Noureddine Dougui : Il y a 57 ans, la guerre de Bizerte
Par Noureddine Dougui - La guerre de Bizerte a connu un regain d’intérêt à la faveur des tiraillements qui déchirent la classe politique tunisienne. Episode rapide et brutal de l’histoire nationale, la «bataille de l’évacuation» continue de susciter, cinquante deux ans après son déclenchement, beaucoup de passions. Ultime acte de libération pour certains, guerre inutile pour d’autres, la polémique n’en finit pas sur ses enjeux, ses objectifs et son coût humain. Au centre de la controverse se trouve Bourguiba, considéré par ses adeptes comme le héros de la décolonisation totale de la Tunisie, mais accusé par ses détracteurs d’avoir agi seul, entraînant le pays dans une guerre injustifiée et inégale. Pour en prendre la mesure interrogeons les faits .
1- Les origines de la crise
la crise de Bizerte éclate en juin 1961, mais ses racines remontent à 1956. Le protocole d’indépendance ne prévoyant pas l’évacuation des zones militaires tenues par les Français, la Tunisie doit s’accommoder de la présence de deux armées étrangères : l’ALN sur la frontière tuniso-algérienne et l’armée française dans les villes garnisons et les territoires sahariens. L’ambiance tiers-mondiste aidant, la Tunisie multiplie les démarches pour récupérer ses territoires occupés . La crise de Sakiet Sidi Youssef (février 1958) et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle permettent de dénouer partiellement le problème. Les Français acceptent de se retirer de l’ensemble du territoire tunisien, mais ils se retranchent solidement à Bizerte justifiant leur maintien dans ce port par les impératifs de défense du monde libre. La revendication d’évacuation est énoncée à nouveau en 1959 et en 1960 mais sans résultat. On a espéré un moment une solution du problème lors de la rencontre Bourguiba-de Gaulle à Rambouillet , le 27 février 1961, mais celle-ci débouche sur un échec. De Gaulle refuse de fixer un calendrier pour l’évacuation de Bizerte tant que dure la tension Est-Ouest et rechigne à négocier le traçage des frontières Sud-ouest au-delà de Bir Erroumane.
La situation se complique lorsque les Français entreprennent, à la fin du mois de mai 1961, sans consentement préalable des autorités tunisiennes , des travaux d’agrandissement de la piste d’envol de l’aéroport militaire de Sidi Ahmed (Bizerte). Cet acte est considéré comme un casus belli: l’ampleur des travaux exclut, aux yeux des Tunisiens, toute idée de départ. La crise est ouverte et les préparatifs de confrontation se mettent en place. Comment expliquer cette évolution vers le conflit armé ? Pour prendre la mesure de la réaction des deux parties quelques faits concomitants méritent d’être rappelés. Côté français, de Gaulle s’est trouvé confronté, peu avant la crise, à deux évènements enchevêtrés : d’une part, le putsch des généraux d’Alger (22 avril 1961) rejetant la décolonisation de l’Algérie, et d’autre part l’ouverture des négociations franco-algériennes à Evian (20 mai 1961).Côté tunisien, deux éléments semblent avoir été déterminants: la montée de la propagande youssefiste, via Radio le Caire, accusant Bourguiba de permettre à la France d’utiliser la base de Bizerte pour frapper les positions algériennes, et l’exclusion de la Tunisie de la Conférence des pays non-alignés qui doit se tenir en septembre en raison de ses «positions pro-occidentales».
Dans cette conjoncture agitée , chaque partie a cherché à améliorer ses positions politiques par une action d’envergure sur le terrain. Pour de Gaulle, les travaux entrepris à Bizerte visent à récompenser la Marine de son attitude loyale pendant le putsch d’Alger en renforçant l’une de ses œuvres les plus prestigieuses : la base de Bizerte. Mais au-delà de la marine ,il a cherché à présenter un gage à une armée hostile à la décolonisation de l’Algérie. Pour Bourguiba, cette «maladresse» est un excellent alibi pour accélérer la satisfaction, par la force si besoin est, de deux exigences du nationalisme tunisien: Bizerte et le Sahara. D’aucuns diront que ce pari hasardeux vise avant tout à desserrer l’isolement diplomatique de la Tunisie et à libérer ses dirigeants de leur «complexe» d’inféodation à l’Occident .
2- La bataille de Bizerte
La relance de la bataille de l’évacuation est un thème rassembleur qui permet de réaliser en un tour de main l’union sacrée. La question est longuement débattue au sein du Néo-Destour où l’unanimité est totale: aucun haut responsable ne s’oppose à la décision de Bourguiba. Tant s’en faut, le zèle mis par les cadres du parti à mobiliser les jeunes, l’engagement des organisations de masse , des intellectuels démontre que les forces vives de la nation adhèrent à l’idée de relancer la bataille de l’évacuation. Mais peu de personnes envisagent une guerre rangée. Aussi, les plans adoptés prennent-ils un aspect inédit. On achemine sur Bizerte, par les soins du Néo-Destour, plusieurs milliers de volontaires et de jeunesses destouriennes pour bloquer, le cas échéant, avec l’aide de l’armée, les communications entre les installations militaires françaises. Cette action de masse, sans précédent dans l’histoire tunisienne, s’inscrit dans une stratégie éprouvée qui combine l’agitation populaire et la proposition de négocier . Erreur d’appréciation du style de de Gaulle ? sûrement, celui-ci refuse de négocier sous la pression. Le 18 juillet 1961, il rejette, par voie diplomatique, la demande tunisienne de pourparlers. La réponse française ne laisse aucune ouverture à Bourguiba trop engagé.
Le drame se noue quand les avions français, violant l’interdiction d’utiliser l’espace aérien tunisien, survolent les positions tunisiennes. L’armée tunisienne, qui s’est déployée à partir du 13 juillet, entre en action le 19, à 18h10, quand une première vague d’avions en provenance d’Algérie largue sur Sidi Ahmed des centaines de parachutistes français . En face , la riposte , préparée de longue date, met dans la balance tous les moyens de la guerre éclair: avions, blindés, artillerie lourde, vaisseaux de guerre et commandos de choc venus d’Algérie. Le commandement français reçoit de de Gaulle l’ordre de «frapper vite et fort».
La guerre se révèle dès le départ inégale . La Tunisie engage en tout et pour tout sept compagnies appuyées par trois bataillons d’artillerie, sans couverture aérienne . Qui plus est, nos soldats doivent se battre sur un terrain encombré de volontaires civils sans formation militaire, les responsables tunisiens ayant misé sur la pression populaire pour forcer les fortifications françaises. Mais la surprise est totale quand l’aviation française prend à parti les civils provoquant une immense confusion. La guerre populaire tourne court, mais la résistance est acharnée , nos soldats mal ravitaillés, coupés de leur hiérarchie tiennent leurs positions jusqu’à l’épuisement de leurs munitions. Le déluge de feu impose le repli sur la ville où une bataille de rues s’engage à partir de vendredi 21. Elle durera deux jours et deux nuits pendant lesquels de jeunes officiers tunisiens fraichement sortis des écoles militaires résistent pied à pied à la tête de leur soldats à l’offensive française. La ville tombe à 70%. Le dimanche 23, un cessez-le feu intervient.
Les pertes des Tunisiens sont lourdes. Officiellement, il y a eu 670 morts et 1155 blessés ; 30 morts et 100 blessés du côté français. L’écrasante majorité des victimes appartient à la masse des volontaires civils.
3- La portée de la guerre de Bizerte
La guerre de Bizerte a été vécue par les Tunisiens comme un drame eu égard à la lourdeur des pertes. D’où les critiques à l’endroit de Bourguiba, accusé d’avoir envoyé à une mort certaine des centaines de Tunisiens. Le débat à ce sujet n’est d’ailleurs pas prêt d’être clos tant qu’on ne dispose pas des archives de guerre. Sans doute, les opposants de Bourguiba ont-t-ils avancé et continuent de soutenir que le désastre humain est dû à l’impréparation ou aux choix tactiques des responsables politiques qui, méconnaissant l’art militaire, ont mêlé sur le même front civils et militaires. Mais il faut se rendre à l’évidence : les victimes tunisiennes sont tombées sous les balles françaises.
Quand bien même la riposte française a été démesurée ( usage de napalm , ciblage des civils), il est difficile d’admettre que celle-ci puisse se justifier par les impératifs de défense de la base. L’explication de cette réaction est à chercher ailleurs . De toute évidence, le prétexte de se maintenir à Bizerte pour défendre le monde libre contre l’adversaire soviétique ne résiste pas à l’examen . Pour de Gaulle , qui a refusé d’envoyer un signe d’apaisement, cette guerre s’inscrit dans un cadre plus vaste, celui de la négociation du sort de la future Algérie. Son message est clair : la France qui entend obtenir du FLN le maintien des bases algériennes ne peut, de ce fait, se résoudre à abandonner Bizerte. En livrant cette bataille d’arrière- garde d’un empire colonial condamné à disparaître, il veut d’abord rassurer son armée, frustrée de sa victoire à Suez (1956) et en Algérie, signifier ensuite au FLN, à travers le massacre de Bizerte, que «l’heure des faiblesses françaises n’a pas encore sonné».
Côté tunisien, la bataille est perdue sur le plan militaire mais elle est amplement gagnée sur le plan diplomatique. Dag Hammarskjöld, Secrétaire général des Nations unis se rend à Bizerte le 24 juillet. Les diplomates tunisiens dirigés par Mongi Slim obtiennent à New York, devant l’Assemblée générale de l’ONU, un succès retentissant : la plainte tunisienne est appuyée par soixante voix et trente abstentions , aucune voix ne manque à la Tunisie. A la conférence des pays non-alignées, tenue à Belgrade le 4 septembre, Bourguiba est accueilli comme un chef respecté. Le sang coulé à Bizerte aura servi à porter sur la scène internationale une question que la France a toujours cherché à enfermer dans le cadre des relations tuniso-françaises.
Le 15 janvier 1962, les négociations sur le sort de Bizerte s’amorcent à Paris. Elles aboutissent, après quelques mois, à la reconnaissance de la souveraineté de la Tunisie sur l’intégralité de son territoire. Le 15 octobre 1963, toutes les forces françaises quittent la base de Bizerte.
Noureddine Dougui
universitaire
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Non, Monsieur, la Tunisie n'était pas occupée par "deux armées étrangères", mais par une seule : l'armée coloniale française. Les installations de l'Armée nationale de libération algérienne (ALN) le long de notre frontière ouest avec l'Algérie étaient consenties par le gouvernement légitime et légal de la Tunisie, dans le cadre de la lutte anti-colonialiste scellée par divers accords entre les mouvements nationalistes tunisien, algérien et marocain. C'est un curieux révisionnisme que vous professez là, en mettant sur le même pied d'égalité une armée coloniale occupante et une armée de libération nationale arabe et maghrébine qui s'est retirée volontairement de notre territoire après avoir bouté hors du sien le colonialisme français. Cette manière de tirer la couverture vers le colonialisme français porte atteinte à la mémoire de nos valeureux martyrs qui s'étaient engagés dès la seconde guerre mondiale aux cotés des peuples arabes subissant le joug colonial depuis la Palestine jusqu'à l'Algérie en passant par la Libye. Décidément une vague de haine de soi est en train de déferler sur la Tunisie comme pour effacer de nos mémoires ce passé colonial odieux que les générations successives ont subi depuis 1881 dans leur chair. La Tunisie ne sera jamais "franco-tunisienne" comme le préconisent certains déculturés-acculturés attardés. Elle est arabe, maghrébine et musulmane et le restera. Habba man habba wa cariha man karih.
La présence de l'armée algérienne sur le sol tunisien avait l'accord du gouvernement tunisien et s'inscrivait dans le cadre de la solidarité maghrébine.Par ailleurs le nombre des martyrs enregistré à Bizerte se chiffrait par milliers 6000environ. J'ai travaillé à Bizerte après les évènements et j'ai eu à enregistrer les jugements constatant les décès à la recette des finances que j'ai dirigée.