Hamadi Redissi: Bouazizi, le martyr et la victime émissaire
Par Hamadi Redissi - Giflé, dit-on, par une préposée aux services municipaux et éconduit par le gouverneur de la ville, il s’immole par le feu, le 17 décembre 2011. Nom : Mohamed Bouazizi. Âge: 27 ans. Profession: vendeur de fruits et légumes à l’étal. Le visage émacié, le regard un rien mélancolique, il est immortalisé par une photo qui a fait le tour du monde. On s’arrache ses reliques, on visite sa tombe, on lui dédie des poèmes, on lui donne des noms de rue. Des sites partagent sa douleur et la caméra s’empare de sa légende. La version des faits est moins idyllique. Mais qu’importe ! Les Grecs non plus ne croyaient pas tout à fait à leurs mythes. Plus puissant que les faits, le mythe se rit de la vérité, autant que « l’histoire se rit de l’origine », disait Foucault.
A quoi sert le rituel
Depuis Gabriel Tarde, les sociologues n’aiment guère expliquer la relation sociale par l’imitation. Pourtant, le geste fatal de Bouazizi suscite un étrange effet mimétique. Cela se passe comme lors d’un rituel : dans l’enceinte du gouvernorat, à proximité d’une caserne, face à un établissement public, le jeune s’asperge d’essence et y met le feu. Il succombe à ses blessures ; au mieux il en sort à jamais défiguré. On dénombre une dizaine de cas entre décembre 2010 et le 14 janvier 2011. La révolution amplifie ce que René Girard appelle la «mimésis d’appropriation». Au mois de juin, Zouhair Hechmi professeur à l’hôpital Razi des maladies mentales, parle de 111 cas (80 hommes et 31 femmes) dont 69 par le feu. Au total, pas moins de 405 suicides (221cas en 2011et 184 les neuf premiers mois de 2012), soit près de la moitié des 918 suicides recensés par les services de la médecine légale entre 1994 et 2005 . Pourquoi tant de suicidés ? Si on se reporte à Durkheim, «le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration de la société religieuse, domestique et politique ». De par sa confession, le musulman (comme le juif et le catholique) n’est pas exposé au suicide, à moins qu’il ne s’agisse d’un suicide «altruiste obligatoire», le jihad, non invoqué en l’espèce. En lien avec la société domestique, la solidarité familiale semble prémunir le Tunisien du désespoir. En revanche, le rapport au politique fournit une clé interprétative : comment expliquer tant de suicides alors que les révolutions sont censées raviver le sentiment d'intégration ? Bien de raisons sont avancées à la détresse, à commencer par un chômage de longue durée frappant une population particulièrement jeune, l’absence d’écoute et de protection mentale, enfin la médiatisation excessive d’un acte énigmatique. Ainsi, au moment où la collectivité est soudée par l’espoir, les suicidés ressentent la révolution comme une véritable « anomie sociale », une absence de normes sociales qui affecte en priorité les classes favorisées, épargnant les pauvres préservés du suicide «anomique», écrit Durkheim. Tout le contraire du «type Bouazizi», jeune célibataire pauvre et chargé de famille. Il se donne une mort «égoïste» (elle est pour lui-même) aux effets « altruistes » inattendus, délestés de toute éthique jihadiste.
Le retournement du jihad
A l'inverse du suicide égoïste dû à un manque d'intégration, le suicidé altruiste se sacrifie pour quelque chose d'impersonnel et de supérieur à lui. Contrairement aux suicidés jihadistes qui partent avec leurs victimes en lambeaux, Bouazizi s’en va tout seul. Bouazizi n’est pas un martyr chrétien accueillant la mort avec joie, et pas davantage un martyr musulman combattant sur le chemin de Dieu. Il s’est suicidé ! Or, de l’avis unanime des jurisconsultes, le suicide est interdit en islam. Le mufti de la République (Othman Battikh) le rappelait pour la circonstance après la première vague d’immolations : le suicide est un crime (contre la vie) et son auteur ne mérite ni les prières ni les lotions d’usage. Paria, il se devra même pas être enterré dans un cimetière musulman.
Le malaise est évident : Bouazizi est-il un martyr (chahid) ? Autant les fatwas d’époque encourageaient à la révolte contre les tyrans arabes, autant elles étaient discrètes sur la chahada de Bouazzi. Tout au plus, lui a-t-on souhaité la miséricorde divine. Mais la douleur d’une mère vaut toutes les fatwas : «Grâce à Dieu, il vit. Il n’est pas mort». Je me rappelle m’être rendu à Sidi Bouzid avec Abdelwahab Meddeb et Fadhel Jaziri. J’ai remarqué qu’intuitivement, les gens de Sidi Bouzid ont traduit ce malaise par un graffiti sur les murs, indiquant que « le premier » martyr est «x…» (et non Bouazizi). Intrigué, je pose la question. Tous me répondent : « Parce qu’il a été tué par balles » ; il ne s’est pas donné la mort. Sauvé in extremis, un père de famille de 46 ans bat sa coulpe : «Je sais que mon acte est interdit par la religion et par la loi». Qu’est-ce qui explique qu’on ressente de la compassion pour Bouazizi et de la révulsion pour les suicidés-kamikazes ? La réponse est stoïque : se donner la mort au lieu de la donner est plus digne. Elle est aussi politique : mourir pour la liberté est un témoignage (chahada), supérieur à toute autre. En vérité, le geste de Bouazizi est en marge de la théologie revisitée. Plus précisément, il «laïcise» la notion de martyr, désormais prise au plus près de sa signification première : témoigner. A l’extrême opposé du jihad meurtrier. Dans ce choc des martyrologies, la ferveur religieuse semble refluer en faveur d’une mystique libertaire. Désormais, ceux qui meurent désarmés pour la liberté sont les vrais martyrs.
Bouazizi est rattrapé par sa propre saga. Il est mort, a-t-on dit, pour effacer un affront. Mais cette gifle a-t-elle vraiment eu lieu ? Au tribunal, l’officier de police Fédia Hamdi, aux arrêts depuis l’incident, clame son innocence. Elle est appuyée par l’enquête policière, confirmée par de nombreux témoins oculaires appelés à la barre. Nul n’a vu la claque, à l’exception d’un repris de justice, un Judas ! « Dans un geste de pardon », la famille Bouazizi sauve l’honneur de toutes les tribus en retirant sa plainte. En ordonnant un non-lieu, le juge met fin au psychodrame. Reconnue innocente par la justice, Fédia est à jamais coupable aux yeux de l’histoire. Elle ébrèche la vérité de l’homme Bouazizi, mais le mythe a déjà précédé l’histoire. A sa sortie d’audience, le 19 avril 2011, elle s’empare de nouveau du chahid, décidément à sa portée : «Que Dieu ait pitié de son âme! Il était tout autant que moi innocent, victime de toutes les injustices». Bouazizi et Fédia sont deux figures qui hantent la Tunisie. Bouazizi porte toute la misère d’un pays inhospitalier à ses propres enfants. Et Fédia est une victime émissaire, à proprement parler celle qui porte le fardeau des fautes d’autrui. Dix ans après, ils se font face-à-face, l’Insoumis à l’assaut du Pouvoir. Comme toujours.
Hamadi Redissi
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