ;
- La coalition internationale formée en septembre 2014 contre le terrorisme jihadiste signale un changement de posture : le passage à la répression par les puissances occidentales. Si la mobilisation internationale se maintient dans le même sens, le jihadisme se détournera vraisemblablement de la zone centrale du Moyen Orient vers d’autres zones estimées moins provocatrices pour les puissances occidentales ; cependant, les rapports interarabes restent obscurs ;
- Le concept stratégique contribuera à fixer en dernier ressort la ligne diplomatique. Toutes les options sont ouvertes pour garantir durablement la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité de la Tunisie ainsi que la finalité démocratique irréversible.
D- Une politique économique et sociale
La dégradation de la situation économique, sociale et politique en Tunisie au cours des vingt dernières années offre un milieu propice pour le développement du trafic, de la fraude et du crime. L’absence de la moindre perspective explique le désespoir de la jeunesse, le courant d’émigration clandestine, l’essor du commerce parallèle, le banditisme et la délinquance. Le terrorisme s’inscrit dans la logique de cette dérive. Il manifeste à son tour le déséquilibre qui afflige la société tunisienne et, du reste, l’ensemble de la région y compris les pays pétroliers censés être des pays riches.
La répression directe ne saurait vaincre le terrorisme sans être couplée à une politique économique et sociale à long terme et à des mesures d’urgence à court terme. Le Programme économique et social, fondé sur un effort national et sur la solidarité internationale, comprend notamment :
a- Un effort exceptionnel d’investissement pour favoriser la croissance et l’emploi ;
b- L’amélioration des conditions de vie, la mise à niveau des équipements sociaux et le développement des services de santé, d’éducation et de formation professionnelle ;
c- Le décloisonnement des régions et le développement des infrastructures et des communications de sorte que tous les gouvernorats soient reliés entre eux et reliés au monde ;
d- La création de 500.000 emplois au cours des 5 prochaines années, soit une moyenne de 100.000 emplois par an ;
e- Une politique d’encouragement à l’entrepreneuriat avec des mesures de facilitation du crédit ;
f- La promotion d’offres d’opportunités économiques pour intégrer les acteurs du secteur informel afin de favoriser leur insertion dans la légalité et de maîtriser le commerce parallèle ; l’offre sera accompagnée de mesures de contrôle renforcé pour réduire et résorber l’activité informelle ;
g- Un volume d’investissement global à raison de 20 à 25 milliards de Dinars par an pendant dix ans ; les régions de l’Ouest et du Sud doivent bénéficier globalement d’une moyenne d’investissement de 10 milliards par an pendant 10 ans.
Ainsi le tableau économique et social pourrait-il changer graduellement. Des mesures d’urgence doivent intervenir aussitôt après la formation du nouveau gouvernement de façon à provoquer une amélioration immédiate des conditions de vie et de l’environnement urbain et à inspirer le sens de l’espoir.
Il est clair cependant que les solutions des problèmes de la jeunesse et des déséquilibres dans les régions constituent des réponses nationales aux difficultés nationales. La menace globale jihadiste porte, au-delà de la Tunisie, sur la stabilité de la région et sur le destin de la communauté arabe et islamique ; dans l’environnement maghrébin, les facteurs de violence dépassent le caractère économique et social. Le terrorisme subsistera dans le champ indépendamment de nos efforts et affectera indirectement notre potentiel et l’attractivité de la destination Tunisie.
A cet égard, un progrès décisif de la transition démocratique, l’avènement au 26 octobre d’une majorité de progrès forte et convaincante, dans le prolongement de la Constitution du 26 janvier, constituent une réponse suffisante pour former un arc de sécurité et de solidarité en mesure de nous prémunir contre les stratégies hostiles, quelle que soit l’ampleur de la menace. Au-delà de nos propres aspirations, le succès franc et clair de la révolution démocratique en Tunisie est une valeur qui transcende l’intérêt national tunisien et qui vérifie notre foi première que la défense ultime de la Tunisie tient au crédit qu’elle a acquis en raison de ses choix culturels et de l’option de civilisation qu’elle illustre.
L’enjeu du 26 octobre 2014 est absolument stratégique.
Ahmed Ounaïes,
10 octobre 2014
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Comme d'habitude,j'eprouve personnellement un interet particulier a lire les analyses meritoires de SE l'ambassadeur Ahmed Ounaies sur les sujets couvrant le present et l'avenir de notre pays. Les propositions judicieuses et constructives formulees par Sid'Ahmed devraient retenir l'attention des hommes politiques et de la societe civile pour l'adoption d'une strategie globale de securite et de defense de notre pays.