News - 20.08.2016

Ali Pacha ou la tragédie du despotisme oriental

Ali Pacha ou la tragédie du despotisme oriental

Il  est d’usage chez les historiens, lorsqu’ils parlent de la dynastie beylicale qui régna sur la Tunisie de 1705 à 1957, de dénombrer dix-neuf beys. Cette liste sans aspérité cache cependant un épisode qui fut fatal au fondateur, Husseïn Bey Ben Ali, qui faillit faire perdre définitivement le trône à sa descendance et plongea le pays dans une  période d’instabilité avec son cortège de guerres, d’assassinats, de trahisons,  de déplacements de populations et d’intervention étrangère. 

Ce drame historique qui se déroula de 1735 à 1756 eut pour personnage central le prince Ali b. Mohamed, neveu de Husseïn Bey. En voici l’histoire. Lorsque Hussein Bey prit le pouvoir en 1705, il n’avait pas d’enfants mâles et, soucieux d’assurer la pérennité de son trône acquis de haute lutte, il choisit d’initier son neveu, fils de son frère Mohamed, aux hautes fonctions de bey du Camp, c’est-à-dire de prince héritier. Il lui donna une éducation soignée auprès d’illustres précepteurs et le forma aux arts de la guerre tant et si bien que le jeune prince put sortir à la tête de la colonne chargée d’inspecter le territoire et de collecter les impôts dès l’âge de 17 ans. Tout semblait aller pour le mieux jusqu’au jour où un corsaire tunisien offrit au bey une jeune captive génoise. Séduit par sa grâce et sa jeunesse, Husseïn l’épousa et lui fit des enfants dont quatre  fils : Mohamed, Ali, Mahmoud et Mustafa.

Le problème est que sous l’empire de l’instinct paternel, Husseïn bey, une fois son fils aîné devenu adulte  vers 1725, ne songea plus qu’à  en faire son héritier au détriment, bien entendu, de son cousin Ali. Tout l’édifice construit depuis le début du règne menaçait de s’effondrer. L’idée de faire conférer par le sultan ottoman la dignité de pacha à Ali en compensation de sa mise à l’écart des affaires eut un piètre résultat. Le jeune prince, doué et déjà expérimenté, n’était pas homme à se contenter de vains honneurs. A la déception s’ajoutait la crainte d’un assassinat.

La rumeur d’une pression des courtisans sur le bey pour qu’il fasse assassiner son brillant neveu parvint à Ali  et le 20 février 1728 au crépuscule, il quitta subrepticement son palais de la médina et se dirigea avec son fils aîné Younès et une poignée de fidèles vers le djebel Oueslate, montagne-refuge située dans la région de Kairouan où l’accueillirent ses habitants. Lorsque la nouvelle de la fuite d’Ali Pacha parvint aux oreilles de Husseïn Bey, il  en conçut une vive inquiétude. L’équilibre qu’il avait réussi à établir au bout de trente années  de règne risquait, en effet, de se rompre à cause de cette rébellion d’un prince jeune, aguerri, aimé des troupes et connaissant parfaitement le pays et les tribus.  Ce que redoutait Husseïn arriva.  Il tenta de résoudre le problème par la négociation et en  mars 1728, il dépêcha une délégation d’oulémas, pour tenter de ramener Ali à la raison. Mais les pieux personnages furent reçus à coups de fusil. L’échec de la conciliation fut le signal d’une guerre qui déchira non seulement la famille princière mais le pays tout entier. Les tribus,  les villages et, dans une moindre mesure, les villes furent partagés entre Hsîniya (partisans du Bey) et Bâshiya (partisans du Pacha).

Durant 18 mois, de mars-avril 1728 à août 1729, combats et escarmouches opposèrent les uns aux autres et se soldèrent par une défaite des Bâshiya. Husseïn Bey regagna sa capitale et Ali Pacha dut  fuir en direction de l’Algérie où il se réfugia en attendant des jours meilleurs. Le dey d’Alger décida de l’appuyer dans sa conquête du pouvoir. En mai 1735, les troupes algériennes pénètrent en Tunisie. Des tribus, jusque-là loyalistes, font défection à l’exception d’une fraction des Drid. En août, Husseïn Bey, vaincu, est obligé de se réfugier à Kairouan et en septembre, Ali Pacha entre à Tunis dûment escorté par les soldats du dey d’Alger. Quelques mois plus tard, le 13 mai 1740, précisément, Younès Bey tue son grand-oncle dans les environs de Kairouan et envoie sa tête à son père à Tunis.  Et c’est au tour des fils de Husseïn, les princes Mohamed, Ali et Mahmoud  de se réfugier à Alger. Le Pacha est maître de la situation mais le pays est exsangue.  Durant ses vingt-et-un ans de règne (1735-1756), il s’attacha à rétablir la stabilité et à assurer un semblant de reprise économique. Pour rassurer ses sujets, il se garda bien de se mêler de commerce ou d’agriculture et fut implacable avec les caïds prévaricateurs. Ce qui fit écrire, avec une pointe d’ironie, à l’historien Ben Dhiaf  qu’en fait «il aimait à être le seul à commettre des injustices».

Redouté de ses sujets, il était cependant lui-même en proie à la peur. Le fait était fréquent dans toutes les dynasties orientales. Mais la crainte était constante et, avouons-le, justifiée car la querelle entre «pachistes» et anciens partisans du bey était loin d’être définitivement éteinte ; d’autant plus que les fils du  bey étaient en vie et à l’abri auprès d’une oligarchie turque d’Alger prompte à se mêler des affaires tunisiennes. Comme le pacha était particulièrement soupçonneux, toute personne qui souhaitait se débarrasser d’un rival ou d’un gêneur lui faisait parvenir que cette personne  agissait en secret pour un retour des princes husseïnites. Un jour, le prince convoqua au Bardo un riche citadin et lui dit qu’on le soupçonnait d’être un traître. Au fait de la cupidité si fréquente chez les tyrans, l’homme répondit qu’il était loyal au souverain mais reconnut qu’un traître  était dans sa maison et qu’il pouvait le livrer tout de suite au Pacha. Intrigué, celui-ci consentit à le laisser regagner son domicile sous bonne escorte. Il revint un peu plus tard au Bardo avec le «traître» : entendez toute sa fortune que, bien évidemment, l’impécunieux prince confisqua  sur-le-champ, libérant le malheureux mais habile sujet qui eut ainsi la vie sauve.

Ali Pacha, qui reçut une éducation soignée de la part de son oncle, compte parmi les princes les plus cultivés de l’histoire tunisienne.  Il aimait à converser doctement avec les oulémas et se préoccupait des conditions de vie des enseignants et des étudiants. Aussi, une fois son pouvoir consolidé, s’attacha-t-il à construire des lieux d’enseignement. Tunis lui doit ainsi les  médersas Achouriya, Bachiya, Slimaniya et Bir el Hajar construites entre 1746 et 1756 et richement dotées au profit des cheikhs et des étudiants pensionnaires.  Prince de goût et de panache, il embellit le Bardo et construisit la superbe salle connue encore aujourd’hui sous le nom de Bayt al Bâshâ ainsi que la salle de justice (actuelle bibliothèque de l’Assemblée). Homme de guerre à la tête d’un pays sous la menace, il s’attacha à renforcer les défenses de sa résidence et de ses villes. Dans le même esprit, il chercha à s’assurer la fidélité des troupes régulières en leur accordant divers privilèges.  Sa sollicitude excessive à l’égard des janissaires  - fer de lance de son pouvoir – fut à l’origine, en mai et juin 1743, d’une révolte de ces derniers lorsqu’il décida enfin de mettre un frein  à leurs excès.  La répression conduite par Younès  fut à la mesure de la déception  et de la frayeur du pouvoir. 500 janissaires furent exécutés sans jugement. Toutefois, cet épisode mit fin à une période de relative stabilité puisqu’en 1752, c’est le prince Younès lui-même qui se souleva contre son père. Les qualités politiques, l’énergie et la popularité auprès des troupes de l’aîné des fils du pacha suscitaient depuis quelque temps la jalousie de son frère Mohamed. Il ne cessa dès lors d’alimenter la méfiance de leur père, lequel se mit à redouter un complot de Younès. Il songea même à l’exiler en Orient, voire à le mettre aux arrêts.  Le jeune prince prit les devants, quitta secrètement le Bardo  et entra de force à la citadelle de la Kasbah.  Tunis devint le théâtre d’une guerre entre le père et le fils mais au bout de 25 jours de combats, Younès fut  contraint à la fuite et ses  compagnons, poursuivis et massacrés. Les soldats du pacha en profitèrent pour se livrer au pillage dans la malheureuse capitale au prétexte que la médina s’était rangée derrière le prince rebelle.  Celui-ci réussit avec une poignée de rescapés  à se réfugier à  Constantine, dans la province voisine prompte à accueillir les dissidents tunisiens. Il y mourra en 1768.

En politique extérieure, Ali Pacha  se distingua par sa prise de l’île de  Tabarka en 1740-41. Il réduisit en captivité la communauté génoise (les «Tabarquini ») installée là-bas avec l’autorisation du sultan ottoman et qui y vivaient de la pêche du corail, à l’abri du fort. Opération plutôt inutile – voire économiquement désastreuse pour l’arrière-pays qui profitait amplement des revenus tirés de l’approvisionnement de l’îlot de Tabarka  -  sauf pour l’ego du Pacha qui, nous dit Ben Dhiaf, «voulut apparaître  dans le rôle d’un combattant du djihad dans la voie d’Allah».

Il eut avec la France, depuis toujours première puissance européenne à Tunis, un conflit consécutif à sa décision d’imposer aux représentants diplomatiques (qui, à Tunis, avaient rang de consuls, les ambassadeurs étant accrédités auprès du sultan à Constantinople)  de se déchausser en entrant dans la salle du trône et de se soumettre, comme les sujets tunisiens, au protocole du baisemain.  Le consul de France protesta et en référa à son gouvernement qui envisagea sérieusement de déclarer la guerre au Pacha, d’autant  qu’à cette mesure, jugée vexatoire, s’était ajoutée la volonté de défendre quelques Génois de Tabarka qui s’étaient placés sous la protection du roi. Heureusement,  la Guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) entraîna une vive tension navale entre la France et l’Angleterre, ce qui fit annuler par Louis XV le projet d’une intervention contre Tunis.  Ali eut finalement gain de cause sans coup férir puisque tous les consuls reçurent instruction de leurs gouvernements de se plier aux exigences du protocole tunisien.

Il eut aussi à  se prémunir contre la menace que représentaient  les Algériens (c’est-à-dire le dey d’Alger et le bey de Constantine) ses alliés d’hier et désormais protecteurs des fils de Husseïn, puis de son propre fils Younès. Menace réelle  puisqu’ils tentèrent une intervention  en 1746 mais échouèrent devant Le Kef. Ils revinrent dix ans plus tard  en 1756, accompagnés des princes husseïnites. En septembre, ils prennent Tunis et rétablissent Mohamed Bey sur le trône de son père. La ville est livrée à la soldatesque. On vole, on viole, on massacre avec une telle violence que le prince Mohamed, assure Ben Dhiaf, en conçut un dégoût définitif pour l’exercice du pouvoir et s’en  déchargea de fait sur son frère Ali Bey.  Ali Pacha est exécuté le 22 après avoir assisté de force au supplice de son petit-fils, l’enfant Noômane fils de Slimane Bey. Lui-même avait, quelque temps auparavant, ordonné que l’on tue le lieutenant de son fils révolté Younès, ce qui pouvait paraître ordinaire en de telles circonstances.  Ce qui était cruel c’était son insistance pour que le fils préféré de cet officier rebelle soit assassiné sous les yeux de son père. Ces excès dans la répression étaient certes un phénomène hélas courant mais il  faudra bien qu’un jour on comprenne clairement les origines et mécanismes de cette sophistication dans la cruauté dont les exemples (voir de l’auteur : L’Excès d’Orient  Paris, 2015) foisonnent dans l’histoire politique du monde musulman.

Le court règne (1756-1759) de Mohamed (connu aussi sous le nom de Mohamed-Rachid) fut consacré à panser les plaies d’un pays meurtri et l’on crut que la guerre entre cousins était enfin terminée. Il n’en fut rien et l’année même où Ali Bey succéda à son frère, le pays  fut le théâtre d’une  rébellion princière fomentée par un descendant du pacha, Ismaïl fils de Younès Bey, et qui dura deux ans,  de 1759 à 1762. La population de  Djemmal, au Sahel, se joignit à lui ainsi que la tribu des Beni Zid et de nombreux cavaliers d’autres tribus.  Le bourg sahélien fut pris d’assaut par les hommes du bey qui  le mirent à sac. Pourchassé,  Ismaïl se réfugia au célèbre djebel Oueslate qui prit fait et cause  pour le descendant de celui qui fut naguère le maître bien-aimé de ces farouches montagnards, de même que les Majer  et les O. Ayar, tous du parti pachiste. Les troupes loyalistes finirent par vaincre l’insurrection en juillet 1762.  Ismaïl se réfugia à Constantine auprès de son père et le Djebel  fut vidé de sa population, contrainte de s’éparpiller en divers endroits de la régence. Quant aux tribus dissidentes, elles furent châtiées selon les normes terrifiantes de l’époque. La même année, le djebel Amdoun s’insurgeait à son tour en un soubresaut qui n’était pas le dernier de la lutte acharnée commencée en 1735.  En 1769, en effet, un spahi en rupture de ban alla chez les Khroumirs où il reçut bon accueil puisqu’il prétendit être le petit-fils d’Ali Pacha, avant d’être capturé par les soldats du bey et exécuté. Ces  graves troubles  qui survenaient par intermittence entretenaient chez les nostalgiques du règne du Pacha l’espoir d’une revanche. En 1824, un autre déserteur se rendit chez les montagnards de la région de Béja.  Prétendant lui aussi être un descendant du pacha évadé du Bardo, il fut accueilli à bras ouverts. Il fallut dix mois à la colonne beylicale pour réduire les rebelles regroupés autour du faux prince. Certes, toutes ces  tentatives échouèrent mais elles étaient la preuve que la révolte d’Ali Pacha avait durablement ébranlé non seulement le pouvoir mais la société tout entière, réactivé de vieilles rivalités tribales et régionales et alimenté la propension à la dissidence de certaines communautés rurales. Elles aggravaient, en même temps, l’état d’une économie éprouvée par l’insécurité, les guerres, les destructions, les confiscations et les déplacements de populations.

Quant au sort de la famille d’Ali Pacha, nous avons vu que Younès Bey, rejoint plus tard par son fils Ismaïl, était à Constantine sous haute surveillance. Ceux d’entre ses membres qui étaient trop jeunes au moment de la chute du pacha, en 1756, furent massacrés ou enfermés à vie dans d’infâmes dépendances  du Bardo. En  octobre1824, mourut dans sa prison le dernier descendant de l’illustre pacha. Quelque temps auparavant, le bey régnant, Hussein II, souhaita le libérer. Il déclina l’offre car «depuis mon enfance,  lui répondit-il, cette pièce est tout mon univers. Je ne pourrai m’adapter à une vie normale. Je préfère finir mes jours ici entre ces murs».
L’épisode historique de Ali Pacha nous fournit ainsi  un résumé édifiant sur la nature du pouvoir en pays musulman : accaparement du pouvoir par un seul, aspect précaire du mécanisme de la succession considéré par les despotes comme un mal nécessaire et non pas comme une institution fondamentale dans la vie de l’Etat.

La fragilité institutionnelle suscitait fatalement les intrigues, engendraient toutes sortes de peurs, notamment chez le successeur désigné (ou supposé), celle d’être éliminé d’une façon ou d’une autre ; d’où  une impatience fébrile qui pouvait conduire à la rébellion. Les  despotes eux-mêmes,  dont la crainte tétanisait serviteurs et sujets, vivaient dans la hantise du «mauvais café» ou de la révolte des troupes.  La peur partagée atteignait  un point tel qu’ici, comme partout ailleurs dans l’Orient islamique, la vie politique se réduisait quasiment à l’atmosphère suspicieuse du sérail. 

Une des conséquences les plus fâcheuses de cette grave guerre de succession que connut la Tunisie du XVIIIe siècle fut de donner un prétexte aux chefs de la régence d’Alger de se mêler des affaires tunisiennes. La province voisine avait déjà interféré dans la vie politique de Tunis à la fin du XVIIe siècle. Il fallut toute la sagacité de Husseïn Ben Ali, devenu bey en 1705,  pour se débarrasser de cette encombrante et coûteuse protection. A cause de la guerre civile de 1735, cette tutelle  fut rétablie et dura quelque 70 ans jusqu’à la victoire des troupes de Hammouda Pacha en 1807.

Notons enfin que  l’épisode d’Ali Pacha ne fut pas le dernier exemple d’une querelle familiale pour le trône. En 1814, à la mort de Hammouda Pacha, une crise de succession déchira la famille beylicale et aboutit à l’assassinat d’Othman Bey, placé indûment sur le trône de son frère alors qu’il revenait de droit à leur cousin Mahmoud (voir Leaders, juillet 2016). Ce n’est qu’à partir du règne de ce dernier (1814-1824) que la succession au trône husseïnite se fit sans violence et dans le respect de la règle de primogéniture.
Ali Pacha ne fut pas le seul  en Tunisie ni ailleurs dans le monde arabe et musulman – tant s’en faut -  à prendre le pouvoir de manière violente puis à l’exercer de manière tyrannique. Mais l’exemple de son règne et des circonstances de son succès puis de sa chute présente l’intérêt de contenir tous les éléments constitutifs de ce qui, à force d’ambition démesurée, de crainte  d’être renversé et tué, de négligence à mettre en place des institutions de gouvernement et la tendance séculaire à faire fi des règles de succession au trône mais aussi des principes de justice édictés par la charia, a fait de l’exercice du pouvoir la face sombre d’une civilisation musulmane qui pourtant dans d’autre domaines sut, jadis, être éclairée, ouverte et tolérante.

Md. A.B.A

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