Jehan Desanges (1929-2021), grand historien du Maghreb antique et Tunisien de cœur, vient de nous quitter
Par Professeur Houcine Jaïdi - Le grand historien, décédé le 23 courant, était l’un des plus grands spécialistes de l’histoire ancienne du Maghreb. Il avait avec cette région des liens très forts qui remontaient au début des années 1950. Jeune agrégé de grammaire, il fut affecté en Algérie, en 1953, d’abord dans un lycée de Sétif puis jusqu’en 1957 dans un lycée algérois avant de s’installer à Tunis (1957-1959) où il enseigna , pendant une année au Lycée Carnot, puis en tant que chargé de cours, à la toute jeune Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Cette affectation à Tunis a été suivie d’un poste de chargé de cours à l’Université de Dakar (1959-1963) puis d’un deuxième séjour à Alger (1963-1964) où il enseigna l’histoire ancienne à l’Université avant d’être nommé à l’université de Nantes. De la douzaine d’années passées en Afrique, dont les deux tiers en Algérie et en Tunisie, est née une vocation scientifique précoce et une amitié indéfectible. L’annonce de son décès a lourdement attristé ses nombreux collègues et amis qui, en Tunisie comme ailleurs, réalisent combien son départ constitue une grande perte pour les sciences de l’Antiquité.
Une vocation scientifique née au Maghreb, dans les années 1950
Si grande soit-elle, la carrière universitaire de Jehan Desanges en France, avec ses deux étapes, d’une durée presque égale, d’abord à l’Université de Nantes de 1964 à 1976 puis à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de 1984 à 2003 où il a été chargé de conférences à partir de 1978 avant de devenir titulaire d’une chaire, ne doit pas nous faire oublier les années maghrébines de son parcours. Cette période a rapidement déterminé son engouement pour l’histoire ancienne du Maghreb, choisie, sa vie durant, comme un domaine d’étude privilégié.
En Algérie et en Tunisie, le jeune agrégé de grammaire, qui connaissait déjà bien l’apport des sources littéraires pour la connaissance du Maghreb antique, a pris connaissance des vestiges archéologiques omniprésents et des innombrables textes épigraphiques visibles sur site et dans les musées. La tentation d’en faire son domaine de recherche préféré ne tarda pas. Cette genèse d’une vocation, née au contact des traces matérielles d’une histoire ancienne longue et plurielle, est comparable à celles de nombreux jeunes historiens français. Exerçant dès le milieu des années 1950, à l’Université d’Alger et/ou à l’Institut des Hautes Etudes de Tunis puis à l’Université de Tunis, avec des séjours généralement courts mais décisifs, ils se sont parfois côtoyés avant de devenir la fine fleur des ‘’africanistes’’, spécialistes de l’histoire ancienne du Maghreb. En cela, Jehan Desanges rappelle fortement André Chastagnol, Noël Duval, Paul-Albert Février et Claude Lepelley. Ces jeunes, formés à bonne école et très motivés, venaient rejoindre en terre maghrébine Marcel Le Glay venu de France et Pierre Salama natif d’Alger, dont les premiers travaux se révélaient innovants et stimulants.
La thèse de Troisième cycle de Jehan Desanges, publiée à Dakar, en 1962, était un fruit remarquable des sept années passées en Algérie et en Tunisie. Elle avait été précédée, depuis 1956, de la publication des premiers articles parus au Maghreb, dans les Travaux de l’Institut de Recherches Sahariennes, la Revue africaine, Les Cahiers de Tunisie et le Bulletin d’Archéologie marocaine. Son titre, ‘’ Catalogue des tribus africaines de l’Antiquité classique, à l’Ouest du Nil’’, annonçait clairement que son auteur a choisi de quitter les sentiers battus et de s’occuper d’un pan de l’histoire du Maghreb antique qui n’avait pratiquement pas de place dans le champ des recherches de l’époque, dominé par deux pôles souvent bien séparés : les archéologues et les épigraphistes effectuant des recherches pour l’essentiel sur le milieu urbain, surtout dans le cadre de l’époque romaine ‘’classique’’. Avec son premier livre, Jehan Desanges affichait, déjà, sans ambages, son intérêt pour l’étude du peuplement y compris son substrat berbère, de la géographie historique et des confins des territoires dominés par les Romains. Depuis, et pendant soixante ans, il ne fera, pour l’essentiel, que creuser tour à tour, ces sillons, si fertiles, œuvrant en tant que philologue et épigraphiste nourri de tous les enseignements que livre le terrain par ses vestiges, ses toponymes et ses ethnonymes anciens et post-antiques. Sa culture immense assurait aux raisonnements une pertinence qui était saluée par tous ses pairs.
Sa thèse de doctorat d’Etat qui a pour titre ‘’Recherche sur l’activité des Méditerranéens aux confins de l’Afrique (VIe siècle avant J.C – IVe siècle après J.-C.’’ (Rome, Ecole française de Rome, 1978) a confirmé l’originalité de ses approches. Il s’y est intéressé à des domaines géographiques originaux et s’y est affranchi des périodisations qui caractérisaient trop souvent les recherches de ses prédécesseurs et limitaient les perspectives historiques. Avec la publication, en 1980, de la première partie du Livre V de l’œuvre de Pline l’Ancien (texte établi, traduit et commenté, dans la Collection des universités de France), Jehan Desanges s’est imposé, il y a une quarantaine d’années, comme l’un des plus grands spécialistes de la géographie historique du Maghreb antique et de son histoire municipale à l’époque romaine. Cette publication fondamentale a été suivie, en 2008, de la parution, dans la même collection, de la quatrième partie du livre VI de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien qui traite de l’Asie africaine sauf l’Egypte, puis, en 2014 et en collaboration avec Benoit Laudenbach, du tome XV, livre XVII, 2e partie de la Géographie de Strabon, consacrée à l’Afrique, de l’Atlantique au Golfe de Solum.
Outre ces éditions majeures, Jehan Desanges a publié de très nombreuses études sous forme d’articles, de communications ou de contributions à des ouvrages collectifs qui ont toujours constitué des avancées substantielles dans la connaissance de domaines souvent originaux. Sa contribution à la coordination de l’édition de ‘’La carte des routes et des cités de l’Est de l’Africa à la fin de l’Antiquité d’après le tracé de Pierre Salama » (Turnhout, Brepols, 2010) a été essentielle. Mais si vaste soit-il, le domaine africain n’assouvissait pas la grande curiosité intellectuelle de celui qui a visité, avec beaucoup de bonheur, l’histoire de l’Egypte lagide et celle de l’Ethiopie et ses environs. Ces pérégrinations intellectuelles ne l’ont-ils pas amené à conduire une mission de fouilles à Djibouti, en 1987 ?
Un attachement inlassable à la promotion de la connaissance historique du Maghreb
La belle carrière universitaire qui s’annonçait, déjà au tournant des années 1950, n’a pas empêché le jeune chercheur de s’investir dans des entreprises collectives qui se sont vite révélées fécondes et fondatrices. Au milieu des 1960, il a créé avec Serge Lancel la Bibliographie analytique de l’Afrique antique (BAAA), précieux outil de travail pour les recherches portant sur le passé du Maghreb de la Protohistoire jusqu’à la fin de l’époque byzantine. Cette lourde tâche, qui a couvert un quart de siècle de bibliographie (1961-1985) a été accomplie jusqu’au XIXe fascicule paru en 1989. Pour l’Encyclopédie berbère lancée en, 1984, par Gabriel Camps, la contribution de Jehan Desanges a été, en tant que membre du Conseil scientifique et en tant qu’auteur de nombreuses notices, dès le départ, essentielle. Dans le même registre, son rôle est à souligner en tant que membre des conseils scientifiques de deux autres revues spécialisées dans l’histoire ancienne du Maghreb, Antiquités africaines et Aouras. Il a aussi été membre puis Président de la Société d’études pour le Maghreb préhistorique, antique et médiéval (SEMPAM). Son rôle majeur dans l’animation de revues et de sociétés savantes consacrées au Maghreb s’ajoutait à son appartenance à d’autres associations scientifiques dédiées aux lettres classiques et à l’histoire ancienne. Cette activité très intense, jointe à une production scientifique particulièrement dense, régulière et de grande qualité lui a fait mériter, en 2012, un fauteuil à l’Académie des Inscription et Belles Lettres.
En commençant sa carrière en Algérie et en Tunisie, le regretté savant a contribué à la formation des premiers Maghrébins en sciences de l’Antiquité. Certains de ces étudiants allaient devenir les premiers universitaires de leurs pays dans des domaines de spécialité réservés jusque là aux Européens. C’était par exemple le cas, en Tunisie, de feu Brahim Gharbi qui fut dans les années 1958-1959, l’étudiant, à la toute jeune Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis, de Jehan Desanges et de Claude Lepelley qui allait lui aussi exercer à l’Université d’Alger et devenir par la suite l’un des plus grands spécialiste du Maghreb antique.
Vers le milieu des années 1980, j’ai été témoin d’une scène émouvante au cours de laquelle feu Brahim Gharbi, agrégé de lettres classiques, depuis une vingtaine d’années, a montré à Claude Lepelley, venu donner une conférence à la Faculté des Lettres de Tunis, un cahier jauni par le temps, en disant, en substance, au conférencier : « Voici un cahier dans lequel j’ai gardé précieusement des notes de vos cours et de ceux de monsieur Jehan Desanges, de l’année universitaire 1958-1959. Vos enseignements, à vous deux, m’ont fait aimer les auteurs anciens africains et choisir de préparer une thèse de doctorat d’Etat consacrée aux auteurs latins de l’époque vandale, sous la direction du Professeur Jacques Fontaine ». L’émotion était à son comble.
Le souvenir de feu Brahim Gharbi, qui a resurgi, il y a près de 35 ans, en l’absence de Jehan Desanges, était un hommage appuyé à celui qui n’a jamais hésité, jusqu’à la fin de ses jours, à aider et à encourager tous les chercheurs tunisiens, jeunes et moins jeunes, qui se sont adressés à lui pour bénéficier de ses éclairages toujours précieux et empreints d’une humilité rare, et depuis une dizaine d’années, de son patronage à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
En tant que Président de la SEMPAM, il a œuvré, avec d’autres collègues français et Tunisiens, pour l’organisation, à Tabarka, du 8 au 13 mai 2000, du VIIIe Colloque international sur l’Histoire et l’Archéologie de l’Afrique du Nord. L’évènement était de taille car, outre son importance, la rencontre scientifique, co-organisée avec l’Institut national du Patrimoine (INP) de Tunisie, se situait, pour la première fois, hors de France.
A Tabarka, madame Monique Longerstay, épouse de Jehan Desanges faisait partie du Comité d’organisation. Le choix du lieu ne s’expliquait pas seulement par son infrastructure hôtelière qui facilitait la rencontre et sa proximité de deux sites archéologique illustres, Bulla Regia et Simitthu dont la visite a été proposée aux participants. Il y avait aussi les attaches personnelles que Jehan Desanges a noué avec la Khroumirie et sa cité auxquelles son épouse s’était dévouée depuis des décennies, tant par ses beaux travaux archéologiques que par ses activités dans le monde de l’enseignement et dans la société civile.
Se sentant fils du pays, Jehan Desanges a, alors, décrit, dans sa présentation du colloque de Tabarka, avec les mots du grand érudit et du citoyen d’adoption, la région et sa cité comme suit : « … le cadre de Tabarka, d’une beauté originale et prenante. Rappellerais-je que, selon Pline l’Ancien, quand on franchit le pont qui enjambe l’oued el-Kebir, l’antique Tusca, en venant de notre hôtel pour gagner la ville, on abandonne la vieille Africa et on pénètre en Numidie, terre célèbre pour ses marbres et ses fauves, représentés uniquement de nos jours par de sympathiques sangliers. C’est pour moi l’occasion de dire mon attachement, à cette cité de Khroumirie qui, par l’intermédiaire de ma femme, Monique Longerstay, m’a quelque peu adopté ».
Par sa science sûre et son amitié fidèle, Jehan Desanges a bien mérité de la Tunisie.
Professeur Houcine Jaïdi
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