Hatem Kotrane: Des « Dieux et des héros » ! A propos de la grève des magistrats (2)
Par Hatem Kotrane - Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
1. Cet article reprend, en la développant, une réflexion que le rédacteur de ces lignes avait déjà engagée suite à un premier mouvement de grève déclenché par le bureau exécutif de l’Association des magistrats Tunisiens (AMT) durant les journées des 28 et 29 décembre 2016 dans tous les tribunaux de la République (Cf. Journal La Presse de Tunisie, 30 décembre 2016).
Or, ne voilà-t-il pas que l’AMT vient, une fois de plus, faire subir aux justiciables une grève générale qui a duré cette fois cinq jours, du lundi 16 au vendredi 20 novembre 2020, en vue de protester contre “la dégradation de leur situation sociale et sanitaire”, en faisant valoir, en particulier, que « les tribunaux sont devenus des espaces de transmission de la pandémie Covid-19 », selon les propos du Président de l’AMT qui a également rappelé leur revendication constante quant à la nécessaire amélioration de la situation matérielle des juges.
La grève des juges contraire au statut de la magistrature
2. Ainsi donc, les magistrats se permettent de déclencher ouvertement des grèves alors qu’ils exercent l’autorité au nom de l’Etat, font partie d’un « Pouvoir judiciaire » reconnu par le chapitre V de la Constitution qui dispose, en particulier, que « le magistrat est indépendant. Il n’est soumis dans l’exercice de ses fonctions qu’à la loi » (Article 5) et que « Le magistrat bénéficie de l’immunité judiciaire et ne peut être poursuivi ou arrêté tant que cette immunité n’a pas été levée » (Article 6) !
3. Et que faire alors des règles définissant le statut des magistrats(1), dont l’article 18, tel que modifié par la loi organique n ° 85-79 du 11 août 1985, aux termes duquel « Sont formellement interdites aux membres du corps judiciaire, la grève et toute action concertée de nature à perturber, entraver ou arrêter le fonctionnement des juridictions ». La même interdiction est formellement inscrite dans les lois organisant le statut des magistrats dans la plupart des Etats autrement plus enracinés dans les traditions démocratiques. Ainsi en France, par exemple, les magistrats sont clairement exclus de l’exercice du droit de grève depuis la loi du 22 décembre 1958 dont l’article 10 interdit «…toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions».
4. Comment, plus précisément, l’Association tunisienne des magistrats en est-elle arrivée là, au mépris du « droit de réserve », corollaire inséparable de l’indépendance des juges à l’égard du pouvoir exécutif, appelant les juges à « …s'abstenir de tout acte ou comportement susceptibles de porter atteinte à l'honneur de la profession » (Article 24 (nouveau), tel que modifié par la loi organique n ° 2005-81 du 4 août 2005), à ne pas tenir des propos à l’emporte-pièce et à ne pas formuler des critiques de nature à compromettre la confiance que leurs fonctions doivent inspirer aux justiciables ?
5. Comment, au surplus, le bureau exécutif de l’ATM en est-il arrivé à appeler les juges tunisiens à un rassemblement de protestation, en robe, et ce, au mépris des « obligations de délicatesse, loyauté et dignité » auxquelles les magistrats sont normalement tenus et qui sont résumées dans le serment prononcé au moment de la prise de leurs fonctions et dont tout manquement constitue une faute disciplinaire ?
Le droit de grève élevé par l’article 36 de la Constitution au rang d’un droit absolu?
6. D’aucuns seraient tentés de rétorquer que les magistrats en grève exercent en fait un droit qui est désormais reconnu par l’article 36 de la Constitution, élevant le droit de grève au rang d’un droit constitutionnel absolu. En effet, aux termes dudit article 36, « Le droit syndical est garanti, y compris le droit de grève …». La seule restriction apportée à ce droit est qu’il ne s’applique pas à l’Armée nationale ni aux forces de sécurité intérieure et aux douanes. Aucune autre restriction n’est apportée expressément à ce droit.
7. Nous sommes certainement là au cœur de la difficulté ! Il n’est pas d’usage, en effet, qu’une constitution consacre une conception aussi absolutiste du droit de grève, ainsi élevé par la Constitution Tunisienne au rang d’un droit quasiment inviolable et sacré, bénéficiant d’une vénération quasi-religieuse !
• La Constitution française de 1958, par exemple, n’a pas mentionné expressément le droit de grève mais elle renvoie au Préambule de la Constitution de 1946 qui exige, quant à lui, que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Partant, le Conseil constitutionnel a considéré, dès 1979, que le droit de grève peut être soumis à des limitations qui « peuvent aller jusqu’à (son) interdiction ( ) aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays »(2) .
• La Suisse, pays siège des organisations internationales, y compris le Haut-Commissariat aux droits de l’homme et l’Organisation internationale du travail (OIT), reconnait bien dans sa nouvelle Constitution fédérale du 18 avril 1999 le droit de grève, mais l’article 28, alinéas 3 et 4, précise que : « La grève et le lock-out sont licites quand ils se rapportent aux relations de travail et sont conformes aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation.
La loi peut interdire le recours à la grève à certaines catégories de personnes ».
8. En droit européen, seule la liberté syndicale est consacrée expressément dans la Convention européenne des droits de l’homme (Article 11)(3). Partant, la Cour de Strasbourg a été amenée à refuser de faire du droit de grève un élément essentiel de cette liberté(4).
9. En droit international, le droit de grève a reçu une consécration expresse dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui reconnait, à l’article 8, le droit syndical, y compris le droit de grève, en précisant toutefois que ce droit est « [...] exercé conformément aux lois de chaque pays…»(5).
10. Interprétant les dispositions de la Convention (n° 87) de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948) et de la Convention (n° 151) de l’OIT sur les relations de travail dans la fonction publique, le Comité de la liberté syndicale et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT ont précisé au fil des ans une série de points, y compris les catégories de personnes susceptibles d’être privées du droit de grève, à savoir en particulier «[...] les fonctionnaires qui exercent des fonctions d’autorité au nom de l’Etat»(6).
11. Nous mesurons, dans ces conditions, à quels points la grève déclenchée par les magistrats en Tunisie constitue une hérésie en allant au-delà des limites fixées par les lois et pratiques des systèmes juridiques qui prêtent à comparaison et par les instruments internationaux de référence.
12. Comment résoudre toutes ces difficultés qui risquent d’ébranler la confiance des citoyens dans l’un des piliers de l’Etat démocratique fondé sur les libertés dans le respect de la loi et des institutions ?
Deux options se présentent
13. La première option est que Le gouvernement laisse filer. Les juges auront gagné. On peut d’ailleurs dire qu’ils ont déjà gagné, car il est bien peu imaginable que, vu le rapport de force, le discours populiste rampant et la tendance effrénée au démantèlement de l’Etat, y compris – hélas – de la part des personnes investies des plus hautes fonctions, des suites soient données à ce mouvement de grève ou que des poursuites disciplinaires puissent même être engagées, ou encore que des retenues de salaires soient effectuées correspondant aux cinq jours d’arrêt de travail ainsi délibérément décidés;
14. La deuxième option serait de réviser l’article 36 de la Constitution et d’étendre l’interdiction du recours à la grève à tous ceux qui exercent l’autorité au nom de l’Etat. L’option est pour l’heure rendue difficile par l’article 49 de la Constitution selon lequel « aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l’Homme et aux libertés garanties par la présente Constitution».
Il faudra bien pourtant s’y résoudre si l’Etat dans son ensemble veut garder une partie importante de sa substance ! C’est l’usage abusif des droits et libertés reconnus par la Constitution du 27 janvier 2014 qui peut justifier la révision indispensable de ce droit constitutionnel qu’est le droit de grève, de façon à garantir que son exercice ne soit pas rendu illicite par l’action de ceux-là mêmes qui sont appelés à faire respecter la loi !
15. Autrement, d’autres détenteurs de l’autorité pourraient un jour figurer sur la liste des grévistes, dès lors qu’ils ne font pas partie des citoyens expressément exceptés de l’exercice de ce droit par l’article 36 de la Constitution, à savoir les personnels pénitentiaires, les agents de la protection civile, voire les gouverneurs, les délégués, et pourquoi pas les députés de l’Assemblée des représentants du Peuple et les ministres eux-mêmes et le Chef du Gouvernement à leur tête. Seul le Président de la République, « chef de l’État et symbole de son unité » (Article 72 de la Constitution) et « chef suprême des forces armées » (Article 77 de la Constitution) continuera alors à garder les structures d’un Etat dont plus rien n’aura plus tenu !
Restaurer les piliers de l’Etat et les valeurs de la République !
16. Faut-il se résigner et accepter que l’on continue à démanteler l’Etat et les valeurs de la République ? Un sursaut citoyen collectif n’est-il pas rendu plus que jamais nécessaire en vue de sauver le pays de l’état d’anomie et de déliquescence dans lequel il est plongé, de restaurer les piliers de l’État et de préparer une vision globale d’une politique républicaine qui résiste au chaos et propose des stratégies et des programmes pour promouvoir l’État, réformer les politiques et ouvrir de nouvelles perspectives de développement à même de réactiver l’ascenseur social et de permettre aux Tunisiens, notamment aux plus jeunes, de réinscrire la Tunisie dans leur confiance !
Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
1)Loi n° 67-29 du 14 juillet 1967, relative à l’organisation judiciaire, au conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature, telle que modifiée et complétée par les lois ultérieures, dont la dernière est la loi organique n°2005-81 du 4 août 2005- J.O.R.T n°64 du 12 août 2005.
2)Conseil constitutionnel, 25 juillet 1979, n° 79-105 DC, cons. 1.
3)Article 11 CEDH - Liberté de réunion et d’association
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. ».
4) CEDH, 8 aril 2014, n° 31045/10, National union of rail, maritime and transport workers v. UK.
5) Article 8 du Pacte: « 1. Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à assurer:
a) Le droit qu'a toute personne de former avec d'autres des syndicats et de s'affilier au syndicat de son choix, sous la seule réserve des règles fixées par l'organisation intéressée, en vue de favoriser et de protéger ses intérêts économiques et sociaux. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale ou de l'ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d'autrui.
b) Le droit qu'ont les syndicats de former des fédérations ou des confédérations nationales et le droit qu'ont celles-ci de former des organisations syndicales internationales ou de s'y affilier.
c) Le droit qu'ont les syndicats d'exercer librement leur activité, sans limitations autres que celles qui sont prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale ou de l'ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d'autrui.
d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays.
2. Le présent article n'empêche pas de soumettre à des restrictions légales l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique.
3. Aucune disposition du présent article ne permet aux Etats parties à la Convention de 1948 de l'Organisation internationale du Travail concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de prendre des mesures législatives portant atteinte -- ou d'appliquer la loi de façon à porter atteinte -- aux garanties prévues dans ladite convention ».
6) Recueil, para. 534; Voir aussi para. 492.
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