Touche pas à mes panneaux de céramique
Les soixante dernières années de l’histoire de notre patrimoine se caractérisent, comme je l’ai souligné, dans l’argumentaire annonçant le séminaire sur « Le rôle de la société civile dans la sauvegarde du patrimoine culturel en péril » (organisé par l’Association la Manouba pour les monuments et la culture (AMMC) au Palais Zarrouk à Den Den et prévu pour le 28 mai) par des avancées remarquables en matière de valorisation et de sauvegarde du patrimoine.
Une politique patrimoniale en dents de scie
Ces réalisations patrimoniales ont été rendues possibles grâce à l’effort consenti par l’Etat avec la restauration de nombreux sites, palais et monuments, le classement de bon nombre de ces sites et monuments par l’Institut national du patrimoine et l’inscription de pas moins de sept sites, monuments et ensembles d’habitat sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité. Il faut mentionner à l’actif de cette politique patrimoniale, la célébration depuis 25 ans du mois du patrimoine dans un but de valorisation et de diffusion de la culture de la sauvegarde patrimoniale, même si des voix de plus en plus nombreuses critiquent, souvent à juste titre, la conception et le déroulement de ce mois et le perçoivent, entre autres, comme un moyen de noyer le poisson, de redorer le blason des institutions en charge du patrimoine, de servir de cache-misère et de donner une image positive de la politique patrimoniale.
Mais cette histoire révèle aussi le nombre sans cesse croissant des sites et monuments en péril ou à l’abandon, voire détruits en raison de l’absence d’éducation au patrimoine, du développement de l’obscurantisme qui veut imposer une vision figée et sclérosée de l’identité , des erreurs et des errements des institutions en charge du patrimoine ou de la démobilisation de la société civile au point que les monuments classés sur la liste de l’UNESCO souffrent d’un grave déficit d’entretien et que le site de Carthage, classé sur la Liste du Patrimoine mondial depuis 1979, risque d’être inscrit sur la liste mondiale des sites en péril.
L’état de nombreux monuments et sites dans la région de la Manouba illustre ce triste constat. Qu’on pense aux palais husseinites détruits ou dans un état de délabrement, au tronçon de l’aqueduc de Carthage annexé à Sanhaja (Oued Ellil) par un grand agriculteur de la région, au Sbil Hammouda Pacha, à Jabbiat Zarrouk ou à Skifet Kheireddine qui menace ruine, au mausolée de Sidi Ali Hattab qui est dans un état lamentable! Les responsables interpellés tirent des plans sur la comète ou jurent tous leurs dieux que des fonds sont alloués pour la sauvegarde et que les travaux vont être engagés incessamment.
Rien que des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient!
Il ne faut pas oublier d’autres facteurs qui ont contribué à cette hémorragie patrimoniale comme la lecture partisane de l’Histoire mise au service de l’apologie du régime en place et son inadéquation à la réalité historique ainsi que des considérations idéologiques qui ont occulté, avant la Révolution, et au nom de la modernité, des pans de cette histoire et aidé à cette hémorragie patrimoniale.
«La schizophrénie» des décideurs
Aujourd’hui et après la Révolution, les décideurs tunisiens, politiciens ou bureaucrates, souvent à l’origine de décisions graves, semblent, dans leur gestion du patrimoine naturel et culturel, se complaire dans la même schizophrénie. Tiraillés entre une politique de valorisation de cet héritage, de préservation du legs naturel et de la mémoire culturelle nationale, de la prise en compte de cet héritage comme source du développement durable et une approche de la rentabilité économique basée sur une vision étriquée et sclérosée du développement, mise en avant par les fossoyeurs patentés du patrimoine, ils se laissent parfois tenter par des projets regrettables qui portent atteinte à des monuments précieux et à des sites inestimables, les dénaturent et les font même disparaître après avoir signé leur arrêt de mort.
Quelques mois avant la célébration du mois du patrimoine, les décideurs ont donné leur aval au projet de la construction d’une voie express qui traverse le parc du Belvédère, défigurant par là même le paysage avec des répercussions négatives sur l’écosystème et la destruction de composantes végétales et architecturales de ce patrimoine naturel et culturel. La mobilisation de la société civile, avec à sa tête, l’Association des amis du Belvédère contre ce projet l’a fait avorter.
L’un des moments remarquables de ce mois du patrimoine 2016 aura été, sans conteste, la présentation du livre « Un siècle de céramique d’art en Tunisie. Les Fils de Jacob Chemla, Tunis », coécrit par Lucette Valensi, Monique Goffard et Jacques Chemla. Jacob Chemla était un grand céramiste d’art et le rénovateur de la céramique d’art en Tunisie. La céramique des Chemla décore encore aujourd’hui, en Tunisie, le Palais de justice, l’ancien Hôtel de ville à Tunis, les murs de la villa du Baron d’Erlanger à Sidi- Bou Saïd, Dar Al Kamila, résidence de la France à la Marsa et bien entendu les palais présidentiels de Carthage et de Skanès à Monastir, etc. sans compter les nombreuses exportations de cette céramique, en France, en Egypte, en Algérie, voire aux Etats-Unis. Certains de ces bâtiments, comme la gare de Skikda, en Algérie et le tribunal de Santa-Barbara, en Californie, ornés de la céramique Chemla sont classés monuments historiques.
La présentation du livre a été suivie de l’exposition éponyme « Aouled Chemla » au Palais d’El Abdellia qui a montré au grand public les créations des fils de Jacob Chemla et le riche patrimoine des quallaline tunisiens accompagné de créations contemporaines de Tunisie et d’Italie, inspirées par l’école de céramique de Tunis. Mais ironie de l’histoire et indice de l’ambivalence précitée, nous avons appris, au cours de ce mois du patrimoine, où les créations Chemla ont suscité l’admiration des visiteurs de l’exposition jugée très originale, que les fossoyeurs patentés de notre patrimoine envisagent de démolir, en plein cœur de la capitale, un joyau du patrimoine architectural tunisien et de l’architecture néo-orientale de la Tunisie. Il s’agit du bâtiment de l’ancienne Société Nationale des Transports (SNT) situé avenue Bourguiba, à Tunis, face à la gare du TGM de Tunis Marine, dont la superbe cour intérieure est décorée de magnifiques panneaux de céramique Chemla du début des années 1930 très bien conservés d’après les témoignages concordants de ceux qui peuvent encore avoir accès à l’immeuble.
Touche pas à mon patrimoine culturel et artistique
Il est vrai que la façade du bâtiment, masquée par les fleuristes, qui se sont installés devant la gare du TGM après avoir été invités, il y a quelques années, à quitter le cœur de l’Avenue Bourguiba, est en mauvais état, après avoir subi le poids années. Elle fait peine à voir et le passant, qui a connu l’immeuble du temps de sa splendeur, pendant les années 70 (nous allions y chercher nos abonnements d’étudiants), ne peut s’empêcher d’avoir un pincement au cœur à la vue de la façade méconnaissable d’un bâtiment abandonné et dont la porte est fermée à l’aide d’une chaîne et d’un cadenas.
L’un des responsables de la société des transports de Tunis (Transtu), qui a succédé à la SNT après la fusion de cette dernière avec la Société du métro léger de Tunis (SMLT), confirme le projet de démolition d’un bâtiment, irrécupérable aux yeux de la société mais dont la réparation, en réalité, serait très coûteuse. Il ajoute que le terrain, qui appartient au domaine de l’Etat, ne sera pas affecté par la Transtu à la construction d’un nouveau siège social mais à un usage qui reste à préciser.
Emue par ce projet de démolition, en raison de la valeur affective de ces panneaux de céramique et mue, à cause de leur importance patrimoniale, par un sentiment de responsabilité civique qui l’incite « à veiller à la préservation et à la promotion du patrimoine culturel de la Tunisie », Lucette Valensi, co-auteur de l’ouvrage précité, petite- fille de Jacob Chemla et récipiendaire en avril dernier des insignes de l’Ordre du mérite national, pour avoir consacré sa carrière de chercheuse à la connaissance de la Tunisie, vient d’écrire au Président de la République une lettre, dont nous avons eu une copie. Dans ce texte, plaidoyer en faveur de la sauvegarde du bâtiment, elle l’alerte sur ce projet de démolition, le prie d’éviter le saccage d’un patrimoine à la fois culturel (le bâtiment comme joyau de l’architecture néo-orientale) et artistique (la céramique d’art), soit en le classant ou à défaut, en optant pour la dépose des panneaux et leur conservation dans un musée approprié. En procédant de la sorte, on évitera à des objets d’art le sort subi, par exemple, à Sidi Bou Saïd où l’on a procédé à des destructions, sans aucun égard, pour la céramique des Ouled Chemla que le bâtiment détruit comprenait.
La restauration du bâtiment, dont la démolition est programmée, semble possible comme cela été le cas, ces dernières années de plusieurs immeubles du centre-ville datant d’environ un siècle. Une fois restauré, il pourrait servir de musée du transport urbain après l’étude de la faisabilité du projet. Ainsi on ferait d’une pierre deux coups : la sauvegarde d’un monument qui hébergera des témoins du passé.
Habib Mellakh
Universitaire et président de l’AMMC
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