Courrier de nuit de Hoda Barakat: La contrainte du destin
Née en 1952 à Beyrouth, Hoda Barakat vit à Paris depuis 1989. Figure très présente dans le paysage littéraire du monde arabe, elle a à son actif un recueil de nouvelles, Visiteuses, (1985) et cinq romans, parus en arabe à Beyrouth, tous traduits et publiés en France par Actes Sud : La Pierre du rire (1990), Les Illuminés (1993), Le Laboureur des eaux (1998), Mon maître, mon amour (2007) et Le Royaume de cette terre (2012). En 2000, elle a reçu le prix Naguib Mahfouz pour l’ensemble de son œuvre.
Contrairement à son beau livre, Le Royaume de cette terre, un roman-fleuve, une longue saga, s’étalant sur trois générations (Cf. Leaders du 05.11.2012),Courrier de nuit est formé seulement de six longueslettres etde quatre monologues intérieurs, une alternance de souvenirs et de monologuesen apparence indépendants, mais qui, à la fin, se rejoignent comme les pièces d’un puzzle.Bien que chaque roman de Hoda Barakat constitue une expérience singulière, ils abordent tous, d’une manière ou d’une autre, la métaphore de l’existence, ici celle des migrants en butte à la misère sociale, avec les nuances et la vérité des sentiments, les certitudes et les rancœurs.
Dans Courrier de nuit les détails qui guident l’attention du lecteur vers le thème central du texte foisonnent et convergent de la première à la dernière page.Oubliée ou jamais postée, aucune de ces six lettres n’arrivera,finalement, à son destinataire ;mais, parce qu’ellesfinissent, chacune,par tomber, par hasard, entre les mains d’une autre personne étrangère, elles parviennent à mettre à nu, peu à peu, la contrainte du destin, les états d’âme et les ressorts du comportement humain.
Ainsi en est-il de la première lettre.En butte aux tracasseries administratives dans son pays d’accueil- on saura plus tard qu’il s’agit du Canada - un réfugié arabe cocaïnomane, poursuivi par un tueur, tente à partir de sa chambre meublée à bas prix, d’expliquer à sonancienne maîtresse son désarroiet les raisons qui l’ont poussé à la quitter, notamment une enfance douloureuse. En effet, privé de l’affection parentale dès son plus jeune âge,totalement délaissé par sa mère, il n’eut pas droit, dit-il, à cetteenfance qui forme le socle de la personnalité, ces « primes années nécessairement heureuses.»
«Chaque fois que je lis des choses sur la douce évocation de l’enfance, sur son innocence et ce qu’elle laisse dans l’âme de suavité et de nostalgie, j’hallucine! » (p.16)
Ne possédant plus ‘l’hormone de l’attachement’, constamment en proie à la dépression, à la violence et au repli sur soi,il avoue :
« Je suis réellement triste en cet instant où je t’écris pour te parler de mon indécision, de mon balancement entre le soulagement d’’être débarrassé de toi, le drame de te perdre et notre échec commun. »(p.25)
Cette longue missive, restée inachevée, tombe par hasard, entre les mains d’une étrangère, de passage dans cette minable chambre meublée pour attendre, sans trop d’espoir, son ancien amant. Intriguée par cette missive inachevée,poussée par une envie d’entrer dans la logique « égoïste, déchaînée, libre et insoumise, qui se moque de l’approbation des autres, des moralistes ou des associations arc-boutées autour des principes, des lois et des fondements » (p.44) d’un inconnu dont elle devine la solitude, cetteétrangère décide d’écrire, à son tour, une lettre à son ancien amant.Le lecteurdécouvredans cette nouvelle missive, à nouveau,une suite de confessions plus ou moins intimes,mais aussi desdétailssubtils sur l’auteur de la lettre précédente et sur la suite du récit :
« Je ferais exprès, si tu viens, de ne pas être debout quand tu entreras, mais assise sur le lit, ou sur la chaise sur laquelle je suis en train d’écrire. Ma position sera de beaucoup préférable à la tienne, puisque tu seras entièrement à découvert et que tu auras peur de mon regard. Mais il n’y a pas de compétition ni de peur entre nous. C’est sans doute la lecture de cette lettre que j’ai trouvée ici qui m’aura inspiré cette idée.Son auteur amoureux est encore, me semble-t-il, un homme jeune, ou à tout le moins, plus jeune que toi et moi.» (pp.56-56).
Comme la précédente, la lettre de cette femme ne sera pas postée. A cause de cette aura de fatalité enveloppant tout le récit, la missive sera, cette fois, jetée dans une poubelle à sac plastique à l’aéroport de la ville et récupérée ensuite par un jeune syrien aux abois,ancien bourreau dans son pays en guerre, cherchant à fuir, lui aussi, son pays d’accueil. La lettre que ce jeune homme, enfermé dans l’injonction à la violence depuis sa prime jeunesse, adresse alors à sa mère, révèle, on ne peut mieux, l’art de Hoda Barakat, la narratrice. N’exaltant ouvertement ni la bonté ni l’amour du prochain, encore moins la pitié, prenant appui sur une configuration romanesque originale, elle explore avec minutie la violence d'un monde en général et la contrainte omniprésente du destin, en particulier:
« Ma chère mère. J’ai beaucoup changé. Je ne suis plus le fils que tu as connu. Je suis malade à présent. Malade dans mon corps et dans mon âme, sans espoir deguérison. Tout ce que j’espère, c’est pouvoir fuir pour ne pas mourir en prison. » (p.64)
Danscette lettre truffée de détails scabreux,le jeune homme avoue avoir tué une femme qui l’avait hébergé chez elle. Il reconnait l’horreur de son geste mais il ne se sent pas tout à fait coupable:
« Quand le Seigneur me demandera des comptes, je Lui dirais :“Que pouvais-je bien faire ? Que pouvais-je bien faire après que Tu m’as jeté Toi-même dans le brasier, le brasier de l’enfer, et que Tu m’as abandonné? “. (p.88)
Cette lettre, évidemment, n’arrivera jamais à destination. Elle tombera entre les mains, cette fois, d’une jeune femme, une arabe, elle aussi, mariée à quatorze ans,divorcée, devenue une servante, « la boniche de tout et de tout le monde.» (p.100) Elle écrira, elle aussi, une lettre à son frère en prison. Et ainsi de suite, des lettres toujours anonymes, relayées par des personnages en butte à leurs propres démons mais aussi à leur souffrance infinie, largement due à l’incommunicabilité humaine et à la contrainte du destin. Bien qu’elle ne soit pas, de son propre aveu, une féministe affranchie de toute étiquette,HodaBarakat, ne se contente pas de laisser le soin au lecteur de former son propre jugement.Courrier de nuitres semble fort à Mon maître, mon amour, le premier roman de langue arabe à avoir un homosexuel comme personnage central, paru en 2007 et récompensé par le prix Al-Naqid.
Rafik Darragi
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