Le trône de la connaissance
Najwa M. Barakat est née à Beyrouth en 1960. Elle vit actuellement à Paris. Elle a à son actif cinq romans en arabe, dont trois en français (Le Bus des gens bien, Stock, 2002), (La Locataire du Pot de Fer, L’Harmattan, 1997) et (Ya Salam !, Sindbad/L’Orient des Livres, Paris, 2012). Son nouveau roman, La langue du secret, qui vient de paraître aux éditions Sindbad/L’Orient des Livres, a été publié à Beyrouth en 2004 sous le titre original Loghat al-sirr.
Ce roman commence par le souvenir d’un cauchemar terrifiant, vécu par Sarraj, le membre le plus âgé et le plus érudit d’une khanqâ (zaouia) où vit une confrérie ésotérique appelée confrérie des Fidèles:
« … J’ai vu, tranchant comme un glaive, un alif géant envoyé du Monde du mystère, s’abattre sur la communauté des lettres, éradiquer les têtes du ‘fa, du qâf, du wâw, du mîm et du ‘ayn, passer le sâd et le dâd au fil de sa lame, trancher les ligatures du bâ’, du tâ’, du râ’, du thâ’ et du zây, frapper le cou des lettres restantes, leur amputer les jambes, leur crever le ventre et les yeux jusqu’à ce qu’elles gisent toutes ensemble mortes sur le sol, hachées et éventrées. » (p.10)
Cette personnification et ce foisonnement des lettres peuvent apparaître comme un exercice pesant et artificiel, cependant ils se révèleront utiles non seulement pour le développement de l’allégorie et la compréhension des événements mais aussi pour la justification des prises de position de l’auteur. En effet, il importe de préciser que La Langue du secret porte en épigraphe cette citation:
-Pourquoi a-t-on dit ‘trait’ à la fois pour la flèche et pour la parole ?
-Parce qu’elle est la plupart du temps le cœur de tous les maux et de toutes les douleurs.
Tirée du Livre des particularités d’Ibn Jinni, cette citation en dit long sur les intentions de Najawa Barakat dans la mesure où elle émane de l’un des rares grammairiens arabes à considérer la langue non pas comme une manifestation divine mais comme ‘une convention humaine’, un art intellectuel ; d’aucuns diront un art biologique.
Les temps étant ce qu’ils sont, surtout pour l’auteur qui choisit de parler de ce sujet, autant procéder avec prudence et réflexion. Dans cet ouvrage Najwa M. Barakat a tenté d’éviter les écueils en recourant aux œuvres de grands philosophes, de soufis convaincus, de mathématiciens et autres philologues du monde arabo-musulman. Avec tact elle a pris, en effet, soin d’identifier les principaux personnages de son roman à des figures historiques célèbres comme le théosophe andalou, Muhyiddin ibn Arabi (1165-1240), surnommé ‘al-Shaykh al-Akbar’, auteur des Illuminations mecquoises, ou le philologue et prédicateur al-Shaykh ‘Abdallah al-‘Alâyilî (1914-1996), ou encore Ibn Masarra al-Jabali (883-931), auteur du Traité des propriétés des lettres, de leurs réalités métaphysiques et de leurs fondements.
Or, si Najwa M. Barakat peut exprimer ses idées en empruntant à ces grands noms du passé, ce n’est pas sans risque. Tout écrivain dans le monde arabo-musulman doit tenir compte de plusieurs facteurs dont, en premier lieu, l’attachement de ses lecteurs au sacré, c’est-à-dire à ces invariants, à ces points de repère jugés concrets, capables de contrebalancer le poids de l’imaginaire. Par conséquent l’intégration du cauchemar de Sarraj au début du récit est en réalité une démarche originale, basée sur une approche thématique mettant en relief le sujet du roman. Ce cauchemar se révélera par la suite un piège imaginé pour sonder les intentions réelles du grand-maître qui règne sur la confrérie et qui est réputé pour avoir reçu toute sa science « par les voies de l’extase et de l’infusion qui conduisent aux portes de la réception et du dévoilement. » (p.47)
Considéré comme une aubaine inespérée par les habitants de Yousr, un petit village à proximité, qui s’y rendaient « pour s’imprégner de sa baraka et jouir de tous les talismans, de toutes les incantations, de toutes les formules de prières, amulettes et remèdes en tous genres » ( p.17), le sanctuaire de la confrérie des Fidèles possédait un coffre sacré renfermant La Table du destin. Personne ne devait l’approcher au risque d’être consumé par le feu. La vie de la petite communauté se déroulait calme et sereine, consacrée essentiellement à l’étude et à la rédaction du Dictionnaire des symboles secrets des lettres, tâche qui passionnait, ô combien, le grand-maître :
« Le corps caché des lettres ! C’était sa passion, la raison de son existence, le soleil qui éclairait son âme et lui donnait la vie. » (p.28)
Vint le jour où la garde du sanctuaire se posa avec acuité. Il s’agissait en effet d’une fonction hautement importante puisque le gardien de ce lieu possédait le droit de vie et de mort sur n’importe qui, étant « le seul autorisé à commander à un roi, tout roi qu’il est, et même à le tuer s’il contrevient aux us et coutumes et si son âme royale le pousse à franchir le seuil de l’endroit où est conservé le coffre sacré qui contient les sciences de la magie et de la divination ! » (p.17)
Malgré ses qualités morales et physiques, contre toute attente, Khaldoun, un des postulants à ce poste, ne plut pas au grand-maître. Dépité, le jeune homme décida de se venger. Entièrement structurée sur le plan que Khaldoun a ingénieusement échafaudé, l’œuvre de Najwa Barakat s’apparente plus à un roman policier qu’à l’allégorie. Si son précédent ouvrage Ya Salam ! rappelle la nouvelle de l’Italien Dino Buzzatti, Les Souris, ou encore des pièces de théâtre d’Armand Gatti comme La Cigogne ou Le Crapaud-Buffle, en revanche, La Langue du secret rappelle plutôt Le Nom de la Rose d’Umberto Eco. Bien que plusieurs références littéraires et philologiques ponctuent ce travail, la trame est entièrement basée sur le système de l’engrenage systématique et impitoyable, déclenché par le jeune Khaldoun. La transition y est à peine visible tant l’enchaînement des faits semble parfait. Un fil ténu, certes, mais nettement perceptible, court en filigrane, de sorte que le lecteur n’éprouve aucune peine à saisir les nuances et la vérité des sentiments qui animent tous les personnages. Ainsi en est-il du grand-maître de la confrérie des Fidèles. Mélange de Kierkegaard et d’Ibn Arabi, consciencieux, solitaire, personnage à la fois passif et actif, un «abd», sujet au «wahm» ou fantasme, tel que le décrit le Grand-Maître Ibn Arabi, il semble bannir toute distinction entre le spirituel et le temporel.
Le vrai questionnement de la religion, a-t-on dit, c’est le ‘miracle’. De toute évidence, N.M.Barakat a construit son roman à partir de la connotation strictement religieuse de ce dernier terme. Etudier les ressorts de ce moyen d'expression de l'être humain, en explorer les vertus et les inconvénients, c’est, certes, renouer avec soi-même mais aussi, une façon d’atteindre le Nirvana, ‘le trône de la connaissance’.A travers la peinture à la fois glauque et transparente de quelques personnages comme le grand-maître, Khaldoun, Ayayili ou encore ‘Adla, l’allégorie ne peut plus être perçue comme une simple fiction, à l'image d'une Némésis interdisant toute identification avec la réalité; mais bien au contraire, elle devient une illustration vivante, un problème quotidien tangible, lieu d'intérêt, de préoccupation commune à la romancière et à son lecteur.
Cette conception du réalisme, du détail véridique, n’exclut pas nécessairement le but didactique qui, en fait, court en filigrane dans ce roman. Si l’auteur a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de la poussée jusqu’à l’absurde de l’histoire qui devient ainsi plus tragique, il y a indéniablement une flèche dans ce roman, décochée contre des manières communément admises, et des rites d’un âge immémorial, servant de garantie d’authenticité.
La Langue du secret est un roman qui se lit comme une terrifiante leçon de morale ; aucune impression de lourdeur susceptible de gêner le lecteur ; un vrai suspense sans aucun superflu.
Najwa M. Barakat, La Langue du secret, roman traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux, Sindbad/ActesSud, 256 pages.
Rafik Darragi
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