Mohamed Larbi Bouguerra: Nos déchets et ceux des autres
Par Mohamed Larbi Bouguerra - A l’heure où l’on fête le 64ème anniversaire de la Douane tunisienne, il est clair que l’obscure affaire des containers de déchets en provenance d’Italie tombe fort mal!
Pourquoi, en effet, un Tunisien consent-il - a la barbe de la Douane? - à importer dans son pays natal les déchets, les ordures et les poubelles des hôpitaux des Italiens, voire peut être leurs produis radioactifs?
D’abord, bien sûr le profit, le lucre, l’argent qui n’a pas d’odeur comme disait déjà l’empereur romain Vespasien à son fils quand il avait imposé une taxe sur les latrines. Bien sûr, pour profiter de cet argent, il faut avoir le nez bouché à l’émeri et l’esprit fermé à l’éthique.
Ensuite, il y a aussi la mafia - comment parler affaires en Italie sans évoquer la Pieuvre - la Cosa Nostra sicilienne, mourante dit-on, la Camorra napolitaine qui a mis la main, dans la région, sur les déchets depuis des décennies et la puissante La’Ndrangeta calabraise, multinationale du crime présente sur les cinq continents?
Ensuite, il y a l’écœurant spectacle de nos propres déchets jonchant nos rues, nos routes, nos oliveraies et s’exposant sans vergogne même à l’entrée de nos hôpitaux universitaires. Ce Tunisien a dû se dire : «quelques tonnes de plus ou de moins…» en prenant prétexte de la vue et des miasmes de ces ignobles containers odoriférants, débordants, jamais nettoyés, jamais fermés et abritant des hordes de chats, de chiens, de rats, d’insectes et de reptiles divers qui ornent nos villes et nos îles, même les plus touristiques. «L’attention à la propreté est faite pour le regard et l’odorat» écrit le sociologue Georges Vigarello dans son ouvrage «Le propre et le sale» (Editions du Seuil, Paris, 1985)
Bien sûr, tout organisme, pour vivre, produit des déchets, des excreta via son métabolisme normal; mais il y a également une socialisation par la lutte contre le déchet car la saleté reste une offense, une atteinte à l’ordre.
Nettoyer demeure un «acte de fabrication du social» au premier chef, un marqueur du «processus de civilisation» pour le sociologue allemand Norbert Elias.
Nos responsables ont constamment failli à cette tâche, celle de la fabrication du social aux terribles conséquences sur toute la population et son environnement. Atteinte à l’ordre, nos déchets autorisent toutes les déviances, tous les comportements asociaux.
Il faut donc bien mépriser son pays natal, sa société d’origine pour lui infliger cette marque suprême d’indignité: recueillir les déchets du métabolisme des autres. Il est vrai que nos municipalités et le comportement de certains de nos concitoyens vis-à-vis de leurs déchets lui ont facilité, dans une certaine mesure, la tâche!
Les travers de la société de consommation
Nos édiles devraient suivre l’exemple des quelques villes qui, depuis la fin des années 1990, ont pris des initiatives « zéro déchet » comme Capannori en Italie - oui en Italie - et San Francisco, Oakland, New York, San Diégo, Dallas aux Etats Unis et aussi au Brésil, en Nouvelle Zélande, au Japon. Ces cités essaient de réduire leurs déchets, de les réutiliser ou de les recycler. C’est peut-être plus utile que la caisse de Zakat du Kram!
Est-il possible de suivre l’exemple de ces villes chez nous? Il semblerait qu’il y ait de timides tentatives mais comment oublier que les sacs noirs et en plastique n’ont jamais disparu chez nous? En dépit de maintes gesticulations du gouvernement ! Comment oublier la récente tragi-comédie des sacs en plastique pour l’emballage du ciment? Les lobbies, eux, ne voient pas plus loin que leurs livres de compte et la satisfaction de leurs actionnaires. Ils se battent l’œil des retombées environnementales - comme ces canalisations bouchées par les sacs et les emballages en plastique qui causent nos bien régulières « inondations catastrophiques » et infligent tout aussi régulièrement des pertes aux éleveurs dont le bétail meurt pour avoir ingéré du plastique. Pour ne rien dire de la faune sauvage et de la biodiversité.
Même l’ancien président Barak Obama ne peut s’empêcher, dans son récent livre, de clouer au pilori ces capitalistes «qui élisent des responsables dont le seul souci est de déréglementer, de sabrer les budgets des organismes de contrôle…, de dénigrer les fonctionnaires.» (Le Monde, 23 novembre 2020)
De son côté, le président Emmanuel Macron, parlant devant l’OIT à Genève, a déclaré le 11 juin 2019 « Quelque chose ne fonctionne plus dans ce capitalisme qui profite de plus en plus à quelques-uns.»
Notre manière d’être au monde
La philosophe Cynthia Fleury affirme : «Notre relation aux déchets dit… assez explicitement notre manière d’être au monde, de l’habiter au sens métaphysique, et au sens physique tout court.»
Ce Tunisien qui a fait débarquer des containers de déchets italiens au port de Sousse prend notre pays pour l’Albanie. Ce pays autorise depuis 2003 l’importation des déchets, «les textes législatifs étant tour à tour plus ou moins restrictifs quant au respect des critères environnementaux et de la citoyenneté environnementale. Les décharges sont à ciel ouvert, et les liens entre le gouvernement et les mafias locales tout à fait réels en matière de gestion des ordures.» (L’Humanité, 4 mai 2017, p. 17).
Ce Tunisien est probablement un adepte de Larry Summers, cet Américain tantôt président puis professeur à l’Université Harvard, tantôt conseiller politique puis ministre du Trésor du président américain.
Cet homme avait défrayé la chronique en 2006 à la suite de déclarations justifiant le fait d’utiliser les pays du Sud comme les poubelles à prix cassés des déchets du Nord, car «la théorie économique» (capitaliste) prouvait que cette stratégie était rationnelle et «optimale». Voici en quels termes fleuris ces choses-là (indignes) sont dites :
« Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués ; la qualité de l’air y est probablement d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico [...] Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés [...] et se préoccuper davantage d’un facteur aggravant les risques d’un cancer de la prostate dans un pays où les gens vivent assez vieux pour avoir cette maladie, que dans un autre pays où deux cents enfants sur mille meurent avant d’avoir l’âge de cinq ans. [...] Le calcul du coût d’une pollution dangereuse pour la santé dépend des profits absorbés par l’accroissement de la morbidité et de la mortalité. De ce point de vue, une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où ce coût est le plus faible, autrement dit où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. »
Aucun critère d’éthique ne trouble ces «théories» économiques dans la «rationalité» malade de leur choix. Et si pour le Prix Nobel d’économie indien Amartya Sen «l’économie est une science morale», pour les Summers et leurs aficionados, il n’en est rien: le fric, les jetons de présence et les profits des plus puissants d’abord!
Ce fuyard, ce Tunisien importateur de déchets avec leurs miasmes et leur nocivité veut faire mentir Gustave Flaubert. L’auteur de Salammbô disait en effet, parlant de notre pays : «L’air est si doux qu’il empêche de mourir.» Pour garder cet air si pur, notre gouvernement arrivera-t-il à renvoyer ces containers italiens à l’envoyeur?
Quant à notre justice - quand elle aura achevé sa grève – elle devrait s’occuper de cet homme et lui faire rendre compte. Inchallah! Et la douane nationale nous doit des explications.
Mohamed Larbi Bouguerra
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