Habib Ayadi: Rien n’a changé en matière fiscale
Plus de cinq ans après la Révolution de janvier 2011, rien n’a changé. Les choses semblent s’être figées (à l’exception des libertés) et la politique fiscale a fait du sur place durant cette période.
Durant plus de cinq ans, largement dominés par les enjeux de la transition démocratique et par la montée du « jihadisme », les Tunisiens ne voient toujours rien venir en termes de résultats.
Face à la crise économique, financière et sociale qu’affronte le pays, l’Etat paraît faible, démuni plus que jamais et sans vision. Le système est à bout de souffle : croissance faible, chômage en augmentation, investissement en berne, creusement des inégalités…
Les finances des caisses de retraites et de maladie, s’enfoncent chaque année davantage dans « le rouge » au point d’atteindre un niveau de dettes qui ne sera bientôt insupportable. Il y va de la survie de ces caisses. Pourtant, autant de pistes (dans les pays européens et surtout l’Italie) méritent d’être examinées, avec clairvoyance et courage, pour garantir à tous une retraite, une pension et un droit à la santé.
Une classe politique, sans imagination, fait l’économie d’un examen de conscience pour n’avoir pas pu ou su redonner espoir à ceux qui peuvent légalement se considérer comme les oubliés de la révolution.
De plus en plus, de voix s’interrogent: qu’ont donc fait les Tunisiens pour mériter cela. En chassant le despote du pouvoir il y a cinq ans, ils ne demandaient pas l’impossible : la dignité, l’emploi et l’égalité fiscale et sociale.
Brusquement, au début de l’année 2016, les révélations du « Panama-papers », ont créé une onde de choc sur la planète, élargissant encore plus les trous « béants » séparant les classes moyennes et les déshérités, soumises à une forte pression fiscale, d’une élite capable d’y échapper.
L’Assemblée des représentants du peuple, endormie, depuis près de deux ans, escamotant tout débat en matière fiscale, s’est du coup réveillée, en oubliant pour un temps son « spleen », marqué par son désintérêt des finances publiques et plus généralement de la chose publique. Elle crée une commission d’enquête sur les « papers ». Le ministère des finances fait de même.
Bien des Tunisiens se mettent à espérer que quelque chose se passe pour sortir le pays de sa routine, en mettant en place une administration, des procédures et des techniques efficaces en matière de contrôle et d’échanges d’informations, à des fins fiscales et en suivant l’exemple des pays de l’OCDE qui se sont « engouffrés » dans la brèche créée par les assauts lancés contre le secret bancaire. A titre d’exemple, en France, l’année 2015 fut une année record en matière de contrôle et de redressement (des personnes physiques et des sociétés) dont le montant a dépassé pour la première fois 21.2 milliards d’Euro. Mais nos gouvernements successifs, n’ont trouvé de mieux qu'à s’endetter, oubliant qu’une telle politique ne dure qu’un temps et la réalité finira par nous rattraper.
Ce ne serait pas la première fois qu’une révolte fiscale constitue l’étincelle d’une révolution.
Au printemps de 1864, suite aux emprunts de Mustapha Khaznadar, le gouvernement tunisien a été surpris par une insurrection de quelques tribus qui, en quelques semaines, s’est étendue au pays tout entier. Le doublement de la « Mejba » en était la cause immédiate mais le mécontentement avait des origines plus lointaines. Toutes les tribus étaient d’accord pour ne pas payer l’impôt et ont confié la direction de l’insurrection à Ali Ben Ghadhahem, chef des rebelles de l’ouest. Il en fut de même aux USA en 1773 et en France en 1789.
Faut-il le rappeler, souvent l’Histoire tend à se répéter. L’insuffisance de la prise de conscience, le recours massif à l’endettement a des risques imprévisibles. Les Tunisiens doivent avoir présent à l’esprit la Commission financière internationale, la Mhella de général Zarrouk et ses répressions ainsi que le protectorat.
Une évasion fiscale au dessus des lois
La succession des révélations sur l’évitement de l’impôt à l’échelle internationale mettent en lumière la tranquillité avec laquelle les plus riches et les plus puissants peuvent cacher leurs activités et leurs avoirs et se soustraire à la solidarité nationale. Le « Panama-papers » ont mis à jour onze millions de fiches provenant d’un seul cabinet d’avocats, situé dans un paradis fiscal.
Les banques constituent les principaux intermédiaires, mobilisés par leurs clients, pour dissimuler des revenus. On les voit apparaître dans de nombreux montages. En France, le crédit agricole a géré plus de 1130 dossiers pour leurs clients et BUP – Paribas a eu recours à 468 sociétés off-shore.
Des banques européennes ont, également, sollicité le cabinet du Panama pour trouver une parade à la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne.
Au cours des dernières années, de sérieux assauts ont été lancés contre le secret bancaire et les paradis fiscaux. Tout a commencé avec les fuites venant de Suisse (Banque H ,S,B,C,), de Luxembourg, de Liechtenstein (pour les contribuables Allemands) ou l’Ile de Man (pour les Canadiens). Tout a basculé en 2009 avec le groupe « G20 », suite à la crise économique et financière de l’année 2008.
Dès 2009 le groupe des pays riches, dans sa réunion (Londres en avril 2009) décide l’instauration internationale des règles de transparence dans les domaines financiers, ainsi que la lutte contre les paradis fiscaux auxquels est attribuée, en grande partie, la responsabilité de cette crise.
A cet effet, le groupe « G20 » a chargé l’OCDE dès 2013 de la préparation d’un standard d’échanges automatiques de renseignements, relatifs aux comptes financiers.
De son côté, le congrès américain a adopté en 2010 la loi « FACTA » qui contraint les banques étrangères à remettre à l’administration fiscale américaine la liste de leurs clients américains, sous peine de se voir infliger un taux de 30% sur leurs transactions financières.
En octobre 2014, dans le cadre de la réunion à Berlin du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, plus de 80% d’Etats présents se sont engagés à mettre en application les normes relatives à l’échange de renseignements à des fins fiscales, au plus tard en 2018.
L’OCDE de son côté, est en passe de mettre sur pied, une organisation mondiale de la fiscalité. Plus de 46 Etats membres de « G20 » et de « l’OCDE » ont déjà signé l’Accord. La Tunisie envisage à son tour d'en faire autant.
Ces avancées remarquables de l’échange international de renseignements à des fins fiscales, si elles permettent dans l’avenir un meilleur repérage des contribuables détenant des comptes non déclarés, participe, ele peuventcontribuer à l'enclenchement d'un processus de découragement de la fraude.
Il est impossible désormais, avec ces avancées dans l’échange de renseignements, pour les hommes politiques de ne pas entendre, dans leurs pays, les contribuables participant à l’effort fiscal général, quand d’autres, plus riches et mieux conseillés, réussissent à se soustraire à l’obligation fiscale.
Mieux encore, si tout se passe bien, les ministres des finances (y compris le ministre tunisien) devraient recevoir d’ici quelques années, des informations détaillées sur les comptes et plus généralement les fortunes détenus à l’étranger par leurs nationaux.
Pour en finir en Tunisie avec la fraude fiscale
Quelles leçons tirer du scandale de « Panama papers » .
La publication des fichiers volés en Suisse, au Luxembourg, au Panama n’a de justification que si elle permet de faire avancer la lutte contre la fraude et, en particulier de progresser vers davantage de justice fiscale et de transparence financière.
Depuis ces révélations, on feint en Tunisie de découvrir que des capitaux, placés à l’étranger, échappent à l’impôt. On sait pourtant, depuis longtemps, que ces dissimulations existent depuis l’indépendance et se sont poursuivies jusqu’à présent. On sait également que les plus aisés trichent en toute impunité et à grande échelle. Les moyens de vérification font encore cruellement défaut, car l’administration fiscale combat la fraude dans un brouillard statistique complet et une insuffisance manifeste de personnel- Toutes les révélations venues de ces fuites n’ont jusqu’à présent en Tunisie guère eu de répercussions politiques.
Cela étant dit, le blanchiment de la fraude fiscale prend des formes diverses et peut être difficile à établir. Parmi celles utilisant des comptes dans les paradis fiscaux, il existe diverses catégories dont les plus importantes sont:
- Les comptes de mafieux et les barons de la fraude fiscale. Ces personnes ayant commis des actes illicites doivent être démasquées et tout pays doit être tenu de faire connaître à tout autre ces comptes. Ces personnes doive être soumise à des pénalités et amendes élevées.
- Les fraudeurs considérés comme « passifs » c'est-à-dire qui n’ont pas activement cherché à échapper à l’impôt mais ont par exemple hérité d’un compte à l’étranger, doivent être soumis à un traitement en matière d’amendes beaucoup plus faible.
A ce niveau et comme précisé, avec la généralisation des échanges automatiques des renseignements fiscaux, l’Etat tunisien peut, dans quelques années, recevoir des informations détaillées sur ces comptes.
- Les personnes bénéficiaires d’avantages ou de privilèges fiscaux ou exerçant dans des pays étrangers, choisissent de déposer leurs fonds dans des paradis fiscaux. Ces personnes ayant gagné légalement leurs revenus ne peuvent être considérées comme fraudeurs et ne sont tenus, dans leurs pays d’origine, qu'à une régularisation.
Loin d’être fatales, les pratiques « agressives » visant à échapper à l’impôt, résultent généralement de choix politiques.
En Tunisie, la violence avec laquelle la « Mhella » du général Zarrouk en 1864 a collecté les impôts hante encore la mémoire collective. Les gouvernements, après l’indépendance, cherchant beaucoup plus à éviter aux contribuables qu'à lutter contre les fraudeurs, ont développé la culture de la conciliation et la transaction favorisant la fraude.
Les verrous sur les enquêtes pour fraude fiscale, la baisse des effectifs et la culture de la conciliation et de la transaction ont conduit à une politique fiscale marquée par un mélange de paresse, d’incompétence et de fatalisme. Depuis, les plus aisées trichent en toute impunité et à grande échelle.
Il faut espérer que les choses changent. Si le gouvernement veut redorer son blason auprès du peuple, il en a, en tout cas, l’occasion historique. En effet, au niveau national et international, la demande de transparence fiscale est trop forte pour que rien ne se fasse.
Ce ne sont pas de timides ajustements qui vont modifier les choses, mais des refondations complètes, principalement au niveau de l’administration fiscale.
Les gouvernements qui se sont succédé après la Révolution ont malheureusement une faible assise politique et peu de compétence en matière politique, économique, financière et sociale. Ils considèrent que c’est la loi qui doit décider toute réforme, notamment en matière de fraude fiscale, oubliant que dans l’esprit des sociétés modernes, toute décision annoncée, tombant d’en haut, angoisse car la réforme (surtout fiscale) est devenue pour certains synonyme d’efforts et de sacrifices douloureux et pour d’autres comme une intention de mettre terme aux rentes de situation ou des pouvoirs de certaines corporations .
Il en résulte que désormais, les vraies réformes sont contractuelles. C’est ce que les juristes appellent « l’inversion de la hiérarchie des normes ». C'est-à-dire la possibilité de déroger à la loi : les contrats ou les dialogues entre les parties peuvent prendre la place de la loi. Il faut avoir le courage nécessaire pour comprendre les mutations du monde nouveau, marquées par la mondialisation et les nouvelles technologies.
Dans les faits, la lutte contre la fraude fiscale repose en premier lieu sur la capacité de l’Etat à détecter la fraude et seulement en second lieu sur le pouvoir de sanction des fraudeurs.
En plus clair, sans qu’il soit besoin de mettre en œuvre un arsenal de sanctions, la simple conscience du contribuable que l’Etat est en mesure de le faire, peut contribuer à prévenir la fraude. En matière de contrôle et de redressement, l’efficacité de l’administration renforcée par les techniques nouvelles en matière d’information et d’échange de renseignements, troublent désormais le sommeil des fraudeurs.
Ce clivage qui réactive la lutte contre la fraude fiscale a été dédoublé par la distinction, dans certains pays, entre les contribuables de confiance et les contribuables de défiance.
Cela étant, les difficultés actuelles de la Grèce sont dues pour l’essentiel à la désorganisation de l’administration fiscale qui a vu ses effectifs abaissés, surtout depuis 2006, de 8%. La fraude a atteint alors des pourcentages élevés, alors que les grecs détiennent 2% des dépôts dans les banques Suisse.
En Tunisie, l’isolement des élites dirigeantes (députés et membres de gouvernement) explique nombre de leurs comportements en matière de politique fiscale. D’où un décalage énorme – qui ne fait que s’accentuer - avec les idées, les techniques de contrôle et de réorganisation de l’administration. Les pistes de réformes ne manquent pas. Les gouvernements successifs le savent bien, mais ils sont sourds aux appels de réformes et semblent décider à les ignorer par aveuglement politique ou par mauvais génie de leur entourage.
L’étude de la fiscalité tunisienne des cinq dernières années montre une incapacité des gouvernements à mettre en œuvre une politique fiscale qui tout en garantissant le rendement de l’impôt en vue de la couverture des charges publiques, tient compte des demandes économiques et sociales des acteurs quant au niveau de la pression fiscale.
Ils continuent à suivre, en matière fiscale, une approche financière et comptable. Il s’agit toujours pour l’Etat de trouver des recettes, même si on continue à écraser les mêmes (les salariés et les contribuables honnête) sans se préoccuper des principes d’égalité, de lutte contre la fraude, des conséquences des mesures sur l’économie, sur les déshérités.
Pourtant, ils connaissent bien l’ampleur de la fraude et l’écrasement des classes moyennes. Ils disposent des moyens et des technologies pour améliorer les recettes fiscales. Mais ils n’ont manifesté aucune détermination à exercer les pouvoirs de l’Etat par la mise en place des cadres administratifs, juridiques, d’échanges des informations fiscales, tout en respectant les droits des contribuables et en faisant en sorte de ne pas déclencher une fuite des contribuables vers des territoires de plus basse pression fiscale.
La Tunisie dispose de systèmes informatiques performants, mais insuffisamment exploités (RAFIC-SADEC). Elle aurait pu, à l’image d’autres pays (Suède, France, Canada…) établir à partir de ces systèmes, le droit de communications et autres informations, des déclarations annuelles de revenus « pré-remplies » qui sont envoyées aux contribuables pour les compléter ou exprimer leur opposition (par simple S.M.S. en Suède). Cette méthode conduit à l’augmentation des recettes et constituent autant de rentrées fiscales supplémentaires au moment où l’Etat se plaint de ne pas disposer de ressources. On peut saisir aisément l’ampleur de la fraude et des insuffisances du contrôle (pour l’impôt sur le revenu et la T.V.A.), lorsqu’on sait que dans les années 80, l’administration vérifiait 6000 dossiers annuellement sur 175000 de dossiers recensés, et qu’en revanche depuis 2000, sur un nombre de dossiers trois ou quatre fois plus élevés, le nombre de vérifications approfondies est en moyenne de 2500 l’année ; alors qu’un pays comme la France compte un agent fiscal pour 788 habitants, et réalise cinquante mille vérifications approfondies annuellement.
Devant la faiblesse du rendement des vérifications approfondies, il est peut-être, souhaitable de reprendre la méthode suivie par le directeur général des impôts au début des années 80. Il a décidé de suspendre, pour un temps, les vérifications approfondies, pour affecter tous les inspecteurs au contrôle, zone par zone, les contribuables (surtout les prétendus forfaitaires), s’assurer de leurs déclarations et consigner les défauts, les manquements et les bénéficiaires de privilèges.
Il est sûr que l’idée d’un Etat qui n’exerce pas pleinement ses pouvoirs en matière fiscale, décide arbitrairement de ce qui est bon ou mauvais, passe de plus en plus mal et ce, depuis un certain temps déjà. Ce paternalisme étatique « bien-pensant » trouve son expression chez les contribuables « honnêtes » lassés des diktats et sanctions des politiques, dans le refus de se plier aux obligations fiscales.
La Tunisie ne peut échapper à une profonde réorganisation de l’administration fiscale, combinée avec la création d’un Conseil supérieur, des finances publiques, compétent en matière de dépenses publiques, d’impôts et de retraités . Il lui revient d’arbitrer et de trancher les priorités stratégiques. L’administration fiscale doit être mise au niveau des administrations des pays développés. Par ailleurs, dans l’immédiat, il faut réviser le barême de l’impôt sur le revenu, pour tenir compte de l’inflation et créer une ou deux tranches supplémentaires pour les revenus excédant cent mille dinars.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales
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