Devenir Memmi ou l'histoire d'un enfant juif tunisois dans les années 20
Par Guy Dugas - C’est l’histoire d’un enfant défavorisé, né en 1920 dans les quartiers les plus déshérités de la Tunis coloniale, aîné d’une famille nombreuse difficilement assumée par un père bourrelier s’épuisant à la tâche, l’histoire d’un enfant introverti, qui tarde à parler, qui découvre à 7 ans que «le pauvre patois du ghetto», bien suffisant pour partager le quotidien, ne peut en aucune façon lui ouvrir les portes d’un avenir qu’il entrevoit déjà bien loin de cette «Tunisie d’opérette» et de cette communauté condamnée.
Cest l’histoire d’un élève brillant, tôt remarqué par ses maîtres de l’Alliance israélite universelle qui l’orientent vers le prestigieux lycée Carnot et, dés lors, de diverses rencontres marquantes : celle d’une langue dont la beauté le touche et qui deviendra son outil de travail, l’éloignant‘ du petit cercle originel, celle de copains de toutes les communautés de la Tunisie plurielle de l’entre-deux-guerres, celle, enfin, de maîtres européens dont deux – le poète Jean Amrouche et le philosophe Aimé Patri – deviendront à jamais ses mentors très écoutés. L’histoire d’un jeune homme intelligent et ouvert, prompt à s’interroger sur le monde qui l’entoure, mais profondément pacifiste et rétif à tout engagement.
De gauche à droite : Germaine Memmi, une inconnue, Paul Sebag, Claude Roy, Albert Memmi (mains sur la tête) et le peintre Abdelaziz Gorgi, à Tunis, dans les années 1950.
Fonds patrimoine méditerranéen, université montpellier III
C’est dès lors l’apparition d’un antagonisme entre action (action sportive, désir d’agir pour l’amélioration de conditions d’existence de sa communauté) et connaissance (volonté de combler un retard linguistique et culturel dont le journal, véritable cahier d’exercices par moments, ne fait pas que témoigner), l’histoire de tentations intellectuelles multiples :« Souffr[ant] des idées », il songe à étudier la médecine afin d’« échapper un peu à la présence lancinante des problèmes » (24 janv. 1945), mais ceux-ci le ramènent sans cesse vers la philosophie ou les sciences humaines. Et, plus fort que tout, le désir d’écrire : de faire œuvre :
« Je cherche avec un besoin de plus en plus grand «le sujet», «mon œuvre».
Je suis sûr maintenant que je ne suis pas seulement un chercheur. La connaissance, aussi indispensable qu’elle est à ma vie, ne me comblera pas. Il me faut créer. Je suis un créateur. J’ai besoin de vivre ce que je pense. » (mars 1942)
Le sujet, qui sera celui de son premier roman, La Statue de sel, est d’ailleurs très tôt trouvé – qui fera de son œuvre une bonne action en portant témoignage pour le siens :
«Je compte écrire une espèce de roman autobiographique où je raconterai l’éloignement progressif d’un jeune homme de son milieu, de ses amis, pour rentrer en lui-même et à la découverte de la Connaissance. Large utilisation de mon journal.» (mars 1942)
La guerre viendra toutefois mettre fin à tous ces rêves et à toutes ces interrogations : le numerus clausus, décrété à l’automne 1942, va conditionner l’orientation et l’engagement va devenir nécessité lorsque quelques semaines plus tard, les forces d’occupation en Tunisie vont exiger de la communauté juive qu’elle leur fournisse par centaines des travailleurs forcés. Des camps de travail se créent alors un peu partout dans le Beylick – et Albert Memmi, comme bien d’autres, en fera l’amère expérience au printemps 1943 (lire : Journal de guerre 1939-1943 et autres textes de circonstance. Cnrs éditions, coll. Biblis, 2019).
Lorsque la guerre se termine, le jeune homme n’est déjà plus le même : il sait désormais qu’il ne sera pas médecin : pour vivre et aider sa famille, il a été obligé d’accepter un poste de surveillant d’internat, dont il démissionne au moment où est promulgué le statut des juifs d’AFN. Dans Alger encore en guerre, il entreprend, dans des conditions difficiles, une propédeutique en philosophie. Plus que tout, il a pris conscience du malheur d’être juif, il sait, ayant appris des graves événements qui secouent le monde, son appartenance à une communauté partout minorée, mal armée pour se défendre des graves dangers qu’elle court : l’impasse, la hara, la bourrellerie… tout cela relève d’un monde fini ; l’avenir est sans doute ailleurs.
Ailleurs… Sans la moindre aide ni le moindre appui, malade et avec comme seul bagage un certificat de licence en psychologie, Albert Memmi débarque à Paris un jour de septembre 1945, en compagnie de son ami Michou qui veut être comédien et y parviendra, il s’installe dans un hôtel miteux de la rue de Vaugirard. Par bonheur, son maître Jean Amrouche est lui aussi depuis peu à Paris, où il dirige les éditions Charlot qui viennent de s’installer en France. Voyant l’état d’épuisement physique de son élève, celui-ci parvient à le faire admettre dans un sanatorium alpin, où Memmi séjournera trois semaines, avant de se mesurer à la vie parisienne, ses plaisirs et ses joutes philosophiques ou politiques.
Ce sera donc la Sorbonne : de quoi vous dégoûter à vie de la philosophie, dont Memmi tentera par trois fois l’agrégation, sans succès. Et toujours, chevillé au corps ce désir d’écrire, qui le conduit à faire ses premières armes aux côtés d’A.Patri, dans la revue Paru que celui-ci dirige, puis à prendre en charge la revue des étudiants juifs, Hillel, et à envisager avec l’aide d’Amrouche la création d’une collection aux éditions Charlot.
Ce sera aussi en décembre 1946 le mariage avec une Alsacienne catholique, blonde aux yeux bleus, qui termine de brillantes études d’allemand et se destine à l’enseignement.
Mais le désir d’intégration que tout cela révèle reste contrebalancé par la nostalgie du pays natal et la volonté de ne pas se désolidariser des siens : moins de trois ans après son mariage, Memmi, sincèrement désireux d’œuvrer pour sa communauté et pour son pays, décide de rentrer en Tunisie, entraînant sa jeune épouse dans l’expérience douloureuse de l’exil au sein d’une société dont elle ne sait rien et qui ne sait rien d’elle. Expérience que Memmi racontera dans son deuxième roman, Agar (Corréa, 1955).
Ce retour au pays natal coïncide avec deux événements déterminants – l’un personnel : la plongée de Memmi dans l’écriture d’un premier roman, La Statue de sel, puis sa publication chez un grand éditeur français ; l’autre collectif : la libération nationale de la Tunisie dont Memmi est vite convaincu qu’elle deviendra un pays de langue arabe et de religion musulmane, excluant de fait toutes les minorités qui constituaient le Beylick (lire Tunisie, an 1.Cnrs éditions, coll. Biblis, 2017). Ce sera donc le retour à Paris, à la recherche de nouvelles hypothèses : un emploi, un logement assez vaste pour la famille qui s’est agrandie (deux enfants sont nés en Tunisie)…
Et toujours cette question lancinante posée par le héros de La Statue de sel: «Qui suis-je ?»
Qu’est-ce que je fais ici ou là ? Qui suis-je ? Deux questions existentielles trop graves pour être traitées par la fiction. Pour y répondre, Memmi va devoir forger un genre spécifique, le portrait : en 1957, il publie Portrait du colonisé, précédé d’un Portrait du colonisateur où il se découvre un statut médian entre l’un et l’autre, puis, cinq ans plus tard, Portrait d’un Juif où il se penche sur le malheur d’être juif. Sous le double parrainage de Sartre et de Camus, sa double carrière de romancier et de penseur de toutes les formes de domination est lancée ; il est devenu Albert Memmi.
Mais déjà se profilent de nouveaux obstacles, de nouveaux challenges et de nouveaux combats : la création de l’Etat d’Israël conduisant à la guerre du Sinaï (octobre 1956), la fin de la guerre d’Algérie et déjà les difficultés des décolonisations au Maghreb pressenties dès un retour en Tunisie à l’été 1963 (lire Mon retour à Tipasa, suivi de Lettre à un jeune Tunisien. Alger/Lunel, El Kalima éd., collection Petits Inédits Maghrébins, 2021). Interrogations au plan personnel aussi : comment s’intégrer dans la vie politique, sociale et surtout professionnelle dans ce pays où l’on est si peu attendu ? Il faudra faire venir en France les parents vieillissants, mais comment supporteront-ils cet exil ?
Par bonheur, il y a ce journal, compagnon des bons et des mauvais jours, fidèlement tenu depuis l’âge de 16 ans, réceptacle de tous ses états d’âme et laboratoire de toutes ses œuvres, riche des hypothèses infinies qu’offrent une carrière à peine lancée, une existence à peine entamée. Un journal qu’il considère comme un genre à part entière, popularisé par ses maîtres en littérature : Montaigne, Rousseau ou Gide et dont il ne cesse d’envisager la publication.
Albert Memmi: Les Hypothèses infinies
Journal I : 1936-1962.
Edition génétique et critique établie et annotée par Guy Dugas.
Paris, Cnrs éditions, coll. Planète libre, 2021, 1435 pp, 45€.
Guy Dugas
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