L’indifférence est le pire des mépris!
Un jour pluvieux et froid comme un autre cet hiver en Tunisie et chacun vaque à ses occupations. Pourtant, la tension est perceptible en certains lieux. Une tempête sociale se prépare et l’espoir de voir le ciel s’éclaircir semble bien lointain. Des milliers d’habitants des régions défavorisées et laissées pour compte de la Tunisie risquent de perdre patience dans les semaines à venir. Derrière le silence se devinent la colère et l'amertume. On a promis d’améliorer l’accès à l’emploi, à l’éducation et aux services de santé des habitants. Les sourires désarmants des écolières qui doivent braver les intempéries pour aller à la seule école à des lieues à la ronde.
Certaines régions, certains citoyens tunisiens, se retrouvent en ces jours, une fois de plus exposés aux pires conditions de survie. Alors, comment éviter l'hypothermie, l'infection d'une blessure, ou tout simplement garder un soupçon de propreté, lorsqu'on vit en dessous du seuil de pauvreté dans des conditions faisant fi de toute dignité ? Notre société est souvent plus prompte à dénoncer le scandale de la pauvreté et à manifester, dans le discours, la volonté de l’éradiquer, qu’à enrayer la spirale infernale qui pousse un nombre de personnes croissant dans la précarité. Un nombre impressionnant de publications, de recherches, d’enquêtes et de rapports, émanant des sources autorisées, s’efforcent de présenter et quantifier le phénomène sur la base d’indicateurs et de relevés statistiques. Mais ces travaux ne parviennent cependant pas à rendre compte de ce qui est vécu au quotidien par ceux qui sont qualifiés de pauvres et qui ne sont en fait que des êtres humains déshumanisés par leur condition.
La pauvreté, souvent liée à plusieurs facteurs concomitants, enferme la personne humaine dans un cercle vicieux qu’elle ne peut briser sans aide. C’est un mécanisme qui anéantit tout espoir et toute volonté d’être et de faire. Le manque de moyens financiers vient en premier lieu, qui ne permet pas de satisfaire aux besoins basiques pour vivre en société. Etre malade sans avoir la possibilité de se soigner convenablement, ou souffrir d’un handicap physique ou mental, renforcent les difficultés de trouver un emploi. Les pauvres souffrent d’isolement, et sont marginalisés, mis au banc de la société. Ils sont vulnérables à l’extrême car il suffit du moindre accroc pour les faire tomber de la corde raide sur laquelle ils tentent de rester en équilibre. N’ayant plus aucun atout à faire valoir en leur faveur, ils sont complètement démotivés. À force d’être rejetés et assommés, ils n’ont plus envie d’essayer, ne serait-ce que pour éviter une humiliation supplémentaire. Ils regardent impuissants leurs enfants manquer de tout. Arrivés à ce stade de désespoir, s’attacher à résoudre un facteur s’avérera rarement efficace, si on ne s’attaque pas en même temps aux autres problèmes.
Les marques de cette pauvreté ordinaire touchent de plus en plus de personnes et de familles. Elle les isole et les marginalise dans la société. Ainsi par exemple, les personnes pauvres qui veulent avoir accès aux soins doivent parcourir des kilomètres et faire des files d’attente interminables dans les services de consultation des hôpitaux, sans être jamais sûres d’être reçues le jour même. Mais que dire quand les intempéries et l’adversité se liguent pour les empêcher de rallier les centres de soin alors qu’il y a urgence? Que dire quand dans la région il n’y a aucune personne médicale compétente à des lieues à la ronde alors qu’une enfant a besoin d’être prise en charge pour raisons graves? A-t-on le droit de laisser une famille assister impuissante à l’agonie de leur enfant? Les parents ne devraient pas avoir à subir cela!
Le mot pauvreté évoque d’abord le désespoir et le dénuement, mais aussi la honte de ceux qui manquent de tout. Une personne «pauvre» finit elle-même, en désespoir de cause, par renoncer à tout effort et par consentir à l’image qui lui est renvoyée par les autres et par la société. Elle intériorise sa honte, en devenant un objet manipulable et exploitable, dont la survie ne dépend plus que d’un autre, répondant autant à la peur d’une menace, qu’au désir de venir en aide. Tout ce qui caractérise leurs souffrances particulières et leurs relations individuelles est effacé par des classifications arbitraires et simplistes inspirées, soit par la sensibilité propre à ceux qui n’appartiennent pas à leur monde, soit par des motifs utilitaires à caractère social, politique et économique. Le «pauvre» est l’objet d’un diagnostic et de traitements, comme s’il souffrait d’une infirmité grave, d’une maladie socialement congénitale.
À l’encontre de cette conception dévalorisante et méprisante, il nous faut radicalement changer notre vision des choses. Celle-ci ne correspond pas à la réalité pour peu que l’on aille à la rencontre et à l’écoute des «pauvres», dans leur lutte quotidienne pour la survie. La pauvreté persiste en tous lieux du monde, elle existe sous tous les régimes, elle est parfois voulue ou acceptée par les idéologies. Durant les 25 dernières années, notre société a progressivement subi la pression de cette mouvance planétaire que nous avons appelé «la mondialisation» et cela a provoqué un mal-être incroyable auprès de toutes et de tous et le sacrifice de catégories entières de la société.
La prospérité et l’abondance des grandes villes côtoient la misère, la pauvreté, le désespoir, comme partout où des êtres humains se sentent inutiles et rejetés, partout où des pères et des enfants, des maris et des femmes, déracinés, se heurtent aux fanatismes politiques, économiques et/ou religieux, collectifs ou individuels, aux préjugés et à la haine, et par- dessus tout, à l’indifférence et l’égoïsme.
Il y a la misère et la pauvreté, quand les aînés continuent de vivre sans joie et les jeunes sans espoir. Comment pouvons-nous vivre en paix et aspirer à la dignité, quand autant de nos semblables vivent dans la pauvreté, dans la solitude, dans le désespoir? Comment une société civilisée peut-elle espérer dans un avenir en sécurité, quand autant de ses enfants meurent de faim et d’abandon?
La pauvreté s’abrite derrière trop de masques et se joue de trop de limites. Maladie et malédiction de la modernité, à la fois, elle évoque la vulnérabilité de l’homme aussi bien que l’absence de courage et de cœur de la société dans laquelle il vit. La faim est sa face la plus visible et la plus atroce et la misère une accusation et une condamnation de tous ceux qui choisissent le laisser-faire aux dépens de l’humanité pour la justice et la solidarité. En fait, la misère existe là où la compassion n’existe pas; la pauvreté est présente là où la bonté est anéantie. Elle se trouve partout où des hommes, des femmes, des enfants – des enfants surtout – souffrent de faim, de peur, de solitude, de maladie. C’est pourquoi la misère signifie la honte. Pas pour ceux qui subissent son implacable cruauté, mais pour ceux qui en admettent la fatalité et/ou la légitimité même. Ceux qui souffrent de faim et de misère éprouvent souvent de la honte, ce qui rend leur condition tragique doublement injuste et inacceptable. Mais seuls doivent avoir honte ceux qui, par leur indifférence coupable, ne font rien pour soulager le sort des victimes de cette situation. En laissant la pauvreté, la faim, l’absence de logement, le désespoir, la misère s’étendre, nous humilions en fait l’humanité toute entière. Et cela est impardonnable.
Le manque de nourriture tue le corps, mais le manque d'hygiène et de logement tue l'âme. La galère, c’est leur lot quotidien avec des parcours chaotiques à l’image de tous ceux qui tentent de surnager dans une société où ils ont perdu pied. Entre le terrorisme et le reste, ce pays manque d’entraide, de bienveillance, d’écoute, d’humanité, d’empathie et de bien d’autres choses qui font de l’Homme un être humain. La société se meurt alors de l'absence de sentiment d'humanité face aux tragédies humaines qui se jouent. Il n’est plus possible de mettre des noms et des visages derrière les chiffres qui effraient et effacent les êtres humains, leurs histoires et leurs souffrances. On ne réalise pas, alors, que cela pourrait être chacun d’entre nous, si le hasard de la génétique et de la géographie ne nous avait pas fait naître du bon côté de la barrière. Depuis trop d’années, notre société observe le cauchemar et progressivement ses membres s’accoutument à l’enfer des autres, victimes d’une anesthésie émotionnelle relayée par les media. Peu à peu, nous nous habituons à l’insoutenable, à l’horreur des faits sociaux, sans qu’ils ne provoquent d’émotions ni actions. Le pire est, non pas dans notre incapacité à faire face à cette tragédie ordinaire, mais dans l’absence d’expression d’une simple volonté. Pas la moindre organisation face à des horreurs annoncées et si prévisibles. La Tunisie démontre, si besoin était, sa faiblesse politique et le peu de cas que nous faisons de nos valeurs civilisationnelles. Elle a glissé de l'indifférence à l'impuissance et offre un argument de plus pour douter de son intégrité. Et les officiels mégotent sur les causes sordides de la mort d’une enfant de neuf ans alors que cette arithmétique glaciale n’est juste qu’un déni de réalité masqué d’un relent de compassion opportune. Un mot devrait revenir plus souvent dans les discours: «l’humain». On en dénonce systématiquement l’absence, ressentie comme une insondable souffrance par tous ceux qui sont confrontés à l’exclusion.
Ce manque d’humanité, se retrouve dans le comportement de l’écrasante majorité, dans les circuits administratifs, mais aussi dans le regard des autres. Au total, il en ressort que si le pouvoir politique se mettait à l’écoute, il pourrait entrevoir de faire reculer l’exclusion et les inégalités en se concentrant sur l’humain. L’exclusion, la résignation dans tous les cas, lorsqu’elles atteignent un seuil de tolérance critique, viennent alors alimenter une révolte bien légitime. Mais pour cela, il faut beaucoup de lucidité, pour trouver son chemin dans le labyrinthe des dispositifs qui doivent aider, connaître les méandres des systèmes et apprendre à en utiliser les outils.
La Tunisie est partie en guerre et c’est un état d’urgence national mais aussi mondial. La plupart des gens rêvent d’un autre monde. Mais, ils ont peur, ils n’y croient pas, ils n’ont pas de références auxquelles s’accrocher exactement. La désintoxication des imaginaires est difficile car elle a besoin de pouvoir se regarder et creuser un peu en soi-même, pour se libérer de tous schémas. Or les pouvoirs publics tunisiens démontrent une absence de maîtrise des changements sociaux, qui mènent à une dégradation de la situation et du climat social dans les régions concernées. En effet, ce sont des zones de concentration de la pauvreté, voire même de la misère la plus noire.
Sur un autre plan, comme dans certains contes pour enfant, la misère peut entraîner l’abandon volontaire des enfants. Dans tous les pays du monde, y compris la Tunisie, il y a le problème des enfants dans la rue. C’est un problème universel qui est lié au développement des grandes villes. Le développement des villes entraine de manière endémique l’apparition des enfants des rues dont les âges vont de quatre (4) ans à vingt (20) ans et même au-delà. Pour la plupart ce sont des mineurs isolés à la rue. Isolés des parents, isolés de la famille, abandonnés comme quantités négligeables. Les enfants des rues s’organisent alors en microsociétés et en quelque sorte, pour ne pas être isolés et désemparés, ils reconstituent un semblant de famille, pour exister et survivre contre la société.
Face à toutes ces situations, intervenir contre l’exclusion est un devoir d’Homme, un devoir métaphysique, un devoir citoyen, pour notre humanité, pour notre dignité et si l’on veut que le monde soit meilleur. Il nous faut changer de regard pour instaurer une relation de respect avec les exclus. Quel que soit le jour ou la saison, il ne se passe rien d’heureux dans leur vie lorsqu’elles sont exclues de la considération sociale. Leur quotidien n’est que solitude, précarité et enfer.
Dans la Tunisie profonde, foyer où la pauvreté est la plus élevée connaît un taux de chômage hors pair en raison du désintéressement des promoteurs de l’investissement et de l’ignorance des pouvoirs publics. Pour un territoire donné, l’état du marché de l’emploi est déterminant du niveau de vie des habitants. Les gestionnaires de la carte économique de la Tunisie ne savent pas vendre nos régions comme ils ne savent pas les développer pour en faire des zones attractives. Nous sommes encore dans cette conception désuète de l’attractivité littorale de l’investissement. Le déséquilibre des régions et la pauvreté de certaines parties de notre pays vient d’une fausse idée de ce que souhaite l’étranger. Le Maroc l’a compris mais nous, pas encore. Oubliés de bien des études nationales, les régions du Nord-Ouest et du sud sont confrontées à des difficultés économiques et sociales majeures du fait qu’elles ne sont pas prises en compte dans la planification économique comme des pôles porteurs. Les inégalités qui y règnent sont beaucoup plus importantes qu’au Nord-Est et sur la frange littorale du territoire national. S’ajoute à cela que nos responsables s’accrochent encore au tourisme comme base de notre économie alors que les six années passées et les épreuves subies en ont fait un secteur économique en berne. La Tunisie doit comprendre que si elle ne rénove pas le produit touristique en proposant une nouvelle carte, ce secteur risque d’être perdu à jamais. En attendant, il faudrait préconiser un retour aux sources qui ont fait la notoriété de la Tunisie au cours de son histoire, à commencer par le secteur agricole tant terrestre que maritime. Il est grand temps de s’y intéresser à nouveau et de la moderniser pour offrir des produits eux aussi porteurs correspondant à une demande intérieure et extérieure. Pour ce faire, il faut déjà une volonté politique, de gros investissement en infrastructures de base, l’utilisation d’une mécanisation avancée, des machines, des technologies modernes et une main d’œuvre qualifiée qu’il faut former.
Par ailleurs, en Tunisie l’absence de culture du travail, un régionalisme exacerbé et exagéré, sont en train de fracturer le pays, d’affaiblir l’état, de décourager toute initiative d’investissement et de modernisation des entreprises existantes, toute initiative pour de nouveaux investissements et surtout de faire de la population, des citoyens égaux dans une pauvreté absolue. Pourtant, la Tunisie a tout pour réussir, il ne lui manque que le réalisme et la volonté publique et citoyenne.
Nous vivons une époque de mépris total des lois et de l’autorité, face à un Etat qui se cherche encore et un gouvernement qui ne s’est pas encore trouvé, une époque de corruption accentuée, érigée en moteur social, qui gangrène les espoirs de progrès.
La Tunisie, à elle seule, ne peut pas faire progresser son économie. Le Maghreb représente davantage de débouchés et de potentiels. La Tunisie, à elle seule, n’a pas de poids dans les décisions au niveau international mais le Maghreb pourrait représenter progressivement une force régionale incontournable dans les accords internationaux au sein des assemblées et forums économiques internationaux (G8, G20 ou OMC). Face à la mondialisation, de nouvelles opportunités économiques s’offrent à nous comme la constitution de partenariat avec des pays émergents comme l’Afrique du Sud, la Chine, le Brésil et l’Argentine et le Sous- Continent indien. Pour ce faire, la Tunisie au sein du Maghreb doit promouvoir une diversification des partenariats pour constituer de nouveaux circuits d’écoulement de nos produits de haute qualité. Certains de nos produits sont toujours compétitifs!
Le travail c’est aujourd’hui, des salariés qualifiés constitués en équipe, avec des compétences nouvelles pour pouvoir prendre des responsabilités, des initiatives, être capables de polyvalence et d’autocontrôle sous la direction d’un responsable qui guide, qui anime, qui conseille, qui oriente. L’innovation et la formation représentent des enjeux majeurs pour nos économies. A l’avenir, le travail se réalisera davantage en unités autonomes avec des ilots de production responsables d’un produit (de sa production jusqu’à son expédition) et des démarches qualité pour garantir la valeur du produit en question.
Les technologies seront considérablement présentes avec des automates programmables (robots) pour assurer la production et des machines pour remplacer l’homme. L’innovation et la formation représenteront des enjeux majeurs pour nos économies mais elles auront aussi des conséquences sur des métiers qui disparaîtront et ce serait dommageable pour nous de ne pas savoir évoluer au moment où il est encore temps de le faire. Il faudra se surpasser pour créer des produits nouveaux et attrayants, développer un savoir-réagir face aux opportunités qui se présenteront (développement du marketing à une échelle nationale et internationale). Etre les meilleurs avec des produits nouveaux et performants, acquérir des savoir-faire spécifiques dans un environnement de compétition (recherche et développement).
Le modèle de société tunisien est une société atteinte d'une grave maladie qui s'appelle "l'égoïsme", selon lequel, la satisfaction de soi passe avant le bien-être des autres. Les enfants sont même éduqués à ne pas se préoccuper des autres. L'égoïsme s'accorde bien avec l'individualisme dans les démocraties d’aujourd’hui mais pas dans celles de demain. L'individu y est tenu pour souverain, mais en même temps désingularisé, anonyme et sans histoire; il est prêt à se soumettre à tous les conformismes, chacun rivalisant avec chacun pour être le premier à penser et agir comme tout le monde. Egoïsme qui se manifeste par l'indifférence de chacun et de tous et une lutte pour la vie comme un instinct en constante contradiction avec l'altruisme.
Déjà à son époque, Alexis De Tocqueville affirmait à propos de la relation de l'individu avec l'autre que «la démocratie ramène chaque individu vers lui seul et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur». Telle apparaît l'équation de l'individualisme démocratique aujourd’hui en Tunisie. Un individualisme qui conduit à l'ignorance de la richesse des autres.
Sartres disait dans ‘’Huis clos’’ que l’enfer était les autres et l’image que leur regard nous renvoyait. Quelle image peuvent renvoyer les pauvres de la Tunisie profonde laissée pour compte?
Monji Ben Raies
Universitaire, Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques
Université de Tunis-El Manar Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis
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