Hervé Bokobza*: traiter les Jihadistes de fous, c'est discréditer la folie
Le 29 janvier 2011, un ami tunisien m’attendait à l’aéroport de Tunis avec le Canard Enchaîné déplié. Il était hilare, ses yeux embués : c’était 15 jours après le début de la révolution tunisienne. Je n’aurai plus à cacher au fond de mon sac les Charlie, Monde diplomatique ou Canard, quand je viendrai en Tunisie.
Le premier acte révolutionnaire fut de permettre à la presse libre et indépendante de s’exprimer. J’insiste sur « presse indépendante ». Car c’est celle qui est combattue politiquement par des hordes barbares .
Ce sont des combattants de la liberté, de la pensée libre, des militants acharnés de la lutte contre toute forme de discrimination, des humains profondément attachés au combat contre toutes les formes de racisme qui ont été sauvagement exécutés.
Sidérés , touchés dans nos corps, dans nos esprits abasourdis, tristes , en colère, submergés par une intense émotion, nous nous trouvons aujourd’hui convoqués par l’urgence de comprendre et de retrouver notre capacité de penser qui a été si ébranlée hier. En effet l’un des objectifs des assassins est clair : lutter contre la possibilité de penser donc celle de débattre, de se disputer, de rire, de découvrir tous les jours de nouveaux horizons psychiques, d’apprendre à vivre l’altérité.
Eliminer ceux qui ne pensent pas comme eux, telle est la conséquence de leur fanatisme. Mais déjà dire qu’ils « pensent » est leur faire un honneur inapproprié. Au pire ils sont instumentalisés au mieux ils sont « pensés ». Le plus grave c’est qu’ ils sont de plus en plus nombreux. Pourquoi ? Comment ?
Je n’aurai pas l’outrecuidence de répondre à ces questions, à supposer qu’il soit possible de faire une analyse exhaustive de ce qui se passe .
Mais déjà, au delà de l’émotion, d’un naturel et formidable élan de solidarité ,des premiers essais de réponses au « comment faire pour combattre cette barbarie» sont apparues, certes en filigrane : la dimension sécuritaire serait la réponse la plus appropriée ! Prenons le pari que dans les jours qui viennent ce débat va s’engager.
Mais s’agira t-il d’un débat ou de l’escamotage d’un débat de fond indispensable ?
Nous savons déjà que les services de police et de renseignements utilisent avec rigueur, dans le cadre d’un Etat démocratique, toutes les procédures possibles.
Disons-le tout net : la réponse sécuritaire sera un échec et bien au contraire risquera d’attiser les tensions, les incompréhensions, les replis frileux ou haineux ( voire l’exemple américain).
Il ne s’agit pas de confondre la sécurité à laquelle chaque citoyen a droit en République avec la dimension sécuritaire qui procède d’une certaine conception de la politique qui utilise la peur pour assurer une domination sans partage sur les citoyens.
Les Tunisiens sont bien placés pour nous en parler : pendant des décennies ils ont vécu sous un régime sécuritaire, sans liberté de la presse, sans liberté de parole et je me souviens de ce même ami qui , demeurant chez moi quelques jours en vacances, me confia que dans l’après midi il était allé dans un bois très reculé des environs et s’était mis à hurler des insultes contre son président de la république de l’époque ; il pensait qu’il pouvait être entendu et menacé même en France ! il était conditionné dans la peur de dire !
C’était un régime «autoritaire» pour certains , dictatorial pour d’autres ,hélas soutenu par l’Europe et la France en particulier… N’oublions pas que le RCD (parti de Ben Ali) appartenait à l’internationale socialiste.
Alors que veulent dire aujourd’hui tous ces beaux discours sur la démocratie menacée ? Par ceux là même qui pendant trois ans ont soutenu le gouvernement islamiste «modéré» Ennahdha, prétendant qu’il existait un islamisme modéré ! C’est avec l’appui de ce gouvernement qu’a été assassiné par des djiadistes le militant laïc Chokri Belaid …
Les Tunisiens , par leur formidable combat quotidien, par leur détermination et leur intelligence, ont chassé par la voie démocratique…les usurpateurs de la démocratie et ont démontré que cet « islamisme modéré » n’était en fait que le côté apparent et hypocrite d’un corpus dont la face cachée était l’extrémisme . Par ailleurs demandez aux démocrates tunisiens ce qu’ils pensent de la manière dont les médias français dans leur ensemble ont couvert leur élection présidentielle : écœurés d’entendre nos éditorialistes et nos hommes politiques soutenir ou mettre sur le même plan celui qui a gouverné avec les islamistes et celui qui représentait une autre voie . Ainsi l’occident , l’Europe , La France , la République française ont soutenu un islamisme modéré lui-même soutenu et alimenté financièrement par le Qatar d’un côté et par l’Arabie Saoudite de l’autre !
Notre république est menacée, attaquée, ébranlée, touchée: tous nos dirigeants le répètent en boucle ! cela est on ne peut plus vrai ! mais qu’en est-il de cette République, de nos valeurs, de notre histoire , de nos espoirs.
Tous parlent à juste titre de liberté comme valeur fondamentale et essentielle de cette République . Peu ont parlé d’égalité et de fraternité. Peu ont énoncé leur lien indéfectible, l’impossible coupure ou séparation entre ces trois termes
L’horrible attaque contre la liberté hier s’est déroulée à un moment de notre histoire ou les inégalités se sont creusées comme jamais, à un moment où les liens de fraternité symbolisés par la solidarité nationale est attaquée comme jamais .
L’Etat est le garant du maintien de ces valeurs ! Or l’Etat républicain cède sur ses valeurs, colonisé par «un discours totalitaire soft » : les discours du capital financier qui sans relâche attaquent ces valeurs ; l’Etat républicain cède petit à petit ; il faillit à sa tâche, il accepte, il devient spongieux, il cache aux citoyens les enjeux colossaux auxquels nous sommes confrontés, il répète, accompagné par une puissance médiatique complice, qu’il n’y a pas d’autre système possible ; qu’il n’y a pas d’autre solution que de continuer à attaquer les acquis de la République, en favorisant une logique qui organise l’accroissement des inégalités ! une logique implacable qui tente de détruire nos liens de solidarités en encourageant la culture de l’individualisme.
Dans le même mouvement, relayé par une bureaucratie galopante et triomphante, il déploie ses tentacules pour formater notre pensée et nos pratiques professionnelles : maîtrise, transparence, homogénéité sont les maîtres mots, ceux qui envahissent la vie de tous les citoyens, par le biais des protocoles, procédures ou autre « démarche qualité ».
En psychiatrie, il est assez facile de constater l’évolution d’une discipline qui aujourd’hui prône la médication comme solution majeure à tous les problèmes : au nom d’un pouvoir bio politique qui fait des firmes pharmaceutiques et de leur immense pouvoir financier l’ordonnateur de la clinique, de la formation, des dépenses !! et qui a besoin de la dimension sécuritaire excluante et ségrégative pour assurer cette domination sans faille ! On nous a raillé parce que nous avons dit et redit que le risque zéro n’existait pas et que le plus grave des risques était celui de ne pas en prendre ! sécurisez les hôpitaux ! fermez les portes ! isolez ! enfermez ! sécurisez nous !
Le plus grave est que cette idéologie est relayée par des praticiens avides de pouvoir et d’honneurs ! honte à eux!
Et puis, cerise sur le gâteau, voilà que partout on traite les salafistes de fous. horreur ! on continue à humilier la folie, à la discréditer. Les amalgames , les stigmatisations commencent par les mots, par le fait de nommer. Ce n’est pas un assassinat politique, ce n’est que l’œuvre de fous , dangereux par essence ! heureusement la science est là ! sont récompensés ceux qui déclarent que la dépression est due à une inflammation des tissus ! attention ça brûle : vite un remède ! vite un labo ! à bas la dimension relationnelle ! elle prend du temps, elle coûte trop cher et surtout elle ne rapporte rien ! Quelle attaque contre la pensée ! C’est aussi la mise en place d’un processus de colonisation mentale à même d’interdire aux étudiants de posséder les outils qui leur permettraient de choisir leur orientation théorique ou thérapeutique ! Quelle attaque contre la pensée ! il n’ y a pas d’autres solutions nous dit-on ! attaque contre la liberté d’imaginer, de rêver, d’espérer !
il pas ne faut plus escamoter ce débat : la République est aussi attaquée de l’intérieur. Par ceux-là mêmes que nous avons élus !
Le vertigineux creusement des inégalités met la liberté au bord du gouffre , les attaques contre la Sécurité sociale entament les liens de solidarité dénommés honteusement liens d’assistance. Comment se sentir libre quand il est dit que les chômeurs sont responsables de leur situation, que les malades profitent ou que les enseignants sont vraiment nuls ! Quand les métiers sont attaqués au cœur.
L’Etat semble faible quand il s’agit de garantir les valeurs républicaines auquel tout citoyen peut prétendre mais il paraît plus fort quand il se met à la solde de ceux qui tentent de régir la vie publique : les puissances financières.
Les terroristes ont massacré les plus avancés d’entre nous : ceux qui ont dénoncé jour après jour ces déviances, ces ingérences, ces reculs.
Ceux qui disaient toute l’inhumanité des hommes ! Toute leur bêtise . Qui voyaient les cons comme des cons et qui les croquaient avec le plus affiné des couteaux : leur crayon.
Ils ont massacré des citoyens dont le seul tort, à leurs yeux, était d’être juifs.
Ils ont massacré des citoyens dont le seul tort , à leurs yeux, était d’être des policiers.
Réagir c’est combattre pour maintenir, retrouver nos valeurs en articulant en permanence ces trois composantes de liberté, d’égalité et de fraternité
La psychiatrie est toujours un formidable reflet de l’état d’une société: nous avons été amenés il y a 6 ans à créer le collectif des 39 contre la nuit sécuritaire car nous affirmions et continuons d’affirmer qu’on ne traite pas la maladie mentale en mettant en avant la dimension sécuritaire.
Nous énonçons le même constat devant l’horreur qui assaille le peuple français ! notre pays est touché en son cœur : une guerre lui est déclarée. Une guerre qui est financée par les ennemis de la République, appuyés par des moyens financiers considérables, relayée par des réseaux sociaux déchainés.
L’autorité de l’Etat doit être restaurée en se débarrassant de mésalliances multiples qui lui imposent le reniement de nos valeurs.
il faut répondre politiquement : combattre les inégalités, développer les systèmes de solidarité, soutenir jour après jour la liberté de penser en combattant tous les formatages possibles , quelle que soit leur origine, défendre de manière inconditionnelle la laïcité, comme le faisaient les journalistes de Charlie Hebdo.
N’est ce pas la meilleure manière d’assurer la sécurité dont nous avons tous besoin ?
Hervé Bokobza
*Psychiatre français d'origine tunisienne
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