Habib Ayadi: Gouvernements sans le peuple, élus par défaut (Défaut d’électeurs)
Dans la démocratie, l’idée n’est pas nouvelle. Même si l’on considère que la démocratie est le pire des régimes, il est le seul qui assure que les gouvernés puissent choisir librement leurs gouvernants. Bien entendu, si la démocratie reste le meilleur régime, ce n’est qu’à la condition qu’on y parle au peuple de l’ensemble des problèmes et de toutes difficultés.
Il faut alors comprendre qu’il ne peut y avoir de démocratie sans le peuple et qu’on ne peut accéder à la démocratie sans la participation effective à des élections libres et démocratiques.
I/ Les élections par défaut
Dans la campagne électorale, en démocratie s’installe l’idée que les électeurs vont voter pour le candidat de leur choix et s’attachent à ce que leur choix est bon.
En Tunisie, les élections 2014-2018 et de 2019 n’ont eu ni signification, ni portée. Elles se sont tenues, sans qu’on ait été soulevé les problèmes économiques, financiers et sociaux. Aucun combat frontal n’a opposé les candidats. Aucun des candidats ne s’est ouvertement battu pour une réforme majeure. Tout a été remplacé par de petites réunions ou apparitions à la télévision ou dans des journaux, comme si les liens entre la pensée et l’action politique s’étaient rompus. A la télévision, les intellectuels médiatiques n’ont produit que du bruit joué avec de vieux instruments.
En principe, à l’exception des listes indépendantes, l’électeur ne choisit pas son candidat, mais un parti. Mais le bulletin de vote équivaut en réalité à un blanc-seing. L’électeur n’a eu à se prononcer ni sur un programme, ni sur des réformes. Il n’avait pas à choisir, mais simplement à obéir.
Ce ne sont pas donc des élus choisis par les électeurs, mais des candidats désignés par les chefs de partis ou le système du plus fort reste.
Nombre de citoyens conseillent de ne pas s’inscrire sur les listes électorales, et nombreux, qui faute de pouvoir faire entendre leur désaccord, ont préféré ne pas choisir en s’abstenant de voter ou ont voté blanc. Beaucoup de citoyens ne voient dans les élus que des rentiers et des profiteurs et refusent donc de s’engager dans la vie politique.
Les résultats sont connus. Lors des élections municipales de 2018, le taux de participation a été de 35 % et beaucoup d’élus ne doivent leur élection qu’au mode électoral avec le fort-reste. Il en est résulté que beaucoup d’élus ont toutes les difficultés à cultiver l’esprit collectif nécessaire à une gestion efficace des communes. En outre, beaucoup de communes sont gérées par des conseils dépourvus d’unité et sans véritable légitimité.
A l’instar des élections 2018, celles de 2019 ont conduit à ce que beaucoup d’élus n’ont été installés que grâce aux imperfections du mode électoral et du plus fort reste. Le faible taux de participation (soit 41%) a donné lieu à une assemblée du peuple « ingouvernable » et une armée de partis politiques qui, tels l’armée mexicaine, « beaucoup de généraux et peu de soldats », sont dépourvus, à la fois d’une masse sociale stable et d’un programme économique et social, Dépourvus de base populaire, les chefs politiques sont dès lors dans l’incapacité de gérer le pays et de réaliser des réformes en profondeur.
Tous ces signes de faiblesse conduisent à penser que la démocratie naissante est en péril. Elle est menacée par certains dirigeants politiques, qui ne voient dans la révolution qu’une aubaine.
II/ Quand une assemblée du peuple brade ses pouvoirs
La constituante a rejeté le régime présidentiel suspecté de favoriser le pouvoir personnel avec un simple régime parlementaire rationalisé, on va donc converger tout naturellement vers une constitution qui remet l’exercice du pouvoir aux partis politiquescomme les seuls aptes à l’exercice du pouvoir puisqu’ils assurent les attentes du pays.
L’observation du régime démocratique et surtout parlementaire nous enseigne que le chef du gouvernement est celui dont le parti a gagné les élections. C’est lui qui aura la confiance de l’assemblée, en même temps que la légitimité et l’autorité pour diriger la politique du pays et pour mettre en exécution ses engagements électoraux.
Pour notre pays, ce n’est pas de cette manière que les choses se passent. Dans les faits et sous l’assemblée précédente, un véritable bouleversement dans la distribution des pouvoirs s’est produit, dans la mesure où le Chef du gouvernement, auquel la Constitution accorde des pouvoirs étendus (art. 91) s’est effacé au profit du président de la République.
En l’absence d’une campagne électorale réellement démocratique et en l’absence d’un chef de parti disposant de véritable programme et jouissant d’un charisme et d’une solide autorité, c’est le président de la République qui, en toute liberté et à deux reprises va choisir les Chefs de gouvernement.
Ne devant rien à aucun parti, mais ne s’étant imposés ni par leurs compétences en matière économique, financière ou sociale, mais par la seule volonté du président, les Chefs de gouvernement, hommes de circonstance et non de programme, tirent dès lors leur légitimité du seul référent présidentiel, véritable centre de gravité du pouvoir et sont incapables de s’écarter de son champ d’attraction.
Pourtant, c’est bien connu, la réalité se vengera quand éclateront une ou plusieurs crises et que la concentration du pouvoir sera insupportable.
Humiliée par un exécutif omniprésent et subissant les erreurs commises par la chambre précédente, qui a abandonné certains de ses pouvoirs constitutionnels au Président de la République et n’a pas été capable de désigner les membres de la Cour constitutionnelle. Profitant de ces erreurs, le chef de l’Etat s’est considéré comme le seul interprète de la Constitution, et celui à qui revient la désignation du Chef du gouvernement.
En l’absence d’une assemblée du peuple puissante, responsable et compétente et ayant un lien direct avec le peuple, lorsque le chef du gouvernement a voulu reprendre ses pouvoirs qui lui sont reconnus par la constitution (art 91) il s’est heurté à la résistance du Président de la République.
Telles sont les conséquences de députés non élus directement par le peuple mais désignés par les chefs de partis selon le mode de la représentation proportionnelle.
Telles sont les conséquences d’une classe politique de plus en plus émiettée et qui ne semble pas vouloir débattre que sur des minuscules enjeux et des problèmes secondaires.
III/ Gouvernement des juges- juges politiques
Il est loin le temps où les personnes politiques veillaient à ne pas vilipender le pouvoir judiciaire. Aujourd’hui, et surtout après la révolution, la convocation du chef politique ou même d’un ministre s’accompagne systématiquement d’une polémique.
La perte de confiance des citoyens envers la politique s’est accompagnée d’un renforcement du niveau d’exigence morale. Beaucoup de tunisiens sont toujours persuadés que la justice a faussé le scrutin présidentiel de 2019 en mettant en prison un candidat à la présidence quelques semaines avant le scrutin. Pour l’affaire N. Karoui beaucoup parlent du gouvernement des juges.
1) Gouvernements des juges
Utilisée pour dénoncer la dérive des juges, suite à l’affaire « Marbury contre Madison » en 1803, où la Cour suprême des Etats Unis s’est déclarée compétente pour annuler les lois qu’elle juge inconstitutionnelle.L’expression « gouvernements des juges » sous-entend, aujourd’hui l’idée que les juges, surtout dans les procès politiques, disposent d’un très large pouvoir d’interprétation de la constitution et de la loi.
Dans la réalité, nous ne sommes pas en présence d’un gouvernement des juges, mais en présence de juges qui se prennent pour des « justiciers » et non pour des juges, persuadés d’incarner l’Etat et déterminés à moraliser la vie politique. Comme il existe également des juges « sur ordre ». Aussi, à chaque affaire politico-judiciaire, l’indépendance des juges est remise en question, comme ce fût le cas pour l’affaire «Lula» président de la République brésilienne, incarcéré pour affaire de corruption et de moralité ou encore en France, l’affaire Fillon candidat à la présidentielle de 2017, et grand favori selon les sondages pour la magistrature suprême.
Suite aux accusations par un journal, de manquement à la moralité en matière de financement et d’emplois fictifs, au profit de sa femme et ses enfants, et à l’ouverture immédiate par le parquet d’une enquête préliminaire et de perquisitions, il fût mis en examen à quelques jours du scrutin, avant même l’examen de l’enquête.
2) L’affaire N. Karoui
Proche de l’affaire Fillon, celle survenue en Tunisie au candidat à la présidentielle de 2019, Nabil Karoui, qui, empêché par le gouvernement de l’époque et par les bons offices des juges « justiciers » de participer aux élections suite à son incarcération pour fraude fiscale et blanchiment d’argent, ne fût libéré que deux jours avant le scrutin.
Or, bien que sachant que depuis la révolution, l’opinion publique réagit sévèrement à tout fraudeur fiscal et au blanchiment d’argent, plutôt que d’éclairer au plus tôt les électeurs quant aux griefs qui lui étaient reprochés et demander le report du scrutin, le candidat a préféré néanmoins y participer.
Un comportement qui lui a fait perdre des électeurs et faussé le scrutin, alors qu’il bénéficiait au départ d’une certaine sympathie de l’opinion publique et que les deux candidats, tous deux de parfaits inconnus de la politique, étaient presque à égalité.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2
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