Décryptage
Un Dernier verre de thé que les Editions Actes Sud viennent de publier dans une traduction d’Edwige Lambert, est un ouvrage de Mohammed El-Bisatie, disparu en 2012. Né en novembre 1937, à El-Gamalia, près de Port Saïd, cet écrivain égyptien était entré en 1960 à la fonction publique comme inspecteur des finances après des études de commerce à l’université du Caire. Ses premières œuvres apparurent en 1962. On compte à son actif plusieurs recueils de nouvelles et huit romans, parmi lesquels: Ibtissamat al-Madina al-Ramadiyya, Mughamarat Hamza et Hadith min al-Tabik al-Thalith. Il avait, en outre, collaboré à plusieurs revues dont al-Masa’, al-Katib, al-Majalla, et Rose el-Youssef. Il fit partie avec un groupe d’intellectuels égyptiens de la célèbre ‘Galerie 68’, (Gâlîrî 68 ), une revue littéraire d’avant-garde qui vit le jour dans les années soixante et dont l’un des principaux fondateurs est le romancier bien connu Gamil Attiya Ibrahim, auteur notamment de Al-Hidad la Yaliq bil-Asdiqaa (Le Deuil ne sied pas à nos amis) et Al-Nuzoul Ila Al-Bahr (Descente vers la mer).
Les éditions Actes Sud ont publié régulièrement les ouvrages de Mohammed El-Bisatie. La Clameur du lac (Sakhb al-Buhaira) parut en 1996, Derrière les arbres (Beyout Wara’ al-Ashgar) en 2000, Bruits de la nuit (Aswat el-Leil ) en 2003, D’autres nuits, (Layâlin ukhrâ’) en 2006 et La faim (Jû’) en 2011.
Un dernier verre de thé est en fait une anthologie d’une trentaine de nouvelles, choisies pour la plupart par l’écrivain lui-même, peu avant sa mort ; des nouvelles ayant balisé sa trajectoire, reflétant sa verve, ses préoccupations et son style particulier.
Le titre de cette oeuvre reprend celui de la troisième nouvelle qui illustre fort bien la technique narrative de Mohammed El-Bisatie, une technique particulière, immuable. L’auteur, en effet, se cantonne dans une prudente obscurité, une attitude ambiguë qui s’accommode de toutes les interprétations possibles, même si, de temps en temps, un subtil coup de pinceau laisse habilement entrevoir la trajectoire finale. Cette anthologie ne déroge pas à la règle. Presque tout est suggéré en filigrane: l’attitude traditionnelle dictée par les conventions sociales de l’époque, le contrôle des coutumes sexuelles, et même la réalité socio-politique égyptienne des années 1970. Dans la première nouvelle de l’ouvrage, ‘La Lande’, presque rien n’est révélé. Comme la plupart des romans égyptiens, à première vue, l’histoire peut paraître d’une banalité affligeante; elle se termine ainsi:
«La cabane resta fermée un jour et une nuit. Le jour suivant, un autre vieillard arriva, suivi du garçon. Les vieux, dans cette famille, se ressemblaient tous. Personne, au village, n’aurait pu les distinguer». (p. 23)
Mais, parce que ses séquences sont vues, pour ainsi dire, au microscope, l’histoire prend vite l’allure d’un réquisitoire en règle. Au lecteur donc de saisir les sous-entendus et tirer la conclusion.
Contrairement à la plupart des écrivains égyptiens, comme Naguib Mahfouz ou Ibrahim Aslan, par exemple, dont les personnages semblent surgir tout droit d’une vraie cour des miracles médiévale, Un dernier verre de thé ne se veut pas une fresque sociale. Comme presque toutes les nouvelles se situent à la campagne, la peinture de la société égyptienne y manque d’acuité, voire d’intensité particulière. Ces nouvelles sont plutôt des suspenses et, par conséquent, si les personnages y sont décrits à l’emporte-pièce, sans nuance, si leurs tragédies familiales, leurs malheurs et leurs conflits se succèdent comme une litanie, c’est parce que non seulement le malheur au malheur ressemble, mais également parce que les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne sont aussi intéressants que les rapports humains qui les sous-tendent.
Ainsi, dans la nouvelle intitulée ‘Le sac flottant’, le personnage central, Darwich, a l’habitude de se rendre avec sa femme à «l’écluse qui relie le canal au fleuve, quand elle est fermée ». (p.105) Là, il récupère les dépouilles des buffles ; mais il lui arrive aussi, surtout quand «les plants de maïs sont hauts», de retirer «les corps de jeunes filles enceintes que le fleuve charrie dans sa course» (p.106). Comme il était ‘le seul’ à faire ces découvertes macabres, il devint vite le fossoyeur attitré:
Des jours peuvent s’écouler sans que Darwich s’approche de l’écluse.
Puis un matin, encore couché, il entend frapper un coup sec à la fenêtre du salon, voit la lumière de l’aurore baigner la cour. Il ouvre la porte, perçoit un chuchotement :
- L’écluse.
Un homme est là contre le mur, un châle autour de la tête et du visage, un long bâton à ses côtés. - Tout de suite, murmure Darwich.
L’homme porte sa main à sa poche. Darwich recule et marmonne : “Dieu soit clément “. - Un drap.
- je l’apporterai.
L’homme s’éclipsa. (pp.112-13)
C’est là une technique subtile. Dans cette nouvelle, chaque détail a son importance. Le ‘long bâton’, par exemple, possède sa signification propre. Le recours au non-dit de l’auteur et le décryptage de l’univers du personnage central requièrent nécessairement la participation active du lecteur. C’est la condition sine qua non, car ce qui reste au cœur du propos dans cette nouvelle ce n’est pas tant le mystère qui entoure ce sac arrivé jusqu’à l’écluse, que la terrible motivation de ceux qui l’ont jeté dans le canal.
Il faut dire que pour le romancier désireux de répondre aux goûts de ses lecteurs, les délits d’honneur constituent un moyen idéal, et Mohammed El-Bisatie, on le comprend, n’a pas manqué d’y recourir. Il l’a déjà fait, notamment dans Derrière les arbres et dans D’autres nuits.
Un dernier verre de thé est un livre à lire et à méditer.
Mohammed El-Bisatie, Un dernier verre de thé et autres nouvelles, traduites de l’arabe (Egypte) par Edwige Lambert, Actes Sud/Sindbad, 230 pages.
Rafik Darragi
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