Le Musée de Carthage: sa fermeture partielle dure depuis plus de 10 ans
Sa date de naissance précède celle du Musée du Bardo. Il est l’un des deux seuls établissements muséaux tunisiens à être classés comme musées nationaux. Le site archéologique auquel il est dédié est le premier du pays à être classé sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, il y a près de quarante ans. Il s’agit du Musée national de Carthage. Ses nombreux titres de gloire ne l’empêchent pas de se trouver, depuis de nombreuses années dans un état déplorable. La Journée internationale des Musées célébrée le 18 mai de chaque année, rappelle cruellement les malheurs du musée emblématique d’un site qui, en plus d’être archéologique, est hautement historique et mémoriel.
Une trop longue fermeture partielle fait raconter l’histoire à l’envers
Il y a une douzaine d’années, le bâtiment qui abrite le musée a donné des signes d’une instabilité structurelle inquiétante. Les fissures qui ont été observées dans la partie où se trouve l’entrée du musée ont été jugées, par les experts, comme étant dangereuses pour la sécurité des personnels et des visiteurs. Elles ont amené les responsables à fermer partiellement l’établissement, à le vider d’une partie des objets qui y étaient exposés et à condamner son entrée principale tournée vers le si beau golfe de Tunis. Depuis, les visiteurs accèdent au musée par une petite porte latérale de la salle du rez-de-chaussée.
Avant la fermeture d’une partie du musée, la salle du rez-de-chaussée était dédiée à des vestiges d’époque romaine que le visiteur atteignait en fin de parcours après avoir regardé les antiquités phéniciennes et puniques ainsi que différentes composantes méditerranéennes exposées à l’entrée de l’établissement et dans la salle du premier étage. Le circuit qui faisait revenir le visiteur sur ses pas après l’achèvement du circuit dans la salle du rez-de-chaussée, avait toutefois le mérite d’être didactique, dans la mesure où il respectait l’évolution chronologique.
Actuellement, le visiteur qui accède au musée, par l’entrée provisoire, plonge d’abord dans les époques romaine et vandale représentées par des mosaïques et des sculptures, avant d’aborder une vitrine où est exposée la céramique médiévale puis une autre vitrine dédiée aux objets d’époques vandale et byzantine et, par la suite, la céramique punique suivie d’objets d’époque romaine. Cet imbroglio déroutant s’explique par le fait que les objets appartenant à l’époque punique ont été installés, par une âme charitable, dans la salle du rez-de-chaussée afin d’offrir aux visiteurs une partie de ce qui existait dans l’espace fermé au public depuis une douzaine d’années.
En empruntant les escaliers qui mènent au premier étage, le visiteur se trouve d’abord devant des objets qui évoquent le début de l’époque romaine (reproduction de l’autel de la Gens Augusta, exposé au Musée du Bardo ; maquette représentant l’aménagement de la colline de Byrsa à l’époque romaine ; éléments d’architecture …). Au-delà de ces composantes, sont exposés les objets appartenant aux derniers jours de l’histoire de la Carthage punique suivis de ceux qui remontent à ses débuts. Cette remontée insolite dans le temps, qui rappelle celle du rez-de-chaussée, s’explique par le fait que la salle du premier étage, aménagée pour recevoir les produits des fouilles françaises entreprises sur la colline de Byrsa, dans les années 1970-1980, était accessible du côté de l’espace qui est maintenant fermé au public.
Dans ces dédales inextricables qui ne sont nullement expliqués aux visiteurs, il n’est pas difficile d’imaginer la déception et l’émoi des amoureux du patrimoine qui espèrent retrouver dans le musée de Carthage un reflet fidèle de l’histoire d’un site où l’urbanisme antique a duré quinze siècles et qui a retenu, depuis de nombreuses générations, l’attention des historiens, des archéologues, des romanciers, des poètes et des simples curieux de tous les continents.
Une gestion scandaleuse
Dès les premiers pas, le visiteur de la salle du rez-de-chaussée, remarque l’ampleur des lacunes dans l’information qui lui est offerte. En face de la porte d’entrée provisoire, il n’a devant lui que l’une des trois superbes mosaïques découvertes, il y une quarantaine d’années, dans le site de Sidi Ghrib, situé dans les environs de Borj el Amri, à près de 25 km à l’ouest de Tunis. La mosaïque encore en place et qui représente ‘’Une verseuse de roses’’ n’a plus les deux autres pavements qui la côtoyaient. Celui qui ose demander de leurs nouvelles entend dire qu’ils ont été envoyés à l’étranger pour participer à une exposition et ramenées, depuis longtemps, mais pas encore remises en place. Aucune information n’est indiquée par écrit au visiteur, comme c’est d’usage dans les musées qui respectent ceux qui les fréquentent. Dans la même salle du rez-de-chaussée, des chefs-d’œuvre de la sculpture romaine en bas-relief sont signalés de la façon la plus sommaire, par de simples feuilles de papier collées à même le mur. D’autres sculptures ne sont pas présentées du tout. Aucun dépliant n’est mis à la disposition du visiteur pour l’aider à comprendre quoi que ce soit. Celui qui voudrait se documenter, à ses frais, en s’adressant à la boutique du musée la trouvera fermée depuis de longues années. La cafétéria qui est dans sa proximité offre des services minimalistes ; elle a toutefois le grand mérite d’avoir rouvert, depuis quelques semaines, après une longue fermeture.
A l’étage, une muséographie étudiée a pour objet l’exposition du produit des fouilles françaises entreprises sur la colline de Byrsa dans le cadre de la campagne internationale de fouilles et de sauvegarde patronnée par l’UNESCO et menée de 1972 à 1992. Le visiteur est néanmoins étonné par plus d’un manquement inacceptable. Dans une tombe punique reconstituée, était exposé un squelette qui a été sorti, il y a de nombreuses années pour faire l’objet, à l’étranger, d’une dermoplastie très coûteuse qui lui a donné une physionomie. S’en est suivie, au cours des années 2010-2011 une exposition intitulée ‘’Le jeune homme de Byrsa’’ et qui a connu un franc succès. L’œuvre n’a plus été exposée et le squelette n’a pas retrouvé sa tombe. Au fond de la sépulture reconstituée, une annonce promet encore de le remettre à sa place en … 2010. Toutes les vitrines de la salle du premier étage sont poussiéreuses ; les plans et les schémas sont défraîchis ; le temps a fait son effet…
L’aile sud du bâtiment qui héberge le musée comprend, au rez-de-chaussée, une grandes salle normalement réservée aux ‘’animations’’ (conférences, expositions…). Faute de manifestations de ce genre, l’espace a été ‘’squatté’’ par des archéologues qui l’ont transformé en local pour le stockage et le traitement de la céramique découverte dans des fouilles et des sondages effectués récemment. Des rideaux hideux essayent de cacher aux visiteurs l’usage inavouable d’un local détourné de sa vocation première.
Cet état des lieux rappelle celui de l’ensemble du site de Carthage qui a connu depuis une dizaine d’années une dégradation accélérée, lui qui a été présenté depuis les années 1970 comme étant la future grande vitrine de l’archéologie tunisienne. Parmi les raisons majeures de cette déchéance figure au premier rang l’instabilité au niveau de la direction du musée, le manque d’expérience des conservateurs en matière de muséographie et le cumul néfaste de la conservation du musée avec celle d’un site qui demande à lui seul une compétence du plus haut niveau et une disponibilité totale. Depuis la fin des années 2000, se sont succédés à la tête du site et du musée de Carthage, des responsables qui ont, soit cumulé ces lourdes tâches avec de grandes responsabilités exercées au niveau de la direction de l’Institut national du Patrimoine (INP), soit commencé leur carrière par gérer le ‘’complexe de Carthage’’ qui devrait constituer l’achèvement d’une longue carrière. Le drame du musée de Carthage rappelle que, 60 ans après l’indépendance, la gestion des sites et des musées, y compris les plus prestigieux et les plus complexes, est laissée à des chercheurs aux spécialités connues et reconnues mais qui n’ont pas été formés pour ce dont ils ont la charge. Faute de formation, le corps des conservateurs du patrimoine, hypertrophié et oisif à l’INP, se trouve complètement écarté de ce qui devrait lui échoir.
Un passé prestigieux terni par une actualité affligeante
C’est en 1875 que le musée de Carthage a ouvert ses portes au public, soit treize ans avant l’inauguration du Musée du Bardo. Son fondateur n’est autre que le Père Delattre, envoyé en Tunisie par le Cardinal Lavigerie d’abord pour faire revivre, à Carthage, le souvenir du christianisme antique en exhumant les vestiges des édifices chrétiens. Au profit de cette œuvre, le jeune Père blanc, a mis son grand dynamisme, en y ajoutant un grand intérêt pour la Carthage punique dont il a été le principal prospecteur jusqu’à sa mort en 1932. Le musée qu’il a fondé à Carthage a porté le nom de nom de ‘’Musée Saint Louis, à Carthage’’ puis celui de ‘’Musée Lavigerie Saint-Louis de Carthage’’. Il a dû contribuer à inspirer le Premier Ministre réformateur Kheireddine Pacha pour la création d’un musée archéologique propre à l’Etat tunisien, en février 1876, soit plusieurs années avant l’établissement du Protectorat français.
La grande rivalité qui a opposé le Père Delattre, soutenu par l’archevêché de Carthage et la Résidence générale de France en Tunisie, au Service des Antiquités de la régence a eu pour conséquence la limitation des interventions des archéologues professionnels représentant l’autorité publique. Ce contexte délétère a fini par consacrer un partage des zones d’intervention et des lieux d’exposition : Jusqu’en 1932, il y a eu à Carthage, les fouilles du Père Delattre et celle du Service des Antiquités. Les découvertes de l’un allaient au Musée de Carthage, les découvertes de l’autre étaient récupérées par le Musée du Bardo. C’est ainsi que les antiquités du site de Carthage se trouvent dispersées entre nos deux musées nationaux. En 1964, l’Etat tunisien indépendant s’est fait céder par le Vatican la propriété du Musée qui a été rebaptisé ‘’Musée national de Carthage’’.
Il y a une quinzaine d’années, la Tunisie a contracté auprès de la Banque mondiale un prêt de près de 30 millions de dinars. Il s’agissait du premier prêt que l’institution internationale accordait pour la réalisation d’un projet culturel. Les décideurs tunisiens avaient su faire valoir la pertinence d’une demande de financement qui devait, in fine, servir le développement. Quatre musées (Le Bardo, Carthage, Sousse et Jerba), un site antique (Oudhna) et un ensemble monumental (Kairouan) devaient être réaménagés grâce au financement de la Banque mondiale. En définitive, n’ont été retenus, que les musées du Bardo et de Sousse. Le musée de Carthage s’en est sorti avec le rôle, peu glorieux, d’entrepôt pour les objets du musée du Bardo, déplacés pour cause de travaux. Pendant ces tractations, le seul aménagement auquel une attention particulière a été accordée à Carthage a été le local du ‘’Club Hannibal’’ dont on sait quelle était la connotation politique. La construction, qui existe toujours à côté de l’entrée officielle du musée, témoigne des manipulations de l’histoire qui tenaient lieu de politique en matière de patrimoine.
L’indispensable centre d’interprétation pour le site de Carthage
Depuis longtemps, les professionnels ne résonnent plus en termes de musées de sites, concept qui remonte au XIXè siècle. Il n’est plus question que de centres d’interprétation répondant à plusieurs exigences: espaces d’accueils, locaux d’expositions pour les collections, installations audio-visuelles, écrans pour les différents types de projections, bornes interactives, salles ou terrain pour des animations, boutiques, espaces pour la restauration …). Cette exigence est d’autant plus ressentie pour les sites dont l’histoire est complexe comme c’est le cas pour Carthage.
Pour ce site, le centre d’interprétation pourrait se situer sur le terrain occupé actuellement par le musée dont la démolition donnerait, d’ailleurs, l’occasion de pratiquer des fouilles qui ne manqueront pas d’être très intéressantes. Il pourrait aussi se situer sur l’un des terrains encore libres se trouvant en différents endroits du ‘’Parc archéologique Carthage-Sidi Bou Saïd’’. Cet espace malheureux qui n’a du parc que le nom a été préservé depuis le plan d’aménagement de 1978, classé en 1985, institué en 1991 et toujours pas pourvu d’un Plan de protection et de mise en valeur (PPMV).
La conception et la réalisation du centre d’interprétation ne manquerait pas d’offrir à de nombreux spécialistes de s’initier à des réalisations encore inconnues en Tunisie. Ce serait le cas pour les architectes, les ingénieurs, les décorateurs, les médiateurs et les développeurs d’applications propres aux musées. La proximité géographique de l’Ecole Polytechnique, de Tunis, de l’Ecole d’Architecture et de l’institut du Tourisme pourrait offrir l’occasion d’un travail en grande synergie. Un centre d’interprétation bien conçu, permettrait non seulement la bonne mise en valeur de ce qui existe déjà dans le musée mais aussi de valoriser des richesses du site de Carthage qui sont pratiquement inconnues du grand public.
Pour la réalisation du centre d’interprétation, il faut se résigner à fermer le musée de Carthage le plus tôt possible. Ses objets les plus emblématiques pourraient être hébergés, provisoirement, par le musée du Bardo dont de nombreuses salles sont encore inoccupées et dont l’une des salles les plus prestigieuses porte le nom de Carthage.
Les objets étrusques et les inscriptions de Carthage, des trésors cachés ou presque
Dans le registre des richesses qui attendent d’être mises en valeur figurent la grande variété des inscriptions qui appartiennent à presque toutes les langues anciennes qui se sont succédées ou côtoyées à Carthage pendant une quinzaine de siècles c’est-à-dire la moitié de la durée de l’histoire de la Tunisie (phénicien, punique, grec et latin). Les inscriptions de Carthage qui ont fait depuis longtemps et qui continuent encore à faire l’objet de nombreuses études académiques sont trop peu présentées à l’intérieur du Musée. De nombreux fragments sont scellés sur l’un des murs qui délimitent l’espace qui s’étend devant l’entrée (fermée) du musée. Le visiteur non spécialiste les voit mais ne s’y arrête pas car rien ne l’y invite. De nombreuses autres inscriptions sont regroupées en un amas qui longe l’un des deux côtés du musée. D’innombrables documents aussi importants qu’originaux s’y trouvent. C’est le cas par exemple d’une inscription gravée sur une base de statue qui a porté une statue de la Victoire élevée, à Carthage, par un grand personnage du IVe siècle après-J.-C. Le dédicant était Symmaque, sénateur lettré venu, dans les années 373-374, gouverner, à partir de Carthage, la province d’Afrique proconsulaire qui était restée riche à l’époque romaine tardive. Une dizaine d’années plus tard, il a été nommé préfet de Rome, poste qui se situait au sommet de la hiérarchie des fonctions administratives sénatoriales. La statue de la Victoire qu’il a élevée à Carthage témoignait du militantisme de ce grand orateur en vue de maintenir la flamme d’un paganisme qui était depuis longtemps sur la défensive face aux progrès inexorables du christianisme. Bien mis en valeur, le monument et son texte raconteraient une page bien intéressante de l’histoire de Carthage et de l’ensemble du monde romain.
De la fin du VIIè siècle au milieu IIIè siècle avant Jésus-Christ, les Etrusques ont développé, dans la nord-ouest de la péninsule italienne, une brillante civilisation qui a rayonné fortement dans tout l’Occident méditerranéen. De grands étruscologues ont établi, depuis longtemps, que Carthage est le site du sud de la Méditerranée qui a livré le plus grand nombre d’objets étrusques. Ces objets qui sont aujourd’hui éparpillés entre les deux étages du musée de Carthage et les vitrines du Musée du Bardo – quand ils ne sont pas relégués dans les réserves des deux établissements - ne gagneraient-il pas à être réunis dans une même vitrine à Carthage ? Ils constitueraient, alors, assurément une grande attraction aussi bien pour les profanes que pour les initiés. Qui empêche la Tunisie, où aucun étruscologue n’a encore été formé, de faire appel aux compétences internationales ? En ce domaine, l’inertie néfaste des responsables n’entraîne que du manque à gagner sur tous les plans.
L’espoir est encore permis, si…
Pour 2016, le Conseil international des Musées (ICOM) a choisi, pour la Journée internationale des Musées (JIM), le thème « Musées et paysages culturels ». Par ce mot d’ordre, il cherche à faire considérer, de par le monde, « les musées [comme] moyen important d’échanges culturels, d’enrichissement des cultures, du développement de la compréhension mutuelle, de la coopération et de la paix entre les peuples ». Mais quelle articulation peut avoir le Musée national de Carthage, abaissé à une condition bien déplorable, avec le paysage culturel tunisien ?
Dans un contexte de grand marasme pour le tourisme, la Tunisie gagnerait beaucoup à lancer un projet culturel porteur. Le remplacement de l’actuel Musée national de Carthage par un centre d’interprétation digne du XXIè siècle serait assurément un bon choix. Le peu de crédit dont jouit encore le site de Carthage pourrait être utilisé pour mobiliser les états et les compétences internationales en vue d’une présentation muséographique adéquate des trésors archéologiques dégagés depuis près d’un siècle et demi. Le gain ne serait pas seulement en image ; il se traduira, sans tarder, en pièces sonnantes et trébuchantes et certainement aussi par une meilleure réception de l’histoire ancienne de la Tunisie par les Tunisiens et leurs nombreux amis de par le monde.
Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
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j'ai découvert cet article fort intéressant le lendemain de ma première et douloureuse visite au musée de Carthage. Toute la situation est résumée sur un simple bout de papier A4 mis dans un sarcophage sur lequel est écrit " le squelette est actuellement exposé dans la salle d'exposition du jeune homme de byrsa il sera visible à partir du 16 octobre 2010" c'était le 12 novembre 2016...