La guerre à la Corruption n’aura pas lieu
Introduction
La guerre à la Corruption en Tunisie n’aura pas lieu. La notion de corruption n’est pas identifiée de la même manière dans les différentes langues. Par tradition, la société arabe accepte plutôt la corruption. Pour y voir un mal à la société la religion musulmane la condamne d’une manière très forte. D’autre part, il n’est pas dans la nature des pays sous développés de combattre la corruption. Enfin, si déclarer la guerre à la corruption est chose facile, il est essentiel de bien la mener parce qu’elle est « tout d’exécution ».
Pour toutes ces raisons et malgré une législation avant-gardiste en Tunisie, une telle entreprise semble à priori vouée à l’échec. Il y manque une approche réaliste. Mais rien n’interdit d’espérer et avoir confiance en un avenir proche pour voir dans notre pays une nouvelle génération déclencher un processus « Mani pulite ».
Le but de ce papier est de contribuer à une réflexion sur le thème de la lutte contre la corruption en Tunisie. Une contribution sous forme de tribut imposé par notre conscience collective pour nous garantir du pillage et du désordre qui rongent notre société et menacent l’existence même de l’Etat.
La menace de la corruption en Tunisie n’est plus potentielle ; elle est réelle. Ce fléau est omniprésent dans la vie quotidienne des citoyens et ne cesse de s’épanouir dans un terrain favorable depuis le 14 janvier 2011 jusqu’à franchir les limites (frontières) de l’intolérable.
La menace de la corruption ne justifie-t-elle pas une légitime défense ? Devant ce mutisme de la société et l’inaction d’un gouvernement que rien ne semble tirer de sa léthargie, nous ne pouvons pas croiser les bras et assister impuissants à la chute de notre pays dans les gouffres du désordre. Les tunisiens n’ont pas encore oublié les conséquences désastreuses de ce mal qui a frappé le pays au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle ; la corruption a vidé les caisses du pays, l’endettement a hypothéqué la souveraineté de l’Etat et entrainé son extinction durant 75 ans.
C’est parce qu’on ne comprend pas la notion de corruption telle qu’elle est définie traditionnellement par notre société et qu’on ne réalise pas ses conséquences désastreuses à long terme sur l’Etat, que la société n’est pas disposée à combattre ce fléau et ce mal irréparable.
1. Concepts
La langue arabe n’institue pas la corruption comme interdit. Par contre la religion musulmane la condamne.
- La langue arabe par laquelle nous communiquons, exprimons nos sentiments et nous nous identifions, définit la corruption comme intermédiaire ou assistance. Rachwa du verbe rachà signifie donner. Le richà est la sangle ou exactement la corde nouée (liée) au verseau pour puiser l’eau. La corde joue ici le rôle de l’assistant qui nous donne l’eau.
- La société arabe n’institue pas la corruption comme un interdit et ne prohibe pas ce comportement. il est même permis de donner (corrompre) pour empêcher un mal ou pour bénéficier d’un droit ou d’un privilège.
- Le terme Façad a deux sens. La signification littéraire est synonyme d’altération, dégradation et pourrissement, tandis que la connotation religieuse est synonyme de mal, de désordre, de destruction et de crime.
- Cependant la religion musulmane condamne la corruption des juges et la procuration de biens d’une manière illicite. « Et ne dévorez pas mutuellement et illicitement vos biens et ne vous en servez pas pour corrompre des juges … » verset 188 sourat Al-Baqarah. Le terme explicite rachwa n’apparait pas dans le verset mais il est implicitement désigné par le verbe (puiser / من الدلو ولا تدلوا). Cependant Tahar ben Achour énonce clairement le terme Rachwa à la différence des autres interprètes tel Tabari ou Zamakhchari qui utilisent le terme donner.
- On a l’habitude d’employer le terme Façad pour désigner la grande corruption dans les organismes publics. Peut être pour montrer l’ampleur du mal que ce fléau pourrait engendrer s’il est perpétré à grande échelle.
- Cette contradiction entre la signification du terme de la corruption entre la société arabe et la religion est visible dans divers versets du Coran. Et c’est l’emploi des deux termes Rachwa et Façad qui ne facilite pas la compréhension et qui ne convient pas avec la législation internationale.
- La nouvelle législation tunisienne se conforme à la législation mondiale :
- En Tunisie, le décret loi cadre N° 2011-120 du 14 novembre 2011, relatif à la lutte contre la corruption la définit d’une manière globale : « L’abus de pouvoir, de l’autorité ou de fonction en vue d’obtenir un avantage personnel. La corruption englobe particulièrement les infractions de corruption dans toutes ses formes dans les secteurs public et privé, le détournement de fonds publics ou leur mauvaise gestion ou leur gaspillage, abus de l’autorité, l’enrichissement illicite, l’abus de confiance, la dilapidation des fonds des personnes morales et le blanchiment d’argent ».
Première Conclusion: si notre législation en matière de lutte contre la corruption convient avec celle des instances internationales, elle n’est pas adaptée à notre société arabo musulmane. Et de là survient la première difficulté pour concevoir une politique anti-corruption à la fois proche de celle des pays démocratiques et adaptée à notre réalité. Autrement dit une solution importée ne sera pas acceptée par notre société et ne sera pas fructueuse.
2. Acceptation de la corruption
- La société arabe accepte la corruption:
C’est une tradition qui confond Aide ou assistance avec corruption. Donner est arabe. Donner l’hospitalité à l’étranger, au passager est une tradition arabe dictée peut être par les conditions de vie du bédouin au désert. C’est aussi une valeur sociale. Elle est ainsi une forme de secours ou d’aide.
Générosité : trop donner est aussi arabe. Pour se vanter les arabes n’hésitent pas à trop dépenser et à gaspiller leur fortune. Ce comportement leur procure un plaisir de grandeur.
L’appât de la richesse : depuis les temps anciens, le bédouin du désert, l’arabe vrai, a choisi deux vocations pour vivre; guerrier ou commerçant. Ce sont les deux métiers qui procurent l’argent « facile ». La razzia est une forme de vol à main armée, le commerce est une forme d’escroquerie légale. Le commerçant vous jure qu’il vous laissera un article pour une somme inférieure à son prix d’achat.
Une tradition qui n’institue pas le travail comme élément essentiel dans la vie de la société : le travail manuel est une tâche d’esclave. Le bédouin qui ne peut pas razzier ou commercer est voué à une tâche de berger ou de nomade en quête de pâturage. S’il est sédentarisé il s’adonne à des travaux d’agriculture dans les oasis ou s’occupera d’un riche pour le servir. Ce type de travail pourtant honorable ne plait pas à l’arabe. Il le voit avilissant. Le travail intellectuel est aussi une tâche qui n’est pas appréciée : les arabes excellent dans deux domaines la poésie et l’éloquence ; deux dons (donnés par mère nature ou corruption naturelle) pour gagner l’estime et l’argent facile autrement dit deux formes de corruption.
Parce qu’il est difficile de vivre sans travail et encore plus difficile de s’enrichir sans peine, l’arabe qui ne peut razzier ou commercer se tourne vers l’assistance et l’aide autres épithètes de la corruption pure et simple. Aujourd’hui encore on observe que les pays arabes dépourvus de ressources naturelles importantes (offertes et données par la terre) sont des pays pauvres et misérables. Tandis qu’un pays comme le Japon qui n’a ni pétrole ni gaz ni or est un pays très développé et une grande puissance économique par la force du travail.
- La loi tunisienne est clémente envers les corrompus : le juge seul décide de la peine qui leur est infligée.
- La religion institue la corruption comme interdit : institue le Façad comme interdit et cette corruption est condamnée. Le Façad n’est – il pas la généralisation de la corruption qui mène à « l’altération » des valeurs morales, au désordre social et à l’extinction de l’Etat.
- Les pays arabes ne combattent pas la corruption : « La convention arabe de lutte contre la corruption découle de la convention des Nations unies contre la corruption. Il s'agit d'un instrument qui permet aux Etats membres de créer des instances nationales de lutte contre la corruption et de tirer bénéfice des expériences des uns et des autres dans ce domaine ». Elaborée en 2010, elle n’a été entérinée que par 8 pays. La Tunisie n’est pas signataire de la convention. Les pays arabes hésitent ou n’acceptent pas d’entériner cette convention commune sur la lutte contre la corruption. Et rien ne confirme une volonté politique réelle d’aller vers l’avant de la lutte contre la corruption.
- Les pays arabes sont parmi les pires élèves de la transparence : L’organisation Transparency International a publié, au mois de décembre 2014, son classement de 175 pays, du plus corrompu au plus vertueux : En 1° de cordée la Somalie 2° Soudan 5° Irak 7° la Libye 8° Yémen 9° Syrie. Ces 6 pays qui figurent parmi le top 10 des pays les plus corrompus de la planète sont ravagés par les conflits, le désordre social et la corruption. Quel avenir réservent-ils pour leurs populations ?
- La Tunisie n’a pas retenu la leçon : l’ombre de la colonisation n’est pas totalement dissipé de la mémoire de beaucoup de tunisiens. Et parmi eux peu de gens savent que la cause principale était la corruption.
- La Tunisie ne fait pas d’efforts dans le domaine de lutte contre la corruption : L’instance nationale de lutte contre la corruption peine à concrétiser sa mission. Les gouvernements successifs après le 14 janvier 2011 n’ont affiché aucune volonté réelle pour mener une action contre ce fléau.
Deuxième conclusion: Il n’est pas dans nos traditions de combattre la corruption. Nous ne sommes pas disposés à nous défaire d’un moyen qui nous épargne le travail pénible et surtout qui procure des avantages à ceux qui n’ont pas les capacités intellectuelles et professionnelles. L’argent sale supplée la sueur du travailleur et institue une autre hiérarchie sociale que le travail n’est pas en mesure de la faire. La réalité est visible dans tous les pays sous développés (même s’ils sont riches) : le respect et l’estime sont tributaires de la richesse de la consommation et du gaspillage. Toute action qui tue la corruption n’est pas acceptée et sera combattue.
3. L’approche souhaitée: le psychosocial
- Comprendre la corruption : pour élaborer une action contre la corruption, il est utile de comprendre l’essence du terme. On retiendra deux définitions claires et simples qui facilitent la compréhension et qui concordent avec les définitions de la langue arabe. (Ces définitions sont tirées de l’étude sur la corruption élaborée par l’Association Tunisienne des Contrôleurs Publics. Elles se basent sur deux approches).
- Approche juridique : (Nye 1976) « la corruption est un Comportement qui s’écarte des obligations formelles inhérentes à une fonction publique pour en tirer un avantage privé ». On retient le terme comportement. C’est une notion similaire au terme ( Rachwa).
- Approche morale : (Johnston 1996 Berg 1976) « la corruption est la destruction de l’intégrité, des normes juridiques et sociales et la santé morale de la société entière. Elle est un symptôme de la faiblesse de l’Etat ». C’est une définition proche du terme (Facad).
- Dans son sens le plus large la corruption est un comportement. C’est aussi une pratique culturelle. Toute action qui vise à éradiquer ce comportement de la société arabo musulmane est vouée à l’échec. La société arabe est conservatrice. La religion musulmane, religion de société, ne conçoit pas un changement du comportement sociétal par l’institution d’interdits. Par contre changer ce comportement est possible s’il émane des individus. L’action doit être avant tout individuelle et psychologique. Il importe d’agir sur le comportement des individus pour le changer…En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant qu’ils ne modifient pas ce que est en eux-mêmes…verset 11 sourate Arraad.
- Ceci demandera une action pour changer le comportement de la société. Il sera l’œuvre de penseurs, de poètes de psychologues de sociologues et de philosophes. Des hommes qui réfléchiront pour « reformer » notre comportement et nos valeurs sociales. Ces hommes auront la tâche d’imaginer une solution. Un travail de longue haleine.
Troisième conclusion: une action de lutte contre la corruption ne se limitera pas à un texte législatif et non plus à des mesures coercitives et judiciaires. Il importe de commencer par un long processus moral. Agir sur le comportement de la société pour le changer. L’action est psychosociale. Ce qui voudrait dire que la guerre à la corruption en Tunisie n’est pas pour demain. Mais rien n’interdit d’avoir confiance en une solution qui émanerait d’une génération future.
4. Proposition: une stratégie de lutte contre la corruption (solution future)
a) Analyser le phénomène: Avant de concevoir une action contre la corruption il est utile de l’analyser pour comprendre ce mal et cette menace. Telle une maladie, il est nécessaire de procéder à des analyses pour détecter le vrai mal. Ou mieux toute action de combat nécessite un travail de renseignement pour analyser la menace. Il est préférable de charger une équipe spécialisée pour accomplir ce travail, lui définir une mission claire et une échéance déterminée. Elle devra présenter un document comprenant les points suivants:
- Causes et caractéristiques : ce n’est pas évident qu’en Tunisie nous ayons les mêmes causes que celles énumérées dans les autres pays. Une étude sérieuse est nécessaire pour aboutir à des conclusions pertinentes.
- Statistiques sur l’ampleur du mal qui ronge notre société : celles basées sur la perception ne sont pas complètes et pourraient être renforcées d’un travail de veille sur une longue période pour confirmer le comportement des citoyens.
- Références : des études étrangères qui montrent une expérience vécue d’une action contre la corruption et qui pourraient servir d’étude comparée.
- Encourager et exploiter les études élaborées par des ONG tunisiennes ou par des Associations (Associations Tunisiennes des Contrôleurs Publics) ou des penseurs tunisiens.
b) Définir une stratégie: sur la base de la documentation préparée par l’équipe d’analystes, le gouvernement sera en mesure de définir une stratégie claire. Comme toute stratégie elle doit comprendre 3 éléments: un Objectif, des Moyens et surtout un Plan d’action.
- Objectif: clair, défini dans le temps et réalisable. Il pourrait englober des objectifs intermédiaires lorsque la période est relativement longue et aussi pour pouvoir réajuster et corriger si c’est nécessaire. Eradiquer, contenir, isoler ou neutraliser sont des termes qui pourraient énoncer les objectifs. Ou mieux encore pour utiliser des termes de la guerre et de l’opération militaire on dira que l’objectif stratégique sera fidèle à l’acronyme LIT (Localiser, Isoler, Traiter).
- Localiser : identifier le mal et ses ramifications. Ce ne sont pas seulement les causes qu’il importe de déceler, il est aussi utile de comprendre le processus en intégralité et de le dénoncer.
- Isoler : contenir ou circonscrire le comportement malsain. Le mettre en « Quarantaine » jusqu’à lui trouver une solution pour le traiter.
- Traiter : c’est un remède moral avant tout et qui sera accompagné par des mesures coercitives si nécessaire. C’est un processus long et pénible qui commence par la famille et l’école et continuera en société.
- Moyens:
- Cadre juridique : la loi cadre pourrait suffire pour aborder le sujet.
- Instance : elle existe déjà. Aussi est-il nécessaire de la restructurer et l’organiser en fonctions des missions et tâches dont elle est chargée. Une GRH lui est nécessaire.
- Assistance étrangère : elle est toujours nécessaire pour nous accompagner durant la période initiale jusqu’à ce qu’on soit en mesure d’assimiler le travail préconisé.
- Centre de Formation du Personnel en charge : c’est ici où c’est utile de solliciter l’assistance étrangère.
- Contrôleurs : formation et recrutement d’un corps entier de contrôleurs qualifiés et triés.
- Plan action: c’est le niveau opérationnel de l’action contre la corruption. En l’absence de ce document la stratégie restera lettre morte. Il doit traduire les objectifs en actions concrètes. Le gouvernement énonce les objectifs et fournit les moyens nécessaires proposés par les analystes. Il convoque une équipe de stratèges et leur confie la tâche de concevoir ce plan d’action étalé sur toute la période déterminée par le gouvernement. Le plan ne se limitera pas aux points suivants:
- Définition et analyse de la cible : pour déterminer le centre de gravité du mal et déceler les points de fixation sur lesquels va se baser l’action de lutte.
- Définir le champ d’action : diviser les domaines d’action pour mieux les résoudre et mieux les contrôler.
- Définir l’Action ; diviser l’action de lutte en phases, en objectif initial et intermédiaire et en une liste de tâches.
- Diriger l’action par un organe de conduite du plan d’action, sa révision ou sa correction éventuelle. Etablir une Logistique : l’administration (locaux, crédits etc), le centre Etude et recherche, les moyens roulants organes de contrôle
- Analyse Après Action : après chaque phase de la réalisation du plan, il est utile de marquer un temps d’arrêt pour avoir un point de situation et juger la marche du processus. Cela pourrait aussi être une date propice pour les corrections et ajustements nécessaires.
Ultime conclusion : « la guerre est très simple mais tout d’exécution ». Une guerre contre la corruption ne se fait pas sur les plateaux de télévision ni sur le papier ni encore sur les antennes de la radio. C’est avant tout une volonté politique et un engagement total de la population. Comme toute guerre d’ailleurs. Mais l’issue de la guerre sera le fruit d’un bon travail de la part des stratèges « Good Strategists win the war, good tacticians win the battle ». Pour faire la guerre à la corruption en Tunisie :
- Y a- t-il une volonté politique?
- La population est elle prête à changer ce comportement malsain?
- Y a-t-il de bons stratèges?
Mohamed Nafti
Général Retraité
Dernière fonction tenue en activité: Inspecteur général des Force Armées Tunisiennes.
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assalem arfi,c'est clair mais en dehors des rangs (des responsables).