Hédi Chaker : cet homme devait mourir
Que savons-nous de nos martyrs? Juste quelques bribes que les jeunes générations n’arrivent plus à décoder. Que dire alors si elles doivent s’inspirer de leurs parcours et se nourrir de leurs valeurs. Hédi Chaker, lâchement assassiné dans la nuit du 12 au 13 septembre 1953 à Nabeul où il était assigné en résidence surveillée est de ceux qui n’ont pas bénéficié de l’éclairage historique ne serait-ce que minimum, pourtant bien mérité. Les historiens n’ont pas accompli leur devoir. Nous ne les y avons pas interpellés, ni pour ce cas, ni pour tous les autres.
Fils d’une famille de commerçants aisés et d’imams respectés venue de Turquie, via Alexandrie, Hédi Chaker, né en 1908 à Sfax, ira faire ses études en Commerce à Tunis, pour revenir seconder son père et assurer la relève. Au contact des Jeunes Tunisiens, et révolté par l’accentuation du colonialisme, il succombera à l’engagement politique et ralliera les premiers élans nationalistes destouriens dont il deviendra l’un des leaders les plus sages et les plus considérés. Calme, serein, stratège plutôt que tribun, discret et non exubérant, affable et généreux, il marquera sa génération et incarnera, au-delà de sa ville Sfax et le Sud, dans toute la Tunisie, les valeurs du militantisme réfléchi et efficient.
Le leader politique exilé en France se convertit en maçon, puis, petit cultivateur
Prisons, bagnes et exils en Tunisie, en France et au Sud algérien se succèderont pour lui. Il y apprendra au cours de la même quinzaine, en juin 1940, la mort de sa mère et de son épouse qui lui laissaient, la première, 10 jeunes frères et sœurs, et la seconde, 4 enfants en bas âge, tous à sa charge. Enfermé au Fort Saint-Nicolas, près de Marseille, en mai 1940, en pleine deuxième guerre mondiale, il n’en sortira, en novembre 1940, sous l’occupation que pour aller travailler à Trets, dans les Bouches du Rhône, comme ouvrier sur un chantier de bâtiment. Avec les maigres francs récoltés et partagés avec sa famille, il épargnera de quoi louer un lopin de terre pour le cultiver de la sueur de son front, deux ans et demi durant, et en tirer de quoi nourrir les siens, le temps de la fin de la guerre et de pouvoir revenir chez lui.
Jour de retour à Sfax, le 9 avril 1943, en pleine bataille entre les forces de l’Axe qui se retirent et celles des Alliés qui arrivent, avec la 8ème armée britannique commandée par Montgomery rétablissant les Français, jour de sa nouvelle arrestation, puis sa déportation dans le Sahara algérien. La suite ne sera pour lui qu’une série de sacrifices. Jusqu’à son assassinat. Nombre de fois plébiscité par les dirigeants du Néo-Destour pour conduire le Bureau Politique, arbitrer des conflits internes, concilier bourguibistes et youssefistes, il avait conquis l’admiration et forcé le respect de tous jusqu’à devenir avec son ami et voisin Farhat Hached, des figures emblématiques du mouvement national… et des cibles toutes désignées pour la Main Rouge, l’organisation terroriste de l’extrême droite coloniale. Hached y succombera le 5 décembre 1952. Moins d’un an après, Chaker se fera sauvagement lyncher, le 13 septembre 1953. Jamais l’ivresse terroriste n’avait été aussi cruelle. Jamais les Tunisiens n’en ont été aussi révoltés.
Dans «Cet Homme doit mourir», roman historique, l’auteur Taoufik Abdelmoula restitue merveilleusement cet été 53, avec l’effervescence militante dans la ville de Sfax et la condamnation à mort destourienne d’un traître parti à Paris présenter illégitimement une allégeance tunisienne. Les représailles terroristes n’ont pas tardé à s’exercer sur le symbole qu’incarnait Hédi Chaker. Hallucinantes. Leaders a reconstitué les faits.
La nuit de toutes les lâchetés
Dans la nuit du 12 au 13 septembre, deux tractions avant Citroën quittent Qsar Errih, une petite localité située à 45 Km au nord de Sfax. Destination : Nabeul, distante de 200 Km. A leur bord, des membres de la famille Belgaroui connue pour ses accointances avec les autorités coloniales. L'air déterminé, ils s'apprêtent, apparemment, à exécuter une mission. Au niveau de Bouthadi, ils sont rejoints par deux voitures de la gendarmerie qui les escorteront pendant tout le trajet, le couvre-feu étant en vigueur la nuit depuis janvier 1952. Arrivé à une heure tardive à Nabeul, le cortège traverse les rues désertes de la ville avant de s'arrêter devant un petit immeuble où habitait depuis son assignation à résidence, une figure marquante du Mouvement national, Hédi Chaker.
Il occupait l'étage supérieur en compagnie de sa femme, Néfissa et deux de ses enfants. Il venait de prendre congé d'un groupe de militants, comme ceux qu'il avait l'habitude de recevoir depuis son arrivée à Nabeul et s'apprêtait à se coucher quand sa fille entend des bruits suspects au rez de chaussée et s'en ouvre à son père. Il n'y prête pas attention. Mais les bruits gagnent en intensité. Si Hédi ouvre la fenêtre qui donne sur la rue d'où provenaient ces bruits et aperçoit dans la pénombre, des silhouettes: "qui êtes-vous ?" demande t-il. Une voix lui répond: "Nous représentons les autorités et demandons à vous voir". Surpris, le grand militant refuse, mais promet de contacter les autorités le lendemain." Il n'a pas terminé sa phrase que les balles commencent à crépiter. Il est 2h 35 mn.
Edifié sur les intentions de ses visiteurs, Si Hédi contacte la gendarmerie, puis la police. On le rassure: "Nous arrivons immédiatement". En fait, ils étaient de mêche avec les assaillants. Alors qu'il téléphonait, ces derniers forcent la porte d'entrée avec des explosifs aidés en cela par des éléments de la gendarmerie, comme l'avouera plus tard devant la haute Cour, un membre de la bande. Aussitôt , trois assaillants montent au premier étage, s'emparent sans ménagement de Si hédi avant de le jeter dans l'une des voitures vers une destination inconnue sous les yeux de sa femme et ses enfants.
Quelque temps après, la police arrive soit 20 mn après le coup de téléphone de Si Hédi, le temps pour les assaillants d'accomplir leur forfait. Comble de sadisme, ces derniers paradent dans la banlieue de la ville avant de se diriger vers un endroit isolé sur la route reliant Nabeul à Tunis où leur victime sera tuée par balle. Deux membres de la famille Belgaroui et deux gendarmes ont pris part directement au meurtre. Son corps sera découvert au petit matin, criblé de balles avec un écriteau portant l'inscription suivante : "tout meurtre ou acte de sabotage commis par le parti destourien dans quelque localité que ce soit, sera suivi par l'exécution de trois membres de la cellule destourienne de cette localité. Rien, ni personne ne peut empêcher cette vengeance".
Moins d'un an après le grand syndicaliste, Ferhat Hached, une grande figure du Mouvement national tombe sous les balles des colonialistes et de leurs agents stipendiés. Ses assassins, à l'exception des complices français qui avaient quitté le territoire national avant l'indépendance, appartenaient au clan Belgaroui et seront arrêtés trois ans plus tard et traduits devant la Haute Cour de justice. Deux d'entre eux, Abdelkader et Mohamed Chédli seront condamnés à mort par pendaison , les autres inculpés, au nombre de 19, écoperont des peines allant des travaux forcés à perpétuité à deux ans de prison.
Une vie vouée à la cause nationale
Hédi Chaker avait 45 ans. Ayant pris part au congrès de Ksar Hélal, le 2 mars 1934 où il est élu membre du Majliss Milli (l'équivalent du Comité Central), il sera le fondateur de la première cellule néo destourienne de la ville de Sfax. Il en sera le patron incontesté et incontestable. pendant 19 ans. Depuis, et jusqu'à son assassinat le 13 septembre 1953, il fera partie du premier cercle des compagnons du Zaïm et sera de tous les combats contre l'occupant partageant avec lui les mêmes épreuves, à Borj le Boeuf, en 1935, à fort Saint Nicolas, près de Marseille, en 1938 suite aux évènements du 9 avril où il apprendra le décès de son épouse, à Clairefontaine, en Algérie, Tabarka, Rémada, Tataouine en 1952 avant d'être assigné à résidence à Nabeul.
Dans une lettre à son fils, Mhammed, le 9 septembre 1953, soit 4 jours avant son assassinat, il écrira ces mots prémonitoires : "notre famille est vouée aux sacrifices et les domaines où l'esprit de sacrifice est requis sont nombreux. Notre devoir nous impose de faire preuve d'abnégation et de patience animés par une foi totale et une volonté inébranlable jusqu'à la victoire finale". Hédi Chaker est tout entier dans cette phrase écrite alors que le pays traversait une épreuve difficile. Car sa vie est une suite de sacrifices sur l'autel de la liberté de son pays. Au détriment de sa vie de famille, sa santé, ses affaires. Jusqu'au sacrifice suprême.
Hédi Chaker, c'était le militantisme fait homme. Bourguiba avait bien connu l'homme et apprécié à sa juste valeur son désintéressement et son engagement au service de la patrie. A l'occasion du 1er anniversaire de son assassinat en septembre 1954, il n'a pas manqué de saluer la mémoire "du militant sans peur et sans reproche qui n'a pas hésité à s'engager dans une entreprise où il sera appelé à côtoyer constamment la mort, où les épreuves ne feront que conforter ses convictions ".
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Allah yerahmou, La Tunisie devrait d'avantage avoir la culture du devoir de mémoire ,il me semble assez manquant pour les jeunes generations,à croire que nous avons des bribes d'histoire,ou une histoire décousue,ou pas d'histoire à savoir,cest pourtant l'histoire du mouvement national,de la colonisation et de l'independance de notre TUNISIE. Si je me trompe ,acceptez mes éxcuses.
Allah Yerhmou We Naamou, un homme valant mille comme dit le proverbe Arabe. Qu'est ce qu'on a besoin de raviver cette âme historique et patriotique de notre pays. La Tunisie a été libérée par des Hommes comme Si El Hedi...
Enfin, un article qui blanchit la ville de Nabeul et ses habitants et honore surtout ses patriotes et ses martyrs. Nabeul était beaucoup plus une ville d'accueil qu'une ville d'exil pour Si Elhédi. Il y noua des relations solides avec ses nobles âmes qui l'ont spontanément adopté et surtout avec ses militants qui, le sentant traqué par ses "concitoyens prédateurs" lui ont proposé, par précaution, de changer régulièrement et inopinément de lieu de résidence. C'est à dire de ne jamais passer la nuit dans la même demeure, comme le faisait Staline au Kremlin.Toutes les figures emblématiques du mouvement destourien à Nabeul ont mis à sa disposition leurs résidences secondaires. Mais, Si Elhédi, fier et courageux qu'il était a toujours refusé ces mesures prophylactiques. Il l' a finalement payé de sa vie. Lors de la fameuse nuit des "longs couteaux", du 12 au 13 septembre 1953, les braves et paisibles voisins nabeuliens de SI Elhédi à la rue des Alliés devenue après l'indépendance rue Hédi Chaker, ne pouvaient réagir à l'effet de surprise suscité par le dynamitage soudain de la porte et le temps très court dans lequel s'est déroulée l'opération et a été exécutée la sale besogne. Ils étaient totalement déconcertés et désarmés et ont appris le lendemain, comme tous leurs concitoyens, avec tristesse et émoi, l'ignoble crime perpétué à Ghar Tfal. Ce lâche et odieux assassinat d'un leader du mouvement national tunisien auquel Nabeul a été intimement liée a valu, dès l'aube de l'Indépendance, à cette ville militante le courroux injuste de la première direction politique de la toute jeune République tunisienne, avec bien entendu, le train de mesures "punitives" qu'on connait.
En commençant par s'enquérir sur l'état de la mémoire de nos jeunes concernant l'époque militante de notre pays et les martyrs qui se sont sacrifiés corps et âmes à notre patrie, l'auteur de cet article ravive en moi une déception morale que j'ai crue enterrée.Petite fille de deux de ces martyrs,je fus empreinte dès mon jeune âge d'une reconnaissance infinie à leur égard et de la fierté d'avoir dans mes veines un sang qui a été versé pour rendre Vie et Dignité à notre pays et à notre peuple.Ces sentiments sont vécus de même par mes enfants et ceux du reste de la famille,MAIS n'être vivant que dans la mémoire de ses descendants est-il juste envers ces martyrs qui en se dévouant pour la cause nationale se sont interdit de penser à leur sort ou à celui des êtres qui dépendent d'eux? Mes grand-pères martyrs, eux aussi, furent lynchés par des gendarmes français aidés de goumiers de la ville de Jemmal dont je me réserve de citer les noms par égard pour leurs descendants qui certainement n'aimeraient nullement s'en rappeler.A cette époque de l'apogée de l'action nationaliste,fin des années quarante et début des années cinquante, mes grand-pères Mohamed et Farhat Ben Khadher(père et fils ainé) approvisionnaient,abritaient et protégeaient les militants qui étaient sous le commandement du grand stratège et militant Haj Hasan Elwardani,tandis que les autres fils Med Memmi et Ali portaient les armes avec ces Hommes qui ont mené la vie dure et même très dure aussi bien aux forces coloniales qu'aux goumiers et autorité indigène travaillant pour les colons dans la région du sahel.Pareil à ce qui s'est passé au grand Hédi Chaker,une nuit du mois de septembre 1953,la famille des deux martyrs étaient dans leurs maisons de campagne,le Q.G.des militants et dont personne n'avaient jamais osé auparavant s'approcher , quand un grand dynamitage de la cours a soulevé les portes de la première maison et a réveillé les deux hommes,leurs femmes et leurs enfants.Tout un bataillon cerclait les lieux.Le fils,Farhat,qui du toit de sa maison a compris qu'on venait les chercher et aurait pu s'enfuir n'a pas voulu abandonner son ni laisser faire face à des assaillants dont on peut tout attendre une femme enceinte et sept enfants dont l'ainé,mon père, avait juste seize ans. Les deux hommes furent arrêtés,identifiés par les goumiers et emmenés au poste de la gendarmerie de Jemmal.Ce n'est qu'après quelques jours que la famille a appris qu'on a trouvé leurs corps jetés dans un lit d'oued entre le village de Karkar et la ville d'Eljem.Les goumiers les ont donnés lâchement et les gendarmes les ont criblés de balles et les ont jetés aux charognardspour se désister de toute responsabilité craignant les représailles et des militants et des autres fils de la famille(il ya eu des représailles,j'en parlerai peut-être une autre fois).Les autorités coloniales les ont enterrés discrètement au grand cimetière de Sousse.Les deux martyrs auxquels le combattant suprême Habib Bourguiba a rendu hommage en se rendant à la Maison de la Famille Ben Khadher en 1957(photo à l'appui) ont été réclamé et récupérés en 1959 par la municipalité de Jemmal qui les a entérrés avec deux autres martyrs mots en prison coloniale dans un prétendu jardin à proximité du cimetière à la sortie ouest de la ville. Et la ville a oublié ses martyrs,a oublié de prendre soin de leur dernière demeure qu'elle a laissée à la portée des soulards et de leurs déchets.Comment veut-on que les jeunes générations se souviennent des sacrifices de nos Hommes braves, dévoués qui ont servi leur patrie sans calculs ni intérêt quand ceux qui peuvent leur transmettre ces valeurs ne s'en souviennent que le 9 avril pour marquer politiquement leur présence en allant badigeonner les tombes à la chaux blanche et en s'y faisant photographier récitant la Fatiha.Attitude ridicule Je dois vous avouer que j'ai transmis ces confidences par voie de lettre recommandée aux autorités concernées de la région mais il n'y a eu aucune suite.Nous devons beaucoup aux martyrs de notre pays et nous serons ingrats si nous oublions qu'ils ont perdu la vie Libres et Dignes.
Impensable! Ce grand Leader a donc été assassiné par des membres de la famille Belgaroui,donc par des tunisiens collaborateurs... Je suis horrifié de l'apprendre... Quelle ignonimie! Comment peut-on en arriver la?
Pourquoi la dictature a change le nom de l'hopital Hedi Cheker de Sfax par le nom habib bourguiba ? c'est une ingratitude et une injustice enver Sfax et les Sfaxiens