Lu pour vous - 11.03.2016
L’éternel débat
« Compte tenu de la révolte populaire en cours dans le monde arabe, la question de la modernité se pose avec urgence et suscite un grand intérêt. Le monde arabe sera-t-il en mesure de tourner le dos au passé ou restera-t-il attaché, comme il l’a toujours été, à sa tradition ? Existe-t-il une modernité en dehors du modèle occidental ? Est-il valable de parler d’une modernité arabe, chinoise, indienne, etc ? » (4e de couverture)
Autant de questions que Zakaria Fatih se propose de soulever dans son nouvel ouvrage, Le Maghreb à la croisée des chemins qui vient tout juste de paraître aux Editions L’Harmattan. Comme l’indique son sous-titre : ‘L’enjeu de la tradition et le défi de la modernité’, l’entreprise est de taille, le sujet offrant, on le devine, ample matière à réflexion.
Maître de conférences à l’université américaine du Maryland à Baltimore, chercheur et enseignant de langue française et de littérature francophone depuis 2004, Zakaria Fatih avait déjà publié en 2010 L’âge des Lumières entre vérité et altérité. Il est également éditeur chargé de la section « Société et Culture » de la revue The French Review; c’est dire, en d’autres termes, que ces notions de modernité et de traditionne lui sont guère étrangères.
Aussi, sûr de « l’absence d’une historiographie officielle pleinement consciente de l’enjeu moderne », prend-il à bras le corps son sujet, n’hésitant pas à recourir, dés le début, à « des outils hors du commun mais non moins fiables que le témoignage historique». Parmi ces ‘outils hors du commun’,le lecteur note, non sans surprise, au début de l’ouvrage, les pages consacrées à Edward W. Said et à ses trois acceptions de l’orientalisme : l’orientalisme académique, l’orientalisme imaginaire et l’orientalisme comme institution de domination occidentale.
Désireux de prendre « comme référence principale » cette autorité incontestable, « pour élucider l’orientalisme et cerner les reproches qui lui sont faits », (p17) Zakaria Fatih cite le célèbre auteur de L’Orientalisme :
« … bref, l’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sue l’Orient… je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer-et même de produire- l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le Siècle des Lumières. » (pp18-19)
De là à considérer l’orientalisme comme méthodologie de domination applicable à la production littéraire et artistique de l’Orient, il n’y a qu’un pasque Zakaria Fetih n’hésite pas à franchir :
…la culpabilité de certains orientalistes et leur implication dans le projet de colonisation sont des faits que la critique a dûment documentés, mais la production de l’art et la fonction que s’y fait la stratégie politique occidentale sont deux choses différentes. L’intention n’est pas de déculpabiliser l’artiste et de le mettre à l’abri. » (p.21)
Du coup, le recours à l’orientalisme dans l’analyse du large débat authenticité/tradition et modernité devient compréhensible puisqu’il « met au profit de l’historiographie moderne le témoignage historique de l’artiste aussi bien que sa production esthétique. » (p.23)Comme illustration l’auteur cite longuement Eugène Delacroix, qui « pourrait être considéré comme le premier et le dernier peintre à avoir vu et et peint un Maroc encore à l’abri des « choses nouvelles ».(p.23) D’autre part, il faut souligner que ce peintre s’est abstenu de toute critique envers les Arabes, dont « le style de vie et l’harmonie avec la nature lui rappellent les valeurs humaines que la modernité vient, à son regret, de supprimer de la France du XIXe siècle. » p.32
Comme l’excellence d’une œuvre d’art dépend de la présence chez l’artiste, de certaines tendances, et de certaines sensibilités, celles que Zakaria Fatih décèle dans les tableaux d’Eugène Delacroix est son perpétuel ‘tiraillement entre le passé et présent’, un tiraillement semblable à celui qui se trouve au cœur « des préoccupations des penseurs arabes concernés par la question de la modernité.» p.14.C’est cette réflexion qui semble avoir balisé le cheminement de Zakaria Fatih. On la retrouve tout au long de cet ouvrage touffu, bien documenté, autour de l’éternel débat sur l’authencité/tradition et modernité au Maghreb. Les débuts du processusremontent au milieu du Moyen Age lors de « l’époque de la Codification », (‘asr al-Tadwin) où de nombreux livres grecs et romains furent traduits, posant ainsi le problème de l’intégration et la compatibilité d’un savoir étranger avec la philosophie arabe. Zakaria Fatih passe ainsi en revue les deux cultures occidentale et musulmane avec, bien entendu, la religion en filigrane, de la ‘nahda’ –ou renaissance et les deux premiers fondateurs du mouvement salafiste : l’iranien Jamal al–Din al Afghani et son disciple l’Egyptien Mohammad Abdou jusqu’à nos jours, le dernier chapitre étant dévolu à la révolution tunisienne, à ses profondes origines et à ses séquelles dans le monde arabe.
Un cheminement, certes très ardu, mais qui donne à cet universitaire la possibilité d’agir selon sa vocation même, et de souligner par une subtile analyse interposée l’éternel débat, voire cette profonde crise qui reste toujours d’actualité mais qui ne manque pas d’interpeller tout un chacun, tant du monde arabe que de l’Occident. Parce que la civilisation arabo-musulmane est multiple, extrêmement riche et variée, les tensions et oppositions suscitées par la tradition et la modernité, ne sauraient être réduites à une seule et unique interprétation,quelle soit religieuse ou politique. En effet si l’importance et l’impact de la modernité et de la tradition résident bel et bien dans leurs oppositions et leurs tensions, leurs définitions et leurs normes restent néanmoins largement déterminées par les puissances dominantes du moment. Il importe par conséquent de les percevoir avec une exigence intellectuelle ferme et décidée aussi bien à l’intérieur du Maghreb qu’au sein du contexte mondial.
Zakaria Fatih, Le Maghreb à la croisée des chemins : l’enjeu de la tradition et le défide la modernité, L’Harmattan, 206 pages.
Rafik Darragi
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