Ben Salah et le chancelier Kreisky
Par Salem Mansouri - Ahmed Ben Salah est le cofondateur de l’Institut de Vienne pour le développement économique et la coopération internationale. L’institut était présidé par l’ancien chancelier autrichien Bruno Kreisky et comptait trois vice-présidents, Ben Salah, Willy Brandt, alors maire de Berlin, et le neveu du Premier ministre Nehru, du même nom.
En novembre 2010, l’Institut invitait Ben Salah à prononcer le discours inaugural de la commémoration du centenaire de Bruno Kreisky, prévu pour le 11 janvier 2011. Nous avons contribué, l’ambassadeur Ahmed Ounaïes et moi-même, en apportant notre aide dans la recherche bibliographique. L’ambassadeur Ounaïes avait en plus traduit le discours en anglais.
Devant s’y rendre le 8 janvier 2011, Ben Salah s’est trouvé subitement fort indisposé alors qu’il était dans la salle d’embarquement à l’aéroport de Tunis- Carthage juste avant le décollage et on a dû l’évacuer en urgence vers l’hôpital où il devait séjourner quelque temps.
L’ambassadeur Ounaïes s’était chargé de passer l’information aux organisateurs de la cérémonie et ce fut Peter Jankowitsch qui se chargera de prononcer le discours au nom de son ami Ben Salah. Il avait occupé diverses fonctions officielles. Directeur du cabinet de Kreisky, il fut ambassadeur d’Autriche à Paris, aux Nations unies avant de devenir ministre des Affaires étrangères. Nous publions en exclusivité le document demeuré inédit.
S.M.
Par Ahmed Ben Salah - Je voudrais d’abord rendre hommage à la nation autrichienne qui a tenu à honorer Bruno Kreisky et à célébrer sa mémoire. Ceux qui l’ont connu ont le devoir de témoigner de son action et de sa foi dans les idéaux qui éclairent notre présent et qui éclaireront toujours les hommes de paix dans le monde. Je voudrais pour ma part témoigner de l’œuvre et de l’amitié de Bruno Kreisky.
J’étais venu à Vienne pour la première fois en mai 1955 à la tête de la délégation de l’Ugtt, la centrale syndicale tunisienne, pour participer au congrès de la Cisl. Le traité d’Etat autrichien venait tout juste d’être signé à Vienne. J’apprends auprès de nos camarades autrichiens qu’ils étaient assurés du succès des négociations en raison de l’implication directe de Bruno Kreisky dans lequel ils avaient pleine confiance et qui avait été étroitement associé à la négociation en tant que secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Le lien de confiance entre les syndicats et les hommes politiques est rare, il constitue dans les pays démocratiques un soutien considérable qui explique la longévité exceptionnelle du mandat dont ont bénéficié de très rares hommes d’Etat dans l’après-guerre. Pour Bruno Kreisky, c’est le gage d’un destin national : élu en 1956 à la Nationalrat — la Chambre basse du Parlement— il accède au Comité central du parti en 1957 et devient, au lendemain des élections de 1959, ministre des Affaires étrangères. Sans déroger au statut de l’Autriche, il donne au concept de neutralité une portée résolument dynamique. A ce titre, il joue un rôle essentiel dans la création de l’Association européenne de libre-échange à laquelle adhère aussitôt l’Autriche.
Si l’année 1955 représentait pour l’Autriche la restauration de la pleine souveraineté, la fin de l’occupation consécutive à la guerre et le choix de la neutralité, elle constituait pour la Tunisie le point ultime de la lutte de libération nationale, en un front généralisé incluant les trois pays de l’Afrique du Nord. Lorsque la Tunisie et le Maroc accédaient l’année suivante à l’indépendance, nous avions alors reporté l’essentiel de nos efforts sur la lutte du peuple algérien qui se poursuivra, dans des conditions dramatiques, jusqu’en juillet 1962.
A cette date, la Tunisie était déjà engagée dans un Plan de développement économique et social ; nous avions adopté un pré-Plan pour trois ans, tout en ayant dressé des Perspectives décennales 1962-1971. J’avais alors reçu l’invitation de Bruno Kreisky pour participer à Salzbourg, en juillet 1962, à la Conférence pour la coopération économique et le partenariat. Cette conférence, à laquelle étaient conviés des hommes politiques, des économistes, des syndicalistes et des penseurs d’Europe, d’Afrique et d’Asie, constituait pour nous une ouverture inespérée pour une nouvelle philosophie de la coopération internationale. Bruno Kreisky en a attribué l’idée à Jawaharlal Nehru qui, nous le savions, était particulièrement sensible, depuis la conférence de Bandung d’avril 1955, à la relation entre la décolonisation, le développement économique et la paix. Dans son discours d’introduction, Bruno Kreisky avait magistralement posé la problématique autour de cette relation. C’était en effet le fond de la question Nord-Sud qui allait prendre dix ans plus tard, après la première crise du pétrole, une dimension stratégique. Mais déjà, la politique de coopération pour le développement faisait l’objet de controverses : elle constituait à la fois un prolongement de l’affrontement colonial et un sujet supplémentaire de polémique entre l’Est et l’Ouest.
La conférence de Salzbourg, berceau du futur Institut de Vienne pour le développement économique et la coopération internationale, s’est distinguée par la hauteur de vue de Bruno Kreisky qui transcendait les clivages politiques et idéologiques de l’époque et qui croyait dans la conciliation des intérêts profonds des pays du Tiers Monde et des pays industrialisés, quant à la conceptualisation des politiques de développement et quant à l’intérêt, au service de la paix, du progrès économique et social global, équitable, non discriminatoire. L’affrontement violent qui avait marqué la longue lutte pour la décolonisation et qui imprégnait le discours commun dans le Tiers Monde pouvait être légitimement dépassé pour peu que soient préservés les intérêts réciproques et que prévalent, dans un esprit de respect et d’égalité, le sens de la justice, de la non-discrimination et du dialogue.
Bruno Kreisky a vu juste en s’efforçant de prendre en compte l’impératif social global et d’établir le lien entre la problématique du développement et la paix. Un ordre international équitable repose sur l’avènement de sociétés justes, débarrassées de tout esprit de domination ou de spéculation, et qui permettent à tous l’accès aux ressources indispensables, au bien-être et à une vie digne. De telles transformations sociales sont au fondement d’un ordre de paix. Cette approche renouvelle la vision des relations internationales. Elle est à la base de l’Institut de Vienne, le premier institut dans le monde qui pose un tel concept. Sous la présidence de Bruno Kreisky, nous étions trois vice-présidents, Willy Brandt, Nehru — le neveu du Premier ministre — et moi-même. Conjointement avec l’Internationale Socialiste, nous devenions un groupe de militants dans l’arène internationale. Bruno Kreisky, Willy Brandt, Tage Erlander, Olof Palme, Georges Papandreou, nous partagions la conviction que les pays moyens avaient leur rôle particulier dans l’ordre international de l’après-guerre et dans l’orientation de la politique mondiale, notamment dans le règlement des problèmes de la paix, du développement et de la promotion de l’homme.
Ce petit groupe, par sa détermination mais aussi par sa cohérence et sa modération, avait acquis un crédit international. J’étais surpris d’apprendre par le Président Kennedy lui-même, lors de la visite officielle du Président Bourguiba à Washington en mai 1961, qu’ensemble avec le Premier ministre Tage Erlander, Bruno Kreisky et Willy Brandt, ils étaient convenus de tenir une fois par an une réunion d’évaluation de la situation internationale, tout en associant aux délibérations Tom Mboya du Kenya et moi-même. Il est clair que la disparition de John Kennedy et, avant lui, de Dag Hammarskjöld, nous ont privés de deux hautes autorités acquises aux mêmes convictions et déterminées à favoriser des réformes fondamentales, notamment de l’Organisation Nations unies.
L’avènement successif des chanceliers Willy Brandt et Bruno Kreisky, d’octobre 1969 à avril 1970, avait engagé la scène européenne dans des changements profonds, aussi bien les traités de paix que le traité fondamental, ainsi que le lancement du processus de la Conférence européenne sur la sécurité et la coopération. Ce tournant de la détente européenne, qui est un immense acquis par lui-même, constituait un précédent : la situation de blocage entre Israël et ses voisins arabes pouvait aussi être surmontée, la rigidité de part et d’autre devait logiquement céder à un processus de détente, prélude à la paix, moyennant un effort de compréhension réciproque et un dialogue constructif. En lui-même, le conflit persistant et sans perspective de règlement faisait problème sur le plan international et pesait gravement sur les rapports entre l’Europe et le monde arabe et islamique. D’autre part, l’admission d’Israël comme un Etat pacifique dans l’ensemble de la communauté internationale paraissait impossible ; enfin, au cœur du conflit, la cause palestinienne n’est pas seulement un problème de réfugiés mais une cause nationale à l’égal de la cause israélienne. Un règlement juste et compatible avec les principes et les valeurs de notre temps était réalisable. Telles étaient les convictions de Bruno Kreisky.
Au fondement de notre démarche, la recherche du dialogue. Au lendemain de la guerre d’octobre 1973 et de la première crise du pétrole, une très large majorité au sein de l’Assemblée générale des Nations unies avait admis, dans le statut d’observateur, l’Organisation de libération de la Palestine, en tant que représentant du peuple palestinien. A la tribune de l’Assemblée, Yasser Arafat, président de l’OLP, lançait alors un message à l’adresse de la communauté internationale pour manifester sa volonté de négociation et pour hisser la question palestinienne dans l’agenda international. Depuis lors, certaines capitales européennes accueillaient des bureaux de l’OLP dirigés par des représentants dont les contacts étaient restreints aux partis politiques. Bientôt, des contacts secrets avaient commencé en Europe à l’initiative palestinienne, entrepris par Issam Sartaoui, auprès de personnalités israéliennes appartenant à la gauche, telles que Uri Avnery et Arié Eliav, ancien secrétaire général du Parti Travailliste. Le message de Sartaoui est que Arafat plaidait la réconciliation des deux peuples et qu’il était prêt à accepter un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza, un Etat démilitarisé et vivant en bonne intelligence avec l’Etat juif.
Or, aucun dirigeant occidental ne daignait lever le tabou qui frappait Yasser Arafat. Bruno Kreisky avait rencontré et salué Yasser Arafat à deux reprises en 1974 et en 1977, au cours de ses visites aux Nations unies et en Syrie, mais il est évident que le blocage occidental persistait et que la brèche, dont on pouvait espérer un dialogue politique préalable à une initiative de paix, paraissait inaccessible ou impraticable. J’insistais pour ma part, auprès de Bruno Kreisky, sur l’importance d’un geste politique, en recevant officiellement Yasser Arafat, dans la logique de la politique autrichienne et dans l’espoir que l’Europe s’engage dans l’effort de recherche d’un règlement équilibré. Il m’avait alors prié d’accepter personnellement des discussions franches et ouvertes avec des personnalités israéliennes ou juives sionistes. J’ai ainsi rencontré, à sa demande, Uri Avneri et Torberg qui appartiennent aux deux extrêmes du spectre politique : nos discussions ont toujours été positives et fructueuses. Sur cette base, et sur la base de ses propres visites dans la région, Bruno Kreisky a estimé que l’invitation de Yasser Arafat était nécessaire.
Conjointement avec Willy Brandt qui présidait alors l’Internationale Socialiste, Bruno Kreisky décidait de réaliser la brèche. Il avait alors tenu à me confier à moi-même le soin de communiquer la décision à Issam Sartaoui. Il m’invita donc à Vienne pour cette mission. Le 15 juin 1979, le jour où l’Accord SALT II était signé à Vienne par Carter et Brejnev, je communiquais à Issam Sartaoui l’accord du Chancelier Bruno Kreisky pour accueillir officiellement le Président Yasser Arafat. Le 7 juillet 1979, Yasser Arafat était solennellement accueilli à la Chancellerie par Bruno Kreisky et par Willy Brandt. Dans la conjoncture du Moyen-Orient où l’initiative de Sadate semblait, depuis novembre 1977, hisser la priorité du règlement égyptien, l’événement de Vienne rétablissait la centralité de la question palestinienne, fixait la juste mesure des enjeux et dressait pour l’avenir le concept du véritable règlement de paix.
L’accueil officiel du Président Yasser Arafat à la Chancellerie de Vienne conférait à la stratégie de détente à l’échelle européenne une portée plus profonde. Bruno Kreisky avait conscience que c’était un pas nécessaire et salutaire, le commencement d’une nouvelle phase qui amènerait les principaux acteurs à plus de rationalité et de réalisme. Notre vœu commun était d’aboutir — pourquoi pas ?— à une réconciliation révolutionnaire entre tous les peuples concernés par le martyr des Juifs et le martyr des Palestiniens. A tous égards, une telle audace était un acte inaugural qui portait en germe tout le processus qui allait se poursuivre avec l’audience du Président français à Paris dix ans plus tard, puis avec les négociations d’Oslo et enfin la cérémonie de la Maison- Blanche à Washington en septembre 1993.
Sur tous les plans, Bruno Kreisky est un constructeur. Sur le plan diplomatique certes, mais aussi dans sa propre capitale. Deux projets lui tenaient à cœur : le métro de Vienne et le Centre des Nations unies. Les deux réalisations qu’il a lancées en tant que Chancelier ont mis du temps, mais il a pu les inaugurer lui-même en février 1978 et en janvier 1980 en tant que Chancelier. Pour avoir connu Vienne en 1955, j’ai pu apprécier la vibration dynamique qui a soufflé sur la ville et l’ampleur de la révolution urbaine qui lui a redonné la dimension d’une des grandes capitales du monde. Pour les nombreux hôtes de Vienne, UNO Centre est tout simplement Bruno Centre.
Je voudrais ajouter, pour conclure, que l’amitié de Bruno Kreisky est une expérience enrichissante et exigeante. Nous partagions une égale sensibilité pour l’être faible, vulnérable, victime d’un ordre écrasant ; nous partagions la conviction que les sociétés, sous tous les cieux, vivent le même problème de l’inégalité face aux impératifs du développement économique et social ; et la conviction qu’il faut changer l’ordre des choses au sein de chaque société, et changer en conséquence la nature des relations internationales. Autant dire que nous partagions les mêmes valeurs et, sans doute, le même idéal.
Avec Willy Brandt et Olof Palme, nous partagions également la même conviction qu’il fallait refondre la Charte des Nations unies et faire du Conseil de sécurité le dépositaire de la haute responsabilité pour la sécurité au sens large, incluant certes le maintien de la paix mais aussi la sécurité des économies mondiales car le fondement ultime de la paix et de la stabilité tient au rapport du travail humain à l’ordre économique dominant. La réflexion conduite à l’Institut de Vienne s’est prolongée au sein des Nations unies par l’Etude de la capacité du système des Nations unies pour le développement conduite par le sénateur R.G.A. Jackson et par le Rapport sur le développement international conduit par Willy Brandt. Ces rapports, je puis l’affirmer, ont réalisé l’une des vocations essentielles de l’Institut de Vienne.
Bruno Kreisky est resté proche du peuple. Il aimait prendre un repas, suivant la tradition populaire viennoise, au Volkspark où le public l’interpelle et engage avec lui la discussion, les yeux dans les yeux. Je l’ai souvent accompagné dans ces escapades sympathiques où j’ai mesuré sa popularité, notamment auprès des jeunes — filles et garçons — qui l’approchaient en toute simplicité pour engager avec lui un dialogue sur des points précis et pour lui demander des autographes. Je le voyais réconforté de ce contact direct et vivifiant pour un dirigeant politique.
Bruno Kreisky est enfin un lutteur. Je l’ai accompagné, à son invitation, pour la session cruciale de février 1967 où il a été porté à la tête du Parti Socialiste. J’avais observé son élan et sa fougue à ce moment indécis où il aspirait à la haute responsabilité, alors que l’électorat venait de donner la majorité de gouvernement aux Chrétiens-Démocrates et où il plaidait, devant son parti, le renouvellement des programmes, la relève de la direction et une stratégie de combat afin d’assurer précisément un retour mérité. Ce soir-là, il avait gagné son pari, c’était le gage d’un destin national. Les élections de 1970 ont justement ramené les Socialistes au gouvernement et l’ont porté à la Chancellerie. Ce succès a ouvert une nouvelle ère pour l’Autriche, pour l’ensemble de l’Europe et pour tous ceux qui ont foi dans un socialisme vivant, qui tire sa force et son dynamisme des contradictions du réel.
Ahmed Ben Salah
Lire aussi
Ahmed Ben Salah: L’homme du devoir (Photos)
Habib Touhami: Ahmed Ben Salah entre ingratitude et injustice (Album Photos)
Habib Mellakh : Ahmed Ben Salah, défenseur des causes juste jusqu'au bout
Décès d’Ahmed Ben Salah : le super-ministre de Bourguiba
Ahmed Ben Salah, un homme de conviction et d'action qui a droit à notre reconnaissance
L'hommage de Chédly Klibi, à Ahmed Ben Salah
Ahmed Ben Salah et l'expérience collectiviste en 570 pages
- Ecrire un commentaire
- Commenter