Houcine Jaïdi - Le site de Carthage: un quarantième anniversaire qui embarrasse le ministère de tutelle
L’Etat tunisien a-t-il la considération qu’il faut pour le patrimoine culturel du pays ? La question mérite d’être posée en raison de la grande indifférence manifestée pour une commémoration importante. En effet, le ministère des Affaires culturelles semble avoir oublié que le 26 octobre 1979 est la date à laquelle le site de Carthage, le colisée d’El Jem et la médina de Tunis ont été classés sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Pourtant, les Tunisiens, qui n’étaient pas peu fiers de cet évènement, ont apprécié ce classement comme une première reconnaissance, bien méritée, de la contribution de leur pays à la civilisation universelle et comme la juste récompense de leurs efforts en vue de promouvoir leur précieux patrimoine culturel. Pourquoi la célébration du quarantième anniversaire de l’événement n’a-t-elle pas eu lieu ?
Les belles promesses non tenues
Au cœur de l’été 2018, le ministère des Affaires culturelles a rendu compte des travaux d’une réunion officielle présidée par le premier responsable du départment et consacrée au site de Carthage. Entre autres matières, le communiqué du 6 août 2018 annonçait la décision « d’organiser les festivités relatives au quarantième anniversaire de l’inscription du site de Carthage sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO en programmant plusieurs activités scientifiques et culturelles en vue de valoriser le site et d’en assurer la promotion ‘’. L’annonce très précoce de la commémoration de l’évènement de 1979 augurait d’une célébration de grande envergure, probablement agrémentée de mesures fortes au profit du site dont les innombrables problèmes sont devenus réellement handicapants aussi bien pour sa sauvegarde que pour toute mise en valeur rationnelle et digne du XXIe siècle.
Rappelons que depuis près d’une décennie, l’UNESCO n’a cessé, à propos du site de Carthage, de réitérer les mises en garde de plus en plus pressantes qui pointaient les multiples manquements des autorités tunisiennes : absence de ‘’Plan de protection et de Mise en valeur’’ (PPMV) du site, non-application des dispositions du Code du Patrimoine promulgué en 1994, fermeture des deux musées du site, urbanisation non contrôlée, pollution visuelle provoquée par le commerce informel…
Le 26 octobre dernier, le ministère des Affaires culturelles a substitué, à la commémoration attendue de l’inscription du site de Carthage sur la Liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO, le démarrage de la 30e édition des Journées cinématographiques de Carthage qui tirent, depuis, plus d’un demi-siècle, une partie de leur prestige du nom de la grande cité antique. C’est à croire que ces Journées, qui ont toujours fait honneur à la Tunisie, ne pouvaient être ni avancées ni retardées pour préserver la date de la célébration promise de la prestigieuse inscription du site dont elles tirent leur nom.
On pourrait penser que le ministre des Affaires culturelles a manqué de temps pour s’occuper des affaires du site de Carthage, avant, pendant ou ne serait-ce que peu de temps après les JCC. Son activité débordante durant ces moments réfute ce genre d’argument justifiant l’absence de commémoration. Ne s’est-il pas rendu à Kébili le 1er courant pour inaugurer un festival des dattes ? Une grande réunion, tenue sous sa présidence le 7 courant n’était-elle pas consacrée à l’organisation de la clôture de la manifestation ‘’Tunis, capitale de la culture islamique’’, programmée pour le 17 et le 18 décembre prochain ? Le ministre a trouvé le temps de se rendre à El Jem le 6 courant pour l’inauguration des travaux de restauration du colisée qui sont financés principalement par le Fonds des ambassadeurs américains. Ainsi, le site d’El Jem a réussi à bénéficier de l’attention ministérielle même si la cérémonie aurait gagné à être avancée de quelques jours pour coïncider avec le quarantième anniversaire du classement du colisée sur la Liste du Patrimoine mondial. Mais les festivités des JCC, prioritaires, ne le permettaient pas.
Tout semble donc à la portée du ministre qui consacre le temps qu’il faut à des activités culturelles variées mais qui est particulièrement économe de son temps quand il s’agit du patrimoine archéologique et particulièrement du site de Carthage.
Il faut chercher la vraie raison de l’oubli du site de Carthage dans le double embarras ressenti par le ministère de tutelle en ce quarantième anniversaire : comment organiser une commémoration censée valoriser le site et le montrer dans toute sa splendeur alors que la triste réalité nous en révèle la décadence et invite plutôt à le cacher ? Que proposer de concret pour le site meurtri depuis longtemps ? Une méditation du ministère sur la célébration creuse, en 2017, à Tunis et surtout à Paris, du 20e anniversaire du classement du site de Dougga sur la Liste du patrimoine mondial, a peut-être aussi dissuadé les décideurs de récidiver, cette année-ci, à Carthage.
Pour justifier l’oubli de ce devoir de commémoration envers Carthage, le ministère pourrait prétexter que ce sont ses établissements-phares en matière de patrimoine, l’Institut National du Patrimoine (INP) et l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC) qui sont en charge de ce genre de tâches. Mais il n’est pas sans savoir que ces deux établissements sont si peu portés sur les commémorations qu’ils ne se souviennent même pas de leur propre anniversaire marquant qu’ils ne célèbrent pas. Si l’INP s’est souvenu, en 2018, de son 60e anniversaire (1957-2017) avec un an de retard et s’est rattrapé comme il a pu, l’AMVPPC ne s’est pas sentie concernée par son trentième anniversaire (1988-2018).
A l’occasion du quarantième anniversaire du site de Carthage, plusieurs bonnes nouvelles auraient constitué de véritables évènements. L’annonce d’un bouclage imminent du PPMV du site (entamé il y a une vingtaine d’années) et du démarrage effectif du réaménagement du Musée national de Carthage, dont le financement est assuré par l’Union européenne, aurait réjoui les nombreux amis du site. Une programmation de la réouverture du Musée paléochrétien fermé depuis une dizaine d’années aurait enchanté plus d’un. L’affichage de la programmation des travaux concernant les deux musées aurait montré le respect dû aux visiteurs qui ne comprennent rien à ce qui se passe sur le site en matière de mise en valeur.
Le paroxysme du désenchantement commencé il y a vingt ans
Le classement concomitant, en 1979, de trois composantes du patrimoine matériel tunisien a inauguré pour le pays une période faste qui n’a duré que vingt ans. Après cette belle entrée dans la cour des grands, l’année 1980 a été marquée par l’inscription du Lac Ichkeul sur la Liste du patrimoine mondial. En 1986, ce fut le tour du site de Kerkouane d’être inscrit sur la prestigieuse liste de l’UNESCO. En 1988, soit dix ans plus tard, s’y sont ajoutées les médinas de Kairouan et de Sousse, suivies, en 1997 par le site de Dougga. Au total, la Tunisie a réussi, en moins de vingt ans, à faire inscrire, sur la Liste du patrimoine mondial, quatre sites ou monuments antiques (un punique et trois d’époque romaine), trois médinas et un site naturel. Le rythme assez régulier des inscriptions faisait oublier les limites de la répartition géographique et de la typologie des sites et des ensembles architecturaux inscrits. Il laissait espérer les rattrapages nécessaires, tentés à partir de 2008, à travers la proposition de l’inscription de nombreuses composantes du patrimoine culturel ou naturel (La Parc national de Bouhedma, l’oasis de Gabès, le complexe hydraulique romain de Zaghouan-Carthage, les carrières de marbre numidique de Chimtou …)
Mais depuis 1997, aucun site culturel ou naturel ni aucun ensemble architectural tunisien n’a été inscrit sur la Liste de l’UNESCO. Le patrimoine immatériel tunisien, très longtemps négligé par l’autorité de tutelle, n’a décroché, pour la première fois, le label l’UNESCO que le 29 novembre 2018, quand le savoir-faire lié à la poterie des femmes de Sejnane fut inscrit sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.
En matière de la mise en valeur du patrimoine archéologique et monumental, le décrochage qui a commencé il y a une vingtaine d’années a fait peser sur ce volet de notre héritage culturel des dangers énormes avec parfois des dégâts irrémédiables dus au vol, aux destructions et aux empiètements de tout genre. De plus, le pays a cumulé le manque à gagner d’un tourisme culturel en panne, la perte de crédibilité auprès de nombreux partenaires, à commencer par l’UNESCO, avec ce qui s’en suit comme déficit d’image bien coûteux.
Le choix officiel de l’instrumentalisation du patrimoine
La prééminence de la 30e session des JCC sur le 40e anniversaire du site de Carthage, qui rappelle des constats douloureux, est en réalité le résultat du combat du pot de terre contre le pot de fer. Depuis longtemps et, surtout depuis quelques années, le nom de Carthage a été galvaudé dans d’innombrables appellations de manifestations culturelles dont plusieurs sont des créations toutes récentes, ajoutées aux Journées Cinématographiques de Carthage, aux Journées Théâtrales de Carthage et aux journées Musicales de Carthage. La récente avalanche de nouveautés nous a amené, en 2018, Les Journées Poétiques de Carthage, les Journées Chorégraphiques de Carthage et les Journées d’Art Contemporain de Carthage ; dans le crû de 2019, nous trouvons les Journées de Céramique d’Art de Carthage et les Journées Architecturales de Carthage. Il va de soi que tous les arts promus en ces journées méritent de l’être, mais faut-il nécessairement les attribuer à la Carthage antique, superbement négligée par ailleurs. ? Est-on à l’abri d’une nouvelle création affublée du nom de Carthage dans ce qui reste de l’année en cours ? Rien n’est moins sûr.
Force est de constater qu’au cours des dernières années, le ministère des Affaires culturelles ne s’est occupé du patrimoine que de manière très ponctuelle et souvent homéopathique. Il n’a pas hésité à verser dans la folklorisation du patrimoine culturel qui a atteint des sommets à la Cité de la Culture (Journées des régions) et même dans ses environs (reconstitution, en style ‘’carton-pâte’’, de monuments de différentes époques). Il est vrai que, même quand elles sont coûteuses, ces ‘’réalisations’’ ne demandent pas l’effort réel que demanderaient la conservation et la mise en valeur du patrimoine archéologique et monumental : études techniques, restauration, protection, formation des spécialistes, mise en œuvre des nouvelles technologies de la présentation et de la médiation… Il n’est pas moins vrai que la rentabilité politique d’une telle démarche, certainement profitable au pays, à terme, n’est pas aussi rapide que les lumières des projecteurs à l’occasion d’un festival ou d’un gala. C’est là qu’il faut chercher la différence entre la démarche qui consiste à servir le patrimoine et celle qui se réduit à s’en servir autant que faire se peut.
Depuis la mise en place de la première version du gouvernement actuel, il y a près de trois ans, l’appellation du ministère de la Culture ne comprend plus la mention ‘’Sauvegarde du Patrimoine’’. Au cours des trois dernières années, les amis du patrimoine tunisien ont bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple détail et qu’il s’agissait en fait de l’annonce , en creux, d’un désengagement bien réfléchi.
Espérons que l’UNESCO, obtiendra, très prochainement, de l’Etat tunisien, au sujet du site de Carthage, les assurances qui lui ont été demandées depuis longtemps dans les termes les plus vifs qu’autorise le langage diplomatique. Cela fera éviter au pays une énième mise en garde et peut-être même une mesure encore plus déshonorante. Dans le pire des cas, qui est toujours à craindre, nous passerions, alors, de la commémoration d’un anniversaire, promise et évitée par l’autorité de tutelle, à l’épreuve meurtrissante qui clôturerait la descente aux enfers de notre patrimoine culturel dont l’illustre site de Carthage est la victime la plus emblématique.
Houcine Jaïdi
universitaire
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Article magistral que nous devons, une fois de plus, à notre valeureux et talentueux collègue Houcine Jaïdi, ardent défenseur du Patrimoine tunisien dans son ensemble, et de Carthage en particulier. Nous qui militons depuis des lustres, et particulièrement ces dernières années pour cette noble cause, feignons de ne pas voir, ou refusons énergiquement de voir l’évidence, malgré nos yeux grands ouverts : l’évidence d’un crime prémédité et d’une mort annoncée. Mais quoiqu’il en soit, nous continuerons. L.L.S