La démocratie et l’argent : deux inséparables bien anciens
La démocratie a une date et un lieu de naissance : 508 avant Jésus-Christ, à Athènes. Ce pouvoir du peuple (démocratia) a été inventé par Clisthène, aristocrate athénien qui a non seulement mis fin à la longue tyrannie de Pisistrate et ses fils, commencée, près de deux générations plus tôt, mais aussi mis en place un vrai nouveau régime. Ainsi, la communauté des citoyens se trouvait dotée, à l’Assemblée du peuple, de prérogatives toutes nouvelles lui donnant le dernier mot pour toutes les élections et dans les tribunaux populaires. Elle élisait les dirigeants véritablement représentatifs de la cité qui étaient presque toujours aristocrates. A Athènes, berceau et bastion du régime démocratique le plus radical, il fallait attendre près d’un siècle pour voir un homme du peuple, Cléon, arriver au sommet du pouvoir. Mais ce démagogue qui excellait à flatter le peuple, au grand dam des adversaires de la démocratie, partageait avec les aristocrates la richesse matérielle. Il avait acquis une bonne fortune en gérant un atelier de tannerie où il exploitait plusieurs dizaines d’esclaves. Après lui, la porte de la célébrité politique, balisée par l’argent, a été ouverte à d’autres ’’hommes nouveaux’’ tels que Hyperbolos et Cléophon.
Aspects pécuniaires de la démocratie à Athènes et à Carthage
Les dirigeants démocrates athéniens avaient besoin des voix du peuple qui était constitué essentiellement de paysans vivant dans l’Attique, territoire bien vaste par rapport à la superficie moyenne dont disposaient les cités grecques. Pour motiver leurs troupes, ils ont institué, au Vème siècle avant Jésus-Christ, un ’’salaire’’ (misthos) pour lequel il fallait trouver une source de financement. Le budget de l’Etat ne pouvant nullement supporter une telle charge, la solution fut trouvée à l’étranger : des centaines de cités grecques de la Mer Egée, réunies de gré ou de force, autour d’Athènes dans le cadre de la Ligue de Délos, constituée initialement en vue de s’opposer à Sparte, l’ancien ennemi de la Guerre du Péloponnèse, ont été astreintes à verser à la cité hégémonique un tribut en contrepartie de la sécurité qu’elle leur offrait.
Cette manne financière, sans exemple dans l'histoire des cités grecques, a permis d’entretenir, pendant plusieurs générations une foule très nombreuse. Elle a aussi servi, d’abord, à verser des salaires en contrepartie de l’exercice de la plupart des charges publiques avant de profiter à l’Assemble du peuple. Cette pratique est l’une des mesures phares prises par Périclès, figure de proue de la démocratie athénienne pendant le deuxième tiers du Vème siècle avant Jésus Christ. A plein régime, cette démocratie a fait de l’exercice des droits civiques un ’’métier’’ rétribué en fonction de l’importance de la tâche. Ainsi, un vrai clientélisme politique a été nourri par l’argent. Un contrat tacite faisait que les dirigeants démocrates assuraient au démos le confort matériel et la large participation à la gestion des affaires de l’Etat en contrepartie des voix de ses membres. Au don répondait le contre-don. Le misthos est devenu tellement emblématique de la démocratie athénienne qu’il a été supprimé chaque fois que ce régime a été renversé par ses adversaires.
Le versement des salaires a été précédé puis accompagné de l’établissement des clérouquies, colonies militaires établies dans les territoires des cités égéennes dominées par Athènes. Ces établissements ont servi d’exutoire lucratif au démos athénien tout en assumant le rôle de gendarme au profit de la métropole.
Dans d’autres domaines, le régime démocratique d’Athènes a eu, avec l’argent, des rapports très particuliers. Ce fut le cas de l’ostracisme qui consistait à exiler, suite à un vote populaire, pendant dix ans, un homme politique, considéré comme dangereux pour la démocratie. Exclus d’Athènes, l’ostracisé pouvait jouir de la totalité de ses revenu auxquels l’Etat ne touchait nullement. L’exil était très souvent doré.
Cette relation à l’argent doit être située dans son contexte. Les dirigeants démocrates acceptaient la participation massive du peule au pouvoir mais ils savaient plus que quiconque que la disponibilité, en permanence, pour l’activité politique et surtout pour le leadership, supposait un niveau de richesse qui ne pouvait être atteint qu’exceptionnellement par les membres du démos. Dans l’armée, la formation noble était la cavalerie, totalement fermée au peuple à cause du coût de l’équipement qu’elle exigeait.
La logique des Anciens a séduit les Modernes
L’idéologie dominante, développée par les aristocrates, considérait que l’artisan ne saurait jamais être un bon citoyen car il était astreint à travailler tous les jours dans des ateliers insalubres. Ainsi, il n’avait ni le temps nécessaire à la participation fréquente à la vie politique, ni la bonne constitution physique, indispensable au soldat. De là est venu l’idéal du propriétaire terrien, suffisamment riche pour s’adonner à la politique en faisant travailler des esclaves sur ses terres et jouissant de la bonne santé que procure la vie à la campagne ne serait-ce que de manière intermittente. Pour boucler le raisonnement, il fallait justifier l’esclavage. Aristote s’en est chargé, dans sa ’’Politique’’ en démontrant, sans état d’âme, en une page célèbre, que l’homme ne pouvait être réellement libre et bon citoyen qu’en se déchargeant de tous ses travaux manuels et accaparants sur les esclaves qui lui permettent d’avoir le temps d’accomplir son devoir d'homme politique et de soldat.
Du même philosophe, nous avons l’analyse la plus fine de la constitution de la Carthage punique qu’il a classée parmi les meilleures de son temps. En faisant ressortir les particularités de cette constitution qui comprend des aspects démocratiques, il en a souligné certains défauts parmi lesquels figure le poids de l’argent dans le choix des magistrats. Cette tare est considérée par le politologue le plus ancien comme une faute du législateur qui fait courir à la vertu de grands risques venant du mauvais usage de la richesse.
Ainsi, la démocratie antique a su s’accommoder de l’impérialisme à l’extérieur et de l’esclavage ainsi que de l’usage discutable de l’argent, à l’intérieur. Elle n’y a pas vu, ici et là des pratiques contraires à la liberté mais des conditions essentielles de son existence. Il s’agissait d’une certaine idée de la liberté : celle de l’homme libre, riche, de préférence et il n’était pas question que cette liberté fût accordée à toutes les composantes de la société ; les esclaves, les femmes et les étrangers ne faisaient pas partie du cercle des élus.
La démocratie, telle qu’elle est vécue actuellement par les nations qui ont en fait leur système de gouvernement, a accompli des avancées remarquables par rapport à celle des Anciens même si elle a beaucoup perdu de son caractère direct. Cela ne doit pas étonner parce qu’aux Vème et IVème siècles, déjà, elle a été en construction continue avec des dévoiements et des revers de médaille que ses adversaires ont su mettre en exergue. Il est admis que près d’un siècle avant l’invention de la démocratie, Solon l’avait rendu possible en instituant l’égalité de tous devant la loi et en supprimant la dépendance paysanne.
Une donnée est sûre : le poids de l’argent a toujours été, d’une façon ou d’une autre, important et souvent même décisif dans le fonctionnement des régimes démocratiques. Il constitue, de nos jours, un sujet récurrent dans les démocraties les plus solides. Pourquoi une démocratie naissante comme celle de la Tunisie, qui se veut dans le siècle, n’en ferait-elle pas un objet prioritaire de débat et de législation ? Dans cette entreprise, les enseignements les plus récents gagneraient à se nourrir de l’histoire la plus ancienne.
Houcine Jaïdi
Professeur d’histoire
ancienne à l’Université de Tunis
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Tres bonne comparaison cher professeur
Fier d'un ami ...