News - 19.06.2021

Un fils de la médina d’envergure universelle: Ibn Khaldoun

Un fils de la médina d’envergure universelle: Ibn Khaldoun

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Le 27 mai 1332, dans une demeure patricienne de la médina de Tunis, naissait un enfant appelé à un destin extraordinaire. La vie du nouveau-né, prénommé Abderrahman, commençait d’ailleurs sous un jour favorable puisque sa famille, les Banou Khaldoun, appartenait à la haute société tunisoise et avait donné à l’Ifriqiya (c’est-à-dire la Tunisie actuelle) des magistrats et de hauts fonctionnaires au service des sultans hafsides. Ce statut social élevé était rehaussé par l’origine andalouse et sévillane de la famille. Lorsque Séville tomba en 1248 aux mains des rois catholiques, les Banou Khaldoun trouvèrent refuge à Tunis où ils revendiquèrent aussi une origine arabe dont les racines étaient au Hadhramaout dans la péninsule arabique. Pour de nouveaux arrivants, il était utile d’affirmer une origine arabe dans un Maghreb fasciné de tout temps par l’Orient musulman.

Ibn Khaldoun fit ses premières classes dans des oratoires dont sans doute le Msîd El Koubba, voisin, dit-on, de la maison familiale dans l’actuelle rue Tourbet-El Bey  et, plus tard, à la Grande mosquée Zitouna.

Son père, éminent enseignant et juriste, contribua à la formation intellectuelle et littéraire précoce d’Abderrahman et de ses frères Mohamed et Yahia. Très jeune, notre Ibn Khaldoun se passionna pour les études. C’était une époque où l’enseignement était libre et le cursus guère enserré dans des programmes officiels. De sorte qu’il eut la possibilité d’assouvir sa soif de savoir en suivant de nombreux cours dans les disciplines les plus diverses. Il profita non seulement de l’érudition des maîtres tunisois mais eut également la chance de bénéficier du savoir d’un groupe d’éminents oulémas du Maghreb extrême venus dans la capitale hafside à la suite de l’armée du sultan mérinide de Fès. «Jusqu’au jour, dit-il dans son autobiographie, où la peste dévastatrice [1348-1349] vint emporter notables et dignitaires, le corps entier des professeurs et que périrent mes parents, que Dieu les ait en Sa miséricorde.» Brillant étudiant, Ibn Khaldoun avait acquis une somme de connaissances théologiques, juridiques et littéraires qui attira l’attention du puissant ministre hafside Ibn Tafrâgîn, qui lui confia la charge de secrétaire au paraphe auprès du sultan Abou Is’hâq. Ce premier contact avec le monde redoutable du pouvoir fut de courte durée. En effet, en 1352, accompagnant une expédition princière auprès des tribus des confins de l’ouest, il décida de fausser compagnie à la colonne armée à cause, explique-t-il, «de l’ennui que j’éprouvais depuis le départ de mes maîtres [repartis au Maghreb extrême après le départ des mérinides] et du fait que j’étais privé de toute activité scientifique». Bénéficiant de mystérieux mais efficaces appuis, il arriva à Tébessa puis continua en direction de l’ouest.

Ses pérégrinations allaient durer vingt-six ans. Elles lui procurèrent des satisfactions intellectuelles et politiques mais aussi disgrâces et revers de fortune. D’ailleurs, le XIVe siècle était propice aux mésaventures de toutes sortes pour ceux qui, parmi les lettrés, souhaitaient élargir leurs horizons loin de l’atmosphère studieuse mais claquemurée des médinas. En effet, aux ravages démographiques et économiques causés par la peste noire, s’ajoutaient les désordres consécutifs aux querelles et révolutions de palais qui secouaient alors les dynasties maghrébines ainsi qu’à l’inexorable déclin de l’Espagne musulmane face aux succès de la reconquête chrétienne.

Le périple de notre lettré tunisois, âgé alors de vingt ans, le conduisit à Biskra puis à Tlemcen et enfin, en1355, à Fès où, sachant mettre à profit ses relations nouées naguère à Tunis avec les oulémas, doté aussi d’un extraordinaire charisme, il fut admis dans le cercle scientifique du sultan mérinide Abou ‘Inân (1348-1358) qui en fit son secrétaire.  Dans la capitale des sultans mérinides, comme partout où il fut amené à se rendre, Ibn Khaldoun avait le don d’accéder au  premier cercle des princes. Sa vaste érudition, son éloquence ainsi que l’élégance toute aristocratique de ses manières attiraient l’attention des gouvernants mais elles suscitaient des jalousies qui lui causèrent bien des tracas. Ce savant à l’esprit vif était aussi un habile manœuvrier et un fin diplomate, qualités particulièrement utiles dans les périodes d’instabilité politique comme celle que connaissait l’Occident musulman. Doté d’un réseau efficace de relations qu’il tissait avec une stupéfiante rapidité, il fut plus d’une fois soupçonné de tremper dans des machinations ourdies par tel ou tel prétendant au trône. C’est ainsi qu’il fut accusé de comploter pour le compte du prince hafside de Bougie, qui se trouvait être un ami d’Ibn Khaldoun. On rapporta au sultan que le Bougiote se préparait à reconquérir Tunis tombée aux mains des Mérinides et qu’il comptait sur l’appui du Tunisois. Il fut maltraité et jeté en prison. Relâché après la mort d’Abou ‘Inân, voici de nouveau Ibn Khaldoun dans les couloirs des palais, intriguant auprès des princes mérinides pour le compte d’un des leurs, Abou Sâlim. Il fit tant et si bien que ce dernier accéda au trône en 1359 et, en reconnaissance de ses services, nomma l’habile Abderrahman premier secrétaire. Peu après, mêlé aux relations d’alliance ou de tensions entre princes musulmans et chrétiens, il mit sa femme et ses enfants en sécurité à Constantine sous la protection du prince hafside, franchit le détroit de Gibraltar et arriva à Grenade en décembre 1362 où l’accueillit en termes fleuris le vizir de cet émirat, son ami Ibn al Khatîb: «Ta venue est comme une pluie bienfaisante qui, dans un pays desséché, vient abreuver l’oiseau favorisé, les vastes terres et la plaine.» Incroyable Ibn Khaldoun !

Ses talents diplomatiques étant connus dans toutes les cours princières, il fut chargé par l’émir de Grenade d’une ambassade auprès du roi Pedro 1er pour «parachever le traité de paix entre lui et les rois du Maghreb». Le souverain catholique, mis au courant de la vaste érudition et des origines andalouses de l’ambassadeur par son médecin juif  Ibn Zarzâr (un autre  bon ami d’Ibn Khaldoun), offrit à ce dernier  de rester  à Séville, la terre de ses ancêtres, lui proposa de le rétablir dans les biens de sa famille et, peut-être, de lui confier une fonction de syndic général des musulmans du Royaume. Il déclina l’offre et rentra à Grenade où l’émir nasride, satisfait de son comportement, lui fit cadeau du village d’Elvira et son vaste domaine irrigué. Quelques temps plus tard, tombé en disgrâce, à cause écrit-il, des intrigues de ses ennemis, il quitta l’Andalousie et se rendit à Bougie où, grâce à ses relations, jamais négligées, avec les princes hafsides, il fut nommé chambellan avec les pleins pouvoirs. A partir de cette date, sa vie ne fut plus, de son propre aveu, qu’alliances et retournements d’alliances, soutenant les Abdelwadides de Tlemcen, puis le sultan mérinide de Fès contre ces derniers, et incessants voyages au Maghreb extrême, en Andalousie puis de nouveau à Tlemcen. Il posa enfin ses valises à la Qal’âIbn Salâma au sein de la tribu des Awlâd ‘Arîf et entreprit la rédaction de sa Muqaddima. En 1378, la nostalgie aidant, il obtient du sultan hafside Abou Al Abbès l’autorisation de rejoindre Tunis, sa ville natale.

Ainsi s’acheva son long séjour au Maghreb et en Espagne. Bien accueilli par le sultan à qui il offrit le premier manuscrit de son œuvre, il comptait s’installer définitivement dans sa patrie ; et reprit ses cours à la Grande mosquée. A l’en croire, il aurait cependant fait l’objet d’une cabale orchestrée par l’éminent mufti et imam Ibn ‘Arafa, son ennemi depuis le temps de leurs études car «on remarquait, écrit Abderrahman dans son autobiographie, ma supériorité sur lui, bien qu’il fût plus âgé que moi». Jaloux du succès de son brillant rival auprès des étudiants, Ibn Arafa aurait cherché à le faire détester par le prince. En 1382, redoutant le pire, Ibn Khaldoun sollicita et obtint d’Abou Al Abbès l’autorisation de faire le pèlerinage aux Lieux saints. Laissant femme et enfants à Tunis, il embarqua sur le premier bateau en partance pour l’Egypte.  Ainsi commença pour ce savant aux semelles de vent le voyage en Orient.

Le Caire des sultans mamelouks «capitale du monde, jardin de l’univers, lieu de rassemblement des nations, fourmilière humaine, palais de l’islam», le fascine. Il s’y sent d’autant plus à l’aise que de nombreux étudiants se pressent aux cours de sciences religieuses, juridiques et littéraires qu’il dispense à la mosquée d’Al Azhar. Son excellente réputation arrive aux oreilles du sultan Barqûq (1382-1399) qui le nomme cadi malékite. Dans son autobiographie, il nous relate par le menu comment il exerça sa judicature et combien son intransigeance avait suscité de dangereuses rancœurs de la part des corrompus de tout poil. Il est démis de ses fonctions et retrouve ses chères études. A cette époque, l’Empire mamelouk d’Egypte- et- Syrie faisait face à la menace d’une invasion des armées turco-mongoles du redoutable Tamerlan. Afin de défendre Damas, le nouveau sultan du Caire, Faraj, monta une expédition dont fit partie notre Ibn Khaldoun.  Mais ayant eu vent d’une sédition qui se préparait contre lui, Faraj regagna précipitamment Le Caire, et les Damascènes firent leur reddition en février 1401. L’incontournable Ibn Khaldoun, resté sur place, fut reçu en audience par Tamerlan qui vraisemblablement cherchait à se renseigner, auprès d’un fin connaisseur, sur la géographie et la situation au Maghreb, sans doute  dans la perspective d’une extension à l’ouest. Revenu au Caire, il reprend son enseignement mais est de nouveau nommé cadi malékite. Il envisage alors de se fixer en Egypte et avec l’appui du sultan mamelouk—lui aussi impressionné par les qualités intellectuelles de l’Ifriqiyen— obtient de l’émir hafside de Tunis que sa femme et ses enfants le rejoignent au Caire. Par malheur, ils meurent dans un naufrage au large d’Alexandrie et lui-même est de nouveau limogé.  Il reprend son bâton de voyageur et part au Hedjaz pour effectuer le pèlerinage, occasion pour cet assoiffé de connaissance, cet ouléma qu’était fondamentalement Ibn Khaldoun de rencontrer juristes et lettrés. De retour au Caire, il semble qu’il fût devenu incontournable comme magistrat malékite et fut appelé de nouveau aux fonctions de grand cadi malékite à quatre reprises. Dans l’intervalle, il reprenait ses cours et ses fonctions de direction dans des fondations impériales d’enseignement. Il mourut le 17 mars 1406 à l’âge de 74 ans et fut enterré au cimetière des soufis.

Comme son illustre prédécesseur Averroès (1126-1198), Ibn Khaldoun ne fit pas école dans un monde musulman déjà en déclin et replié frileusement sur un corpus classique. L’enseignement consistait dans la récitation, le commentaire respectueux et la glose des textes jugés indépassables des anciens. Certes, les réformistes politiques et lettrés du XIXe siècle s’en inspirèrent comme les Tunisiens Khérédine dans son Aqwam al masâlik et  Ahmed Ben Dhiaf, dont la chronique kitâb el Ithâf, inspirée du Livre des Exemples, est conçue comme une réflexion sur le pouvoir politique appuyée sur les exemples historiques. Mais dans le domaine académique, ce n’est qu’au XXe siècle que l’on tenta, avec un succès tout relatif, de secouer la torpeur de l’enseignement de la Zitouna, de la Qarawiyîne et d’Al Azhar. Seules les universités modernes incorporèrent l’œuvre d’Ibn Khaldoun dans leurs programmes de recherches.

En revanche, le Kitâb al ‘Ibar et sa Muqaddima suscitèrent assez tôt l’intérêt de la recherche occidentale. Dès les années 1810, le Français Sylvestre de Sacy, l’Autrichien Joseph von Hammer-Purgstall et d’autres orientalistes arabisants s’intéressent à son œuvre. Entre 1847 et 1856, le baron De Slane publie la Muqaddima en arabe puis en français (Prolégomènes).Elle figure aujourd’hui dans la prestigieuse collection de La Pléiade (éd. Gallimard, 2002)) dans une nouvelle traduction d’Abdesselam Cheddadi.  Et comme le souligne l’universitaire espagnole Maria Viguera Molins, «il est très révélateur qu’en plein XXe siècle, trois penseurs de la catégorie d’Ortega y Gasset, Caro Baroja et Julian Marias aient consacré une vive attention à Ibn Khaldoun».

Au plan de la pensée universelle, l’apport majeur d’Ibn Khaldoun est de nous avoir légué une réflexion sur l’histoire universelle à la lumière de l’observation non seulement du pouvoir politique mais, apport inédit, de celle des groupes humains. «L’histoire, écrit-il dans les Prolégomènes, a pour véritable objet de nous informer sur les sociétés humaines, c’est-à-dire sur la civilisation universelle (‘umrân al ‘âlam) ; de nous révéler les divers phénomènes auxquels cette civilisation est, par sa nature même, soumise tels la vie sauvage (al tawahush), la vie civilisée (al ta’annus), les antagonismes de clans (al ‘asabiyât) et les différentes formes de domination qu’exercent les êtres humains les uns sur les autres.» L’histoire, poursuit Ibn Khaldoun, «nous éclaire sur les multiples acquisitions de l’homme, sur les biens de consommation, les sciences et les industries, fruits de son labeur et de ses efforts et enfin sur tous les changements qui viennent à modifier naturellement les données d’une civilisation déterminée.». Dans sa réflexion sur le pouvoir, il a mis en lumière un mécanisme social fondamental dans la construction de l’Etat, de son essor ou de sa déliquescence qu’il définit comme étant la ‘asabiyya, l’esprit de corps. A ce propos, Abdelmajid Charfi, spécialiste de l’histoire de la pensée dans la civilisation musulmane, écrit: «Le lecteur de la Muqaddima découvre la démarche essentiellement dialectique de son auteur. D’une part, il insiste en maints passages sur le rôle de la ‘asabiyya dans la naissance des Etats. Elle est pour lui comme une tension dont le but ultime est d’accaparer le pouvoir et de s’incarner en un Etat, étant munie d’une dynamique interne qui la transcende et qu’elle ne peut contrôler. Et d’autre part, il expose les abus consécutifs à l’exercice du pouvoir (…) Il note le double aspect de l’Etat : issu d’une nécessité de la vie en société, il ne tarde pas à se transformer en oppresseur, mettant en péril l’harmonie de la société.»

Personnalité exceptionnelle, Ibn Khaldoun eut un parcours d’une richesse et d’une originalité qui tranchait considérablement avec celui des lettrés de son temps. Le mérite qu’il eut de nous laisser un récit autobiographique permet au lecteur du Livre des Exemples d’apprécier une dimension humaine absente des biographies convenues de la littérature historique classique. Esprit supérieur, confronté aux vicissitudes du pouvoir et compromis, à tort ou à raison, dans les incessantes conjurations qui secouaient les cours princières, vraisemblablement jalousé pour son intelligence et son originalité par beaucoup de ses pairs engoncés dans un conformisme souvent médiocre, Ibn Khaldoun fut d’autant plus vulnérable que, se déplaçant continuellement, il était sans attaches. Son immense mérite fut d’avoir mis cette vie mouvementée au service de la pensée et de nous léguer une approche intellectuelle novatrice.  Son œuvre majeure, véritable étape fondatrice dans le domaine de l’histoire et de la philosophie, figure jusqu’à nos jours au rang d’une référence de premier ordre en sciences humaines et sociales.  L’historien égyptien Al Maqrîzî, contemporain d’Ibn Khaldoun, avait vu juste en qualifiant la Muqaddima «d’œuvre sans pareille», ajoutant «rares sont les chercheurs qui peuvent atteindre le niveau où elle s’est hissée. Car elle constitue la crème des connaissances et des sciences, et elle est le résultat d’un esprit sain et d’une grande intelligence». Des siècles plus tard, les appréciations des savants occidentaux furent tout aussi élogieuses. Nous ne citerons ici que les mots de l’éminent spécialiste de la civilisation musulmane que fut Georges Marçais: «l’œuvre d’Ibn Khaldoun est l’un des ouvrages les plus substantiels et intéressants jamais conçu par l’intelligence humaine.».

Mohamed-El Aziz Ben Achour


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