Sfax 2011 - 2015: du rêve au réveil
Les habitants de Sfax et de sa région refusent que la triste réalité du passé se perpétue. Ils réclament une nouvelle politique pour définir le cadre et les grandes lignes du programme de développement du grand Sfax. Privée d'air sain et de mer propre, la deuxième ville du pays étouffe. La capitale du sud est à bout de souffle. Sfax n'en peut plus. La colère de la population gronde. Par bonheur, la société civile est là pour s'investir et continuer à s'activer avec le soutien de la population pour tenter de peser sur les événements, en éclairant le pouvoir central et en l'aidant à identifier les bons choix. Il s'agit d'une véritable prise de conscience qui se manifeste chaque jour plus clairement et plus massivement. Rien ne sert de l'ignorer, ni d'en minimiser la portée.
Salutaire réhabilitation de l'ancienne plage municipale.
Une action citoyenne des plus fantastiques vient d'être menée ces dernières semaines par le Collectif pour l'environnement à Sfax, un groupe d'associations de la société civile comprenant notamment la Ligue des droits de l'homme pour l'environnement, le Club nautique de Sfax, l'Apnes, le Corac, Beit el khebra, etc. Ce collectif a réussi, en un temps record, à nettoyer, à aménager, et à rendre à la population de Sfax un bout de plage à l'endroit de l'ancienne plage municipale et son mythique casino. Grâce à la participation active des citoyennes et des citoyens, jeunes et moins jeunes, grâce aux divers soutiens, aux dons d'argent, et aux moyens logistiques mis à leur disposition par des particuliers et des entreprises, cette ancienne plage, à l'abandon depuis plus de quarante ans, a été débarrassée de plus de 16 000 tonnes de gravats, d'épaves rouillées, et de détritus de tous genres. Bien nettoyée et recouverte de sable propre, elle retrouve une nouvelle jeunesse. Elle redevient un lieu de baignade et de détente pour une immense foule trop longtemps privée de mer propre et d'air pur. J'ai vu, il y a deux semaines, cette foule se ruer vers les quelques quatre cents mètres de plage reconquise. Une joie immense, mêlée de fierté et de sentiment de victoire, se lisait sur le visage de ces nouveaux visiteurs de la zone portuaire. Nombreux parmi eux vivaient leur premier contact avec la mer. Ils découvraient même qu'une autre qualité de vie est possible, qu'ils ont droit, eux aussi, à leur ''Boujaafar'', à un environnement dépollué, à une mer propre, à un air respirable, à des lieux de détente et de loisir, à des espaces de culture et d'échange. Bref, à une ville vivable, à une vie agréable. Voilà qu'on entre de plain-pied dans le champ des droits de l'homme.
Pourtant, cette louable initiative - modeste par la taille mais grandiose par ses retombées -, demeure un cas particulier dans la vie d'une agglomération de plus d'un million d'âmes. La réhabilitation de la zone plage du Casino n'est qu'un détail. Ailleurs, un tel événement n'aurait suscité aucun tapage. Pourquoi donc prend-il ici une ampleur si démesurée ? Tout simplement, parce qu'il révèle la persistance de blocages sur deux sujets majeurs : la pollution de l'environnement (atmosphérique, maritime et terrestre) et le développement socio-économique et culturel de la deuxième capitale du pays. C'est le grain de sable qui enraye la machine administrative du passé, et lui fixe de nouvelles priorités axées sur le développement durable du pays et sur les questions d'avenir de Sfax. De véritables réponses sont attendues et exigées.
Projet d'une zone de déchargement de conteneurs controversé
Le hasard fait que cette zone de plage renaisse au moment où un autre projet, l'aménagement d'une zone conteneurs dans la partie nord du port de Sfax, était sur le point de l'anéantir définitivement. Bien que présentée par l'administration comme une grande réalisation en faveur du développement de Sfax, les gens de la ville y voit une nouvelle source de pollution et d'enlaidissement de leur espace de vie, s'ajoutant aux nuisances de la SIAPE, dont la fermeture est chaque année reportée à l'année suivante. Ce projet de zone conteneurs - encore un cas particulier, encore un détail ! - a enflammé les esprits à Sfax et engendré une levée de boucliers de la part de la société civile. Celle-ci pointe le doigt sur les inconvénients et les problèmes prévisibles liés à cette extension dans la partie nord du port, notamment l'augmentation de la circulation des gros camions dans une ville exsangue au réseau routier inadapté et fortement saturé. Les cadres de l'administration centrale vendent ce projet comme un vecteur de développement de Sfax, les autochtones craignent qu'il ne soit qu'une décharge de conteneurs échouée là pour soulager d'autres sites en surcharge. La différence est de taille. Les premiers couchent des plans et des graphiques sur du papier sans en garantir la suite, les seconds, qui seront toujours là pour en supporter les conséquences, ne souhaitent pas que l'avenir de leur ville soit hypothéqué par un choix de circonstance.
Pour un plan global d'aménagement et de développement du grand Sfax
Au-delà des arguments des uns et des autres, ce ne sont là que deux cas particuliers qui ne doivent en aucun cas éclipser la véritable question de fond : le développement harmonieux et effectif de Sfax et de sa région. L'essentiel est là. Le plan de développement de la deuxième agglomération du pays ne peut pas être du ressort d'un seul ministère, mais de tout le gouvernement. Il est vrai que le Ministre du transport, M. Mahmoud Ben Romdhane, s'est trouvé tenu de défendre le travail de son ministère. Il est dans son rôle, et n'a pas tort sur ce plan. Mais il aurait pu agir autrement avec une approche plus audacieuse, en se plaçant sur le plan strictement politique et en agissant au nom de tout le gouvernement. C'est encore possible. La discussion gagne à se poursuivre. "C'est cela ou rien" ne peut être une réponse politique à la hauteur du réel enjeu.
Si la création d'un port de grande envergure à Sfax (ou à la Skhira!) se révélait nécessaire, il serait bon de prendre la question par le bon bout pour définir la vocation de l'ouvrage et ses perspectives. Comme l'ont fait les Marocains lors de la réalisation du nouveau port de Tanger qui a été conçu pour dynamiser le développement de la capitale du Rif, elle aussi, trop longtemps marginalisée et stigmatisée par le pouvoir central du temps de Hassen II.
L'approche réussie pour tout plan de développement de Sfax est celle qui part du global au particulier, qui s'appuie sur les critères objectifs touchant à l'économique, au social, à l'humain, au culturel, mais aussi à la sécurité, à l'urbanisme, à l'environnement, à la pollution, aux voies de communication (de la simple zenga à l'autoroute, au port, à l'aéroport) au transport collectif (train, métro, bus), aux réseaux d'adduction d'eau et d'assainissement, etc. Cette énumération non fortuite suggère l'ampleur des problèmes accumulés et non résolus dans chacun de ces domaines à Sfax. Que faire ?
Dans l'immédiat, rectifier le tir en arrêtant de présenter le projet de la zone conteneurs sous sa forme actuelle, ou éventuellement en l'exportant vers le littoral sud, et surtout éviter toute décision précipitée ou irréversible. Parallèlement, créer le cadre approprié qui sera chargé de tracer les grandes lignes du plan d'aménagement et de développement du grand Sfax : comité ad-hoc, groupe de travail, conseil, assemblée, etc. Engager de larges consultations larges auprès des citoyens à travers leurs organisations politiques et syndicales et leurs associations de la société civile. Il va de soi que la responsabilité de toute décision revient exclusivement à l'Etat. Celui-ci arrêtera ses choix en tenant compte de l'avis de la population concernée, sans lui imposer par la contrainte ce qu'elle estime contraire à ses intérêts.
Mesures immédiates et projets d'avenir
Le plan souhaité doit être conçu sur le long terme, cinquante ans ou plus. L'idée de base visera à permettre aux habitants de se réapproprier leur ville, pour l'aménager en cadre de vie où il fait bon vivre. De grandes étendues du littoral, encore en friche ou pouvant être libérées facilement (allant du littoral sud du port jusqu'au bassin des Salines), peuvent rendre plus aisé et à moindre coût tout programme d'aménagement futur. Des initiatives préliminaires peuvent être anticipées dès maintenant. Fermer la SIAPE le plus tôt possible pour stopper sa pollution et en même temps rendre réalisable le démantèlement des installations portuaires lourdes (déchargement de soufre, chargement de phosphate, usine Ganiphos, etc). Aménager le littoral nord depuis la plage mythique du Casino jusqu'à Taprura et au delà. Destiner le nouvel espace réhabilité aux zones résidentielles, administratives, commerciales et aux centres d'affaires, ainsi qu'aux espaces de culture, de détente, de jeux et de loisir. Et pourquoi pas une immense esplanade de promenade et de rencontre, une sorte de (promenade des anglais)
Les inévitables conflits d'intérêts risquent toujours de dénaturer et paralyser tout projet d'intérêt général. Aux hommes d'affaires donc de s'abstenir de toute action de lobbying malvenue, surtout en amont. Une fois que le plan est tracé, ils auront tout le loisir de lancer et de fructifier leurs affaires. Ils seront dans ce cas les bienvenus, et bien dans leur rôle. Que les syndicalistes, pour leur part, ne se crispent pas dans la peur de perdre quelques emplois. Toute politique de développement se juge à travers le différentiel entre nouveaux emplois et emplois perdus. Qu'ils soient sans crainte. Dans le cas présent, le bilan sera largement positif.
Malgré ses infrastructures à minima, un environnement pollué et malsain et une administration un peu trop bureaucratique ou inconsciente, le potentiel de Sfax demeure énorme. La capitale du sud a de grandes ambitions, pour ses habitants et pour le pays. Lui permettre de se développer harmonieusement lui donnera l'occasion de pouvoir jouer son rôle de locomotive pour le décollage du Sud et pour la prospérité de la Tunisie. Les perspectives du développement de Sfax ne doivent plus être abordées dans le cadre étriqué du champ du développement régional mais portées au niveau des ambitions stratégiques nationales. Je l'écrivais en mai 2011 : De la même façon que l’Espagne s’est redressée lorsqu’elle a compris qu’elle possédait deux jambes, Madrid et Barcelone, la Tunisie doit accepter de s’appuyer sur ses deux principales agglomérations, Tunis et Sfax. Il en va du destin de tous les Tunisiens.
Abdellatif Ghorbal
26 juillet 2015
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