Les mémoires d'Abdelwahab Ben Ayed : l'exaltant parcours d'un capitaine d'industrie hors-normes
Par Mohamed Fessi - Dans ses mémoires, le livre qui vient d’être édité (par AC Editions), Abdelwahab Ben Ayed relate une double histoire : la sienne et celle de Poulina, le groupe qu’il avait fondé au mitan des années 1960.
Le livre se lit d’une traite et fourmille d’anecdotes. On y découvre, entre autres, les circonstances dans lesquelles Poulina fut créée (à l’époque, le pays connaissait de grandes difficultés sociales et économiques à cause de la politique collectiviste), les conditions qui avaient présidé à son développement et les menaces et les convoitises dont elle a fait l’objet de la part des proches de l’ancien homme fort du pays.
Plus que les raisons du succès de la petite société d’élevage de poulets, créée avec quelques parents et amis en 1967, et devenue en cinquante ans un géant de l’élevage, de l’industrie et du service de presque trois milliards de dinars de chiffre d’affaires cumulé, employant directement plus de quatorze mille personnes, c’est le parcours personnel de son fondateur qui interpelle et fascine le lecteur.
Dès mon premier contact avec Abdelwaheb Ben Ayed qui remonte à l’année 1997, j’avais vite noté que pour comprendre les raisons du succès de Poulina, il fallait aller au-delà des facteurs managériaux ayant trait au mode de gouvernance et aux systèmes de gestion mis en place au sein du groupe. Mon impression était que la réussite de ce grand groupe multi-activités tient avant tout à la personnalité de son fondateur. Aujourd’hui, la lecture de ses mémoires me confirme dans cette intuition. C’est la raison pour laquelle je ne parlerai pas ici ni du mode de gouvernance ni de la panoplie de valeurs fondamentales, qu’il est convenu d’appeler « culture d’entreprise », de Poulina ; le livre les expose dans le détail. L’idée que je voudrais faire passer à travers ces quelques lignes, est qu’il n’y a pas de grands projets sans grandes ambitions ; ni de grandes ambitions sans grands hommes (ou femmes) pour les porter. Assurément, Abdelwaheb Ben Ayed en fait partie.
Sans la personnalité singulière et les qualités intrinsèques de son fondateur, Poulina n’aurait jamais pu être le fleuron qu’il est aujourd’hui : un groupe composé de plus de cent filiales, opérant dans des secteurs aussi divers que variés. Certes, au cours des premières années de son développement, le nom Poulina était associé à sa filière historique, celle de l’élevage et de la fabrication d’aliments composés, mais, aujourd’hui, le groupe est présent dans tous les secteurs de l’économie du pays, de la fabrication du bois et de la céramique, aux services à forte valeur ajoutée comme le clouding, en passant par le tourisme et les loisirs.
De nos jours, il est de bon ton de vilipender les grandes entreprises, alors qu'elles sont à l'origine d'une part non négligeable de la richesse créée dans le secteur marchand, et sont une véritable locomotive en matière de croissance, d'investissement et d’emploi. Et ces entreprises doivent leur réussite, entre autres, au parcours singulier et à la personnalité de leurs fondateurs. Cette race d’entrepreneurs, en voie d’extinction, qui est le reflet d’une Tunisie –d’antan- pétrie de morale et du sens du devoir.
Le livre se compose de dix-huit chapitres regroupés en trois parties. Les propos de l’auteur alternent entre la description neutre et analytique du parcours de Poulina -un parcours emblématique de cet élan qui a poussé un certain nombre d’entrepreneurs à profiter du virage libéral, amorcé au début des années 1970 par le gouvernement de Hédi Nouira suite à l’échec cuisant de l’expérience collectiviste- et la nostalgie, surtout lorsqu’il évoque ses années d’enfance et de jeunesse.
De la lecture des chapitres qui retracent la vie et le parcours professionnel de Abdelwaheb Ben Ayed, je retiens qu’il fut à la fois:
1- Un grand visionnaire doublé d’un fin stratège
Pour connaitre le succès, une entreprise doit faire des choix stratégiques qui lui confèrent une certaine singularité. Le problème est qu’elle ne saura qu’à posteriori si elle a fait les bons choix. Abdelwaheb Ben Ayed faisait partie des dirigeants qui ont bien compris que, même s’il n’y a pas de recette miracle, il vaut mieux partir d’un besoin du client non satisfait ou mal satisfait par les autres entreprises et que l’innovation est une source de différenciation et de succès. Depuis sa création, Poulina n’a jamais cessé d’innover, de susciter et anticiper les besoins du client. Le poulet élevé de manière industrielle, la dinde, la margarine, les plats cuisinés, etc. ont révolutionné les habitudes alimentaires du consommateur tunisien.
2- Un travailleur acharné qui va au bout de ses rêves
« A 80 ans passés, je garde mon rythme de travail de sept jours sur sept… Les jours de congé et de fermeture annuelle des bureaux sont également des jours de travail pour moi ». C’est par cette phrase que débute le chapitre intitulé « Une volonté de fer ».
Une des leçons qu’on pourrait tirer des mémoires d'Abdelwaheb Ben Ayed est que, dans un pays dépourvu de richesses naturelles, les Tunisiens ne pourront vivre dignement que grâce à la sueur de leur front. Abdelwaheb Ben Ayed a fait de la valeur travail une valeur sacrée, et il nous apporte la preuve que le labeur paie et qu’il ne faut jamais renoncer à ses rêves.
3- Le devoir d’exemplarité
En politique comme dans le domaine du management, ce que l'on fait est plus important que ce que l'on dit, car s’il est vrai que la charge du symbole est très importante, il n’en demeure pas moins vari que les résultats comptent autant, sinon plus. Pendant plus d’un demi-siècle, à la tête de Poulina, Abdelwaheb Ben Ayed a érigé le devoir d’exemplarité en un principe absolu. Quand il édicte une règle de conduite, il se l’applique d’abord à lui-même, conscient du pouvoir de l’exemple et du fait que la désorganisation commence toujours en haut de l’échelle avant d’atteindre des niveaux plus bas.
4- Une grande fidélité
Plus de cinquante ans après sa création, Poulina a toujours les mêmes actionnaires de référence. Aucun d’eux ne s’était jamais senti exclu ni spolié. Une des morales que je tire de la lecture de ses mémoires est qu'Abdelwaheb Ben Ayed s’inscrit en faux contre les théories du capitalisme qui mettent en avant les intérêts financiers et mercantiles au détriment des relations humaines et sociales. Pour lui, la fidélité aux personnes qui l’ont accompagné tout au long de son parcours, aussi bien les actionnaires que les cadres du groupe, et la cohésion des relations humaines ont la prégnance sur le profit et les considérations d’ordre matériel.
5- Les vertus de la méritocratie
Compte tenu de la taille et de la structure de Poulina, la méritocratie est toujours apparue comme le meilleur moyen à même d’assurer l’objectivité dans les évaluations, la justesse dans les décisions d’affectation des responsabilités ainsi que l’équité dans la rétribution. A Poulina, il y a toujours eu une séparation totale entre possession du capital et management, dans la mesure où les postes de direction exécutive sont confiés à des personnes connues pour leurs compétences. Les résultats, la valeur ajoutée et les compétences sont les seuls éléments qui déterminent les postes et les responsabilités des cadres et des employés. Les actionnaires du groupe se sont interdit de confier des postes de responsabilité, directement ou indirectement, à des parents ou à des proches.
6- Une grande humilité
Abdelwaheb Ben Ayed parle de ses années d’enfance et de jeunesse - années de disette s’il en fut- avec simplicité, sans fard ni détour. C’est assurément les passages qui marqueront le plus le lecteur. On y découvre une personnalité d’un abord simple (une simplicité qui n'a rien d'une posture) modeste, humble et attachante. On y apprend que malgré le succès et l’argent gagné, Abdelwaheb Ben Ayed roulait dans une voiture de moyenne gamme, ne portait pas de montre, voyageait en seconde classe, n’aimait pas le luxe et le superflu et n’avait besoin d’aucun accessoire ostentatoire pour diriger son groupe, car il estimait que les personnes équilibrées sur le plan intellectuel, conscientes de leur force intérieure, n’ont pas besoin d’attributs matériels pour imposer le respect. Assurément, Abdelwaheb Ben Ayed était dans un état d’esprit peu commun.
7- Une rare cohérence
Pour clôturer mes propos, et si je dois choisir un seul mot pour qualifier aussi bien Abdelwaheb Ben Ayed que son œuvre, je choisirai le mot cohérence. Pour moi, la cohérence est le ciment qui a fait que tout ce qu’il a entrepris tient la route pendant plus d’un demi-siècle. Abdelwaheb Ben Ayed a toujours été cohérent avec lui-même, avec ses idéaux, avec ses moyens intellectuels et physiques. L’édifice que constitue un groupe composé de plus d’une centaine de filiales n’aurait pas tenu aussi longtemps si à la base il n’y avait pas une cohérence dans tout ce qu’a entrepris ce grand monsieur.
Mohamed Fessi
Expert comptable et consultant d’entreprises.
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