Nidhal Ben Cheikh - Digitalisation des programmes sociaux : La Grande Imposture !
Des ministres se bousculent au portillon des médias pour annoncer le retour des miracles par Ministère des Affaires Sociales interposé ! Ce dernier prétend avoir digitalisé le registre des bénéficiaires d’un programme social couvrant 600 mille bénéficiaires en un temps record de 10 jours ! En fait, la base de données digitalisée a été établie depuis 2017 ! Témoignage sur un vrai scandale d’Etat :
Dans le cadre de sa riposte face à la pandémie du Covid-19, le gouvernement a déployé une batterie de mesures pour mitiger l’impact de la crise sur les catégories pauvres et économiquement vulnérables. Le Ministre des Affaires Sociales a fait plusieurs sorties pour annoncer et expliquer le contenu et la portée des mesures aux citoyens. Jusqu’ici rien d’exceptionnel et il en va même du rôle du ministre en cette période critique afin de repousser tout risque d’implosion sociale. Toutefois, j’ai été personnellement scandalisé en apprenant dans plusieurs médias que "le Ministère des Affaires Sociales (MAS) a procédé à la digitalisation de la base de données de 623 mille présumés bénéficiaires du Carnet jaune en un temps record de 10 jours". Une information qui a été relayée plus tard à plusieurs reprises dans les discours du Chef du Gouvernement et puis du Ministre des technologies de l’Information invité dans un plateau d’une chaîne privée.
Face à cette imposture impudente, je me sens dans l’obligation d’apporter quelques clarifications à l’opinion publique. Des clarifications que m’imposent mes responsabilités passées, tour à tour, au Centre de Recherches et des Etudes Sociales en tant que Directeur des Etudes (2011-2016) et puis au Ministère des Affaires sociales en tant que Conseiller économique de l’ex-ministre (2016-2017). Ci-après les faits.
De prime abord, je porte à la connaissance de l’opinion publique que la digitalisation de la base de données des bénéficiaires des Carnets de Soins à Tarifs Réduits a été conduite et réalisée en 2017 suite à un projet initié par l’ex Ministre des Affaires Sociales, M. Mohamed Trabelsi et moi-même. Ayant constaté que la généralisation de l’Identifiant Unique Social a toujours achoppé sur la méconnaissance des catégories à faibles revenus bénéficiaires des Carnets de Soins à Tarifs Réduits (CSTR) et qui constituent par ailleurs le réservoir le plus important de l’emploi informel en Tunisie, on avait pris la décision de procéder à la digitalisation des registres papier gérés au niveau des différentes directions régionales du ministère et leurs unités locales de promotion sociale. Lors de son lancement, l’opération n’a pas été accueillie par le même enthousiasme auprès des directions régionales dont certaines étaient ouvertement rétives à toute avancée dans cette direction. Force est de reconnaître que plusieurs directions régionales (Jendouba, Kasserine, Kébili, Le Lef, Mahdia, Monastir, Nabeul, Sfax, Sousse, Tataouine, Tozeur et partiellement Tunis 1 et Tunis 2) ont déjà réussi même avant 2017 le saut qualitatif de la digitalisation en nous transmettant les listes des bénéficiaires sur un support informatique. Il s’agit d’initiatives personnelles prises depuis plusieurs années par des travailleurs sociaux, animés d’une réelle volonté d’améliorer les outils de gestion des programmes sociaux et l’outreach des populations toujours exclues.
Se rendant compte à l’évidence de l’indisponibilité de données informatisées pour au moins 12 gouvernorats, on a constitué une équipe de digitalisation des registres papiers au Centre de Recherches et des Etudes Sociales (CRES) renforcée par des agents de saisie ayant été mis à notre disposition grâce au concours de la CNSS, la CNRPS et la CNAM. Une équipe constituée de 10 agents de saisie appuyée par l’équipe valeureuse d’ingénieurs du CRES, ayant en charge la gestion et la généralisation de l’Identifiant Unique social, a travaillé sans relâche pendant 6 mois pour finaliser ce projet et aboutir à un registre digitalisée des bénéficiaires du CSTR. Cette base de données comprenant plus de 500 000 bénéficiaires a été transmise officiellement par le CRES au Ministère des Affaires Sociales à deux reprises : en 2018 et tout récemment lors de la préparation des dernières mesures prises par le MAS dans la foulée de la riposte gouvernementale au Covid-19. Je saisis cette opportunité pour rendre hommage à tous les membres de l’équipe qui m’ont accompagné dans ce projet et qui ont été certainement déçus par le déni amer de leurs efforts.
Il convient de préciser que la base de données a été apurée et actualisée au sein du MAS au début du mois du d’avril afin de préparer la logistique pour le mandatement des aides monétaires aux bénéficiaires. Néanmoins les déclarations à l’emporte-pièce d’une responsable au MAS que 6000 fonctionnaires ont profité indûment des transferts monétaires, sont tout simplement scandaleuses. Premièrement, on vient de fomenter et réveiller une compagne haineuse contre les fonctionnaires publics menée par des politiques zélotes. On découvre après, comme par enchantement, qu’il ne s’agissait pas de fonctionnaires mais plutôt de travailleurs de chantiers. Décidément, incompétence et Covid-19 font bon ménage ! Deuxièmement, on oublie une donne fondamentale, qu’on devrait connaître au MAS ; tous les programmes sociaux ciblés produisent systématiquement des erreurs d’inclusion, c’est-à-dire le taux de bénéficiaires qui sont inclus à tort dans le programme. Même des programmes semblables menés dans des pays développés n’en sont pas exempts, mais tout dépend du niveau des erreurs et leur étendue. A ce propos, on a mené en 2017 au CRES, la première évaluation de la performance des deux programmes phares d’assistance sociale (Transfert monétaire vers les familles nécessiteuses et le CSTR) depuis leur création, qui a apporté des évidences que le taux d’inclusion pour le programme du Carnet de soins à tarifs réduits (CSTR) serait de l’ordre de 31%. D’où l’importance du projet « Amen Social » mené depuis plusieurs années pour optimiser le dispositif de ciblage et améliorer l’impact final sur les populations les plus pauvres. De même, les croisements entre différentes bases de données administratives (Data Cross-checking), par le truchement d’un Identifiant Unique National, permet à l’évidence de minimiser ces erreurs d’identification.
D’ailleurs, cette base de données digitalisée des CSTR qu’on vient d’en découvrir les vertus à l’occasion de la distribution des aides pour le mois d’avril, aurait pu être d’un grand appui pour la finalisation du registre unique des bénéficiaires du programme « Amen Social ». Dans une note interne qui remonte à 2017, on avait émis plusieurs recommandations dont l’appariement de la base des CSTR avec celle de la Carte d’Identité Nationale (CIN) afin de supprimer les doublons et corriger certains enregistrements. Il s’agit d’une pièce fondamentale qu’on a rajoutée à l’édifice de l’Identifiant Unique Social et qui pourrait être étayée par la collecte de l’information sur les membres des ménages bénéficiant aussi bien des transferts monétaires (Familles PNAFN) que des CSTR.
A ce niveau, on pense que la voie vers l’instauration d’un Identifiant Unique National du Citoyen (IUNC) est désormais libre. Un grand effort a été réalisé ces dernières années au niveau du CRES et des caisses sociales pour généraliser l’usage de l’Identifiant Unique Social. Néanmoins, le passage à un identifiant national pour tous les citoyens nécessite un véritable portage et leadership politique. En bénéficiant de l’élan actuel, le gouvernement pourrait réquisitionner les bases de données des opérateurs téléphoniques, afin de hâter le processus d’instauration d’un IUNC.
Enfin, je dirai que nul mensonge ne saura tenir longtemps face à l’éclat sentencieux de la vérité ! Le mensonge passe, la vérité reste, disait Napoléon Bonaparte.
Nidhal Ben Cheikh
Consultant Indépendant en Protection Sociale
Ancien Conseiller économique du Ministre des Affaires Sociales (2016-2017)
et ex-Directeur des Etudes au Centre de Recherches et des Etudes Sociales - CRES (2011-2016)
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Beaucoup des ressources gaspillées sans résultat Ce qui compte dans un projet c'est toujours le résultat qui sera suivi par bilan d'évaluations en temps consommé et budget L'administration a toujours une réticence pour le changement C'était surtout ça la cause de votre échec