Tunisie 1960-2020 - Santé : trois indicateurs clés
Par Samir Gharbi - Premier indicateur important de santé publique, la mortalité infantile «avant l’âge de 5 ans»: en 1960, elle était en Tunisie de 280 décès pour 1 000 naissances vivantes, contre 237 au Maroc et 242 en Algérie. En France, ex-pays colonisateur des trois pays, le taux était seulement de 28,5.
Cet indicateur détermine en grande partie le 2e : l’espérance de vie. En 1960, elle ne dépassait pas 42 ans en Tunisie, moins bon que l’Algérie (46) et le Maroc (49). En France, elle était alors de 70…
C’est vous dire le «gap» que la Tunisie avait à rattraper… Parmi les dirigeants des trois pays indépendants, Bourguiba a été le plus prompt à s’atteler à la tache qui était aussi haute que la mont Chaambi…
Avec ce retour sur les défis d’antan, ignorés par la génération actuelle, on s’aperçoit que les efforts gigantesques entrepris dès 1956 par le gouvernement Bourguiba sur le plan de la santé publique ont donné leurs résultats, des résultats dont jouissent aujourd’hui tous les Tunisiens et que – malheureusement – certains dénigrent.
Sans porter de jugement, les faits et les chiffres parlent d’eux mêmes, ils ne mentent pas (sauf si on les falsifie). Les multiples campagnes de vaccination, dont beaucoup se souviennent encore, ont servi à quelque chose. Les enfants étaient vaccinés au sein même de l’école: on faisait la queue et on tendait le bras sans trop savoir pourquoi… A cela s’ajoutent les unités de santé mobiles qui caracolaient à l’intérieur du pays et la construction de petits dispensaires ici et là. Tout cela a permis d’atténuer le «gap» avec les pays développés.
L’éducation pour tous, avec un goûter gratuit à l’école car beaucoup d’enfants venaient le ventre creux, était aussi une politique inédite au Maghreb… Comme la mise en œuvre du «planning familial» (dès 1964), suite logique au fameux Code de statut personnel (1956). L’âge de mariage minimum de la femme est rehaussé à 17 ans puis à 18 ans. Mon arrière-grand-mère avait eu son premier enfant alors qu’elle n’avait que 12 ans. La plupart des filles étaient forcées, dans les années 1940-1950, de se marier à 14-15 ans.
Les premiers centres de planning familial voient le jour, avec la prise en charge des femmes dès le début de leur grossesse, le suivi médical, le conseil et, s’il le fallait, la limitation volontaire des naissances ou l’avortement (1965). Ce qui permettait de freiner la progression de la natalité, de préserver les ressources (temps et argent) de la famille et d’ouvrir les portes du travail salarié aux femmes. Celles-ci assurent actuellement le tiers de l’emploi industriel et plus de la moitié de l’emploi dans le secteur des services! Cette politique hardie – saluée comme une exception en Afrique et dans le monde arabe(1) – a produit des effets palpables et durables sur les mentalités des Tunisiens et le niveau sanitaire du pays:
(1) Chute de la mortalité infantile: la Tunisie rattrape le niveau de l’Algérie dès 1964 et celui du Maroc dès 1968. Voir l’infographie 1. En 1987, avant le renversement de Bourguiba: la Tunisie, avec un taux de 64 décès pour 1000 dépasse l’Algérie (65 décès) et nettement le Maroc (92 décès). Aujourd’hui, le taux est de 18 en Tunisie, 22 au Maroc et 24 en Algérie. En France, dont le niveau était de 18 en 1970, est aujourd'hui de 4. On n’arrête jamais le progrès. Et quand on ne progresse plus – le risque avec un retour à l’archaïsme religieux – on recule…
(2) L’amélioration de l’espérance de vie à la naissance: cet indicateur représente la «durée de vie moyenne» - autrement dit l’âge moyen au décès – de la population selon les conditions de mortalité de l’année de référence. Donc, la hausse de l’espérance de vie montre une amélioration des conditions de vie et de santé. La Tunisie est passée de 42 ans en 1960 à 51 ans en 1970 (dépassant l’Algérie) et 55 ans en 1973 (dépassant le Maroc). Aujourd’hui, les trois pays sont proches de 76 ans, alors que la France a atteint le niveau de 84, contre 70 en 1960. Voir Infographie 2.
(3) Le taux de fécondité: ce 3e indicateur mesure le nombre moyen d’enfants vivants qu’une femme a eu au cours de sa période procréative (15 à 49 ans). En 1960, la Tunisie et le Maroc était à environ 7 enfants, un peu moins que l’Algérie (7,5), alors que la France était à 2,9. A la fin de l’ère Bourguiba, la Tunisie a progressé beaucoup plus que ses deux voisins (3,5, contre 4 au Maroc et 4,7 en Algérie). Aujourd’hui, elle est au niveau de 2,2, mieux que le Maroc (2,5) et que l’Algérie (3), un peu plus que la France (1,9). La Tunisie est proche d’atteindre le taux d’équilibre parfait (2,1 enfants par femme). Voir Infographie 3.
Ces trois indicateurs se reflètent évidemment sur la croissance démographique nette: elle est de 1,15% en Tunisie, contre 1,25 % au Maroc et 2 % en Algérie. La population tunisienne est aujourd’hui à 11,8 millions d’habitants. Elle était à 4,2 millions en 1960. Si elle n’avait pas fait les progrès cités ci-dessus, elle serait actuellement à 25 millions d’habitants au moins, c’est-à-dire deux fois plus. Imaginez l’économie nationale avec 25 millions en 2020… L’Algérie, qui n’a pas adopté la même politique que Bourguiba dans les années 1960 et 1971, est aujourd’hui à 44 millions, trois quatre fois plus qu’en 1960 (11,1 millions), tandis que le Maroc est à 37 millions, trois fois plus qu’en 1960. Voir Infographie 4.
Avec ce «voyage» dans le passé, grâce aux données les plus récentes de la Banque mondiale(2), on peut voir et comparer le chemin parcourue par la «petite» Tunisie. Avec pour seul objectif d’expliquer – à ceux qui ne savent pas – ce que le régime de Bourguiba a accompli dès ses débuts. La pauvreté et les inégalités ont été réduites autant que faire se peut. L’ascendeur social fonctionnait dans les années 1960-1980. Certains qui crient aujourd’hui doivent bien leur statut – avocat, médecin, professeur … – à la politique de l’éducation gratuite pour tous. Si l’ascenseur est tombé en panne par la suite, ce n’est pas la faute à Bourguiba. Ce dernier a commis d’autres erreurs… mais pas celle qui touche à «l’amour de son pays». Rendons à César ce qui est à César. Jugeons-le sur ce qu’il a fait de «bon», de «moins bon» et de «mauvais». Et jugeons-les tous de 1956 à 1987, de 1987 à 2010 et de 2011 à 2020 ! Les Tunisiens ne sont pas naïfs, ils ont aujourd’hui des idées assez claires – voire même un tableau – avec des noms : ceux qui ont servi, ceux qui se sont servi…
A suivre.
Samir Gharbi
---------
(1) Lire notamment le livre: «La politique de la planification familiale en Tunisie 1964-2000», de Bénédicte Gastineau et de Frédéric Sandron. Ed. Ceped. Paris. Octobre 2000.
(2) Source des statistiques citées ici : Les indicateurs de la Banque mondiale (déc. 2019).
- Ecrire un commentaire
- Commenter