Mohamed Abbou: Entre aveux, révélations et accusations
Droit d’inventaire ? Devoir de témoignage ? L’ancien chef du parti Attayar Addimocrati (Courant démocrate) et ex-ministre, Mohamed Abbou, se lâche. Dans un livre intitulé A contre-courant, une expérience à l’intérieur du pouvoir, il revient avec force détails sur son parcours politique, plus particulièrement depuis 2011. Deux fois ministre auprès du chef du gouvernement chargé au gré des fonctions de la Réforme administrative, de la Gouvernance et de la Lutte contre la malversation, en 2012 dans le gouvernement Jebali, et en 2020, dans celui de Fakhfakh, il en tire la grande frustration d’un goût d’inachevé et surtout du blocage.
Comment Moncef Marzouki a failli démissionner en juin 2012, après l’extradition de Baghdadi Mahmoudi? Pourquoi avait-il demandé le limogeage d’Abdelkrim Zbidi, Rafik Abdessalem et Noureddine Behiri ? Comment Ennahdha s’était toujours opposé à confier à Attayar les ministères de l’Intérieur et de la Justice ? Qui étaient les candidats d’Ennahdha pour succéder à Youssef Chahed ? Qui a parrainé la candidature d’Elyès Fakhfakh à la Kasbah ? Et qu’est-ce qui l’a fait tomber? Pourquoi Fakhfakh avait-il refusé de se retirer et de déléguer ses pouvoirs à la ministre de la Justice, Thouraya Jeribi ? Les réponses sont dans le livre.
Mohamed Abbou est à la fois dans les aveux, les révélations et les accusations. Aveux d’impuissance contre la férocité d’Ennahdha et de sa galaxie. Révélations sur les négociations qui ont marqué la formation des gouvernements Jebali, Jemli et Fakhfakh, ainsi que l’exercice de ses deux mandats et accusations directes portées contre le mouvement Ennahdha surtout, mais aussi Nidaa Tounès et d’autres partis, en moindre position.
Intérieur, Justice et Lutte contre la malversation
Depuis la victoire de son parti, le Congrès pour la République (CPR), dirigé par Moncef Marzouki, aux élections de l’Assemblée nationale constituante, le 23 octobre 2011, avec 29 sièges, et 87 pour Ennahdha, l’objectif de la participation au gouvernement est de s’adjuger au moins trois ministères clés. Il s’agit de ceux de l’Intérieur, de la Justice et de la Lutte contre la malversation. Et, si possible, celui des Domaines de l’État. Pour le CPR, c’est à la tête de ces départements que s’exerce effectivement la rupture avec l’ancien régime, la traque des gros bonnets, la fin de l’impunité et la poursuite des corrompus dans différents corps essentiels, à commencer par la magistrature et la douane.
La négociation pour l’obtention de ces ministères sera quasiment la même lors de la formation de gouvernements successifs. Le véto d’Ennahdha sera toujours maintenu. «Une forte crainte d’ouvrir certains dossiers lourds, dont celui du financement», explique Me Abbou. «Ennahdha n’a pas su s’adapter à son nouveau statut au pouvoir, ni se réformer, se concentrant sur l’accaparement de l’État par des moyens inspirés de l’ancien régime ou nouveaux indignes de la Tunisie, écrit-il.Tous se sont rués sur la levée de fonds, quelle qu’en soit la source. Ennahdha s’y est impliqué comme d’autres, mais il était inégalable de par sa longue expérience des années de résistance et de clandestinité, dans la collecte de dons extérieurs. Il a reçu de grosses sommes qu’il a su mettre à l’abri et faire fructifier.»
«La compétition s’est attisée par la suite, ajoute Mohamed Abbou, avec l’apparition de Nidaa Tounes qui a sérieusement rivalisé avec Ennahdha dans le financement extérieur, mais aussi le chantage exercé sur des chefs d’entreprise, en les attirant par des promesses directes ou implicites de protection et de soutien.Le blocage de la loi sur la justice transitionnelle a été exploité par Ennahdha, des individus et des groupes pour faire chanter ceux qui s’étaient impliqués dans la malversation avant la révolution. Le pays a alors enregistré la plus grande opération de fuite de capitaux à l’étranger, ce qui a freiné l’investissement.»
En pleines négociations du premier gouvernement de la Troïka, en novembre 2011, Abbou et ses coéquipiers ont insisté pour obtenir les ministères de l’Intérieur et de la Justice. «Impossible, nous a répondu Ennahdha, menaçant qu’en cas d’insistance, il est capable de s’allier avec El Aridha Echaabia pour former son gouvernement et nous retirer la présidence de la République.Nous avons revu nos demandes, optant pour un poste de ministre auprès du chef du gouvernement, chargé de la Réforme administrative, comptant parmi ses attributions la Fonction publique et le Contrôle général des services publics. Accord obtenu.»
«Avant le vote pour la présidence de la République, poursuit Mohamed Abbou, Ennahdha a exigé la signature du document de composition du gouvernement. Mais, lors de sa publication, nous avons été surpris par son changement : Abderrahman Ladgham est devenu ministre auprès du chef du gouvernement, chargé de la Gouvernance et de la Lutte contre la malversation, alors que, initialement, il était ministre chargé de la Réforme de la santé. A notre interrogation, Ennahdha a répondu que les attributions convenues avec nous ne changeront pas. Trois semaines après notre prise de fonctions, le chef du Gouvernement Hamadi Jebali a refusé de m’octroyer les attributions, arguant qu’il n’avait pas pris part aux négociations et n’était pas au courant des engagements pris. J’étais contraint de démissionner de mes fonctions. Contact a été repris avec moi et Jebali a consenti à mettre la Haute autorité de la Fonction publique sous mon autorité alors que le Cgsp m’échappait.»
Abbou finira par démissionner du gouvernement le 24 mai, sans l’annoncer publiquement. Dissuadé, il accepte de reprendre ses fonctions, mais un mois après, le 30 juin, il décidera de rendre son tablier et d’en expliquer les raisons lors d’une conférence de presse.
Le même cas se posera de nouveau lors de la formation du gouvernement Habib Jemli puis celui d’Elyès Fakhfakh.
«Habib Jemli louvoyait», mais Ghannouchi n’en voulait pas
Au lendemain des élections législatives de 2019, Ennahdha voulait obtenir la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple en faveur de son chef, Rached Ghannouchi, et sécuriser la présidence du gouvernement. Le plus important pour le mouvement islamiste, c’était le perchoir au Bardo et il devait donc s’assurer d’un vote massif en sa faveur. Les négociations sur le chef du gouvernement et la composition de l’équipe étaient cependant non négligeables. Ennahdha a proposé pour la Kasbah, révèle Mohamed Abbou, Mongi Marzoug, Habib Jemli, Habib Kechaou et Ridha Ben Mosbah. Attayar a rejeté les trois premiers et a proposé Abderrazak Ben Khelifa pour le poste de ministre de l’Intérieur. Ancien secrétaire d’État aux Affaires régionales dans le gouvernement Mehdi Jomaa (2014), après avoir été gouverneur de Bizerte et de Tunis, il a été récusé par Ennahdha…
Habib Jemli commencera par refuser à Attayar le ministère de l’Intérieur, puis celui de la Justice, surtout lorsque Abbou a revendiqué le rattachement de la Police judiciaire à la Justice. Argument avancé : refus catégorique des syndicats de la police…«Un ami proche d’Ennahdha me rapportera, écrit Abbou : nous confier la Police judiciaire, c’est ouvrir les portes de la prison aux dirigeants du mouvement.»
Rached Ghannouchi n’était pas très enthousiaste pour la désignation de Jemli qui a été opérée en dehors de ses propres cercles. Discrètement, Attayar en a été informé. Qalb Tounès a indiqué qu’il ne lui votera pas l’investiture.
Elyès Fakhfakh : l’embourbement
Dès l’avortement du gouvernement Jemli et l’ouverture d’une nouvelle course à la Kasbah, Elyès Fakhfakh sollicitera l’appui d’Attayar en vue de parrainer sa candidature. Le parti, ne le connaissant pas à fond, s’est abstenu, se contentant de mentionner une non-objection, tout comme à l’égard de Mongi Marzoug, dans la note qu’il adressera au chef de l’État. En fait, Attayar penchait plutôt pour Hakim Ben Hamouda ou Raoudha Karafi… C’est Tahya Tounès qui portera la candidature de Fakhfakh.
Sollicité pour rejoindre le gouvernement, Attayar réitèrera sa même position pour les trois ministères sans cesse revendiqués. Fakhfakh voulait lui confier les ministères de l’Éducation (qui échoira à Mohamed Hamedi), des Domaines de l’État (Ghazi Chaouachi) et des Réformes (Mohamed Abbou.)
Commence alors la bataille des attributions. Mohamed Abbou exigera un large périmètre et un haut rang : ministre d’État, ministre auprès du chef du gouvernement chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption. Ministre d’État, pour avoir une préséance sur ses collègues, lui conférant plus d’autorité. Par décret gouvernemental très contesté par les spécialistes en droit administratif, Fakhfakh lui accordera les pleins pouvoirs, à l’exception de la tutelle de l’Instance supérieure des achats publics. La chute du gouvernement ne tardera pas à s’accélérer.
Mohamed Abbou livre son témoignage. Il en profite pour dresser le bilan de son action, pointant du doigt nombre de blocages rencontrés, exemples à l’appui. Un livre qui lève un coin de voile sur les coulisses du pouvoir…Même s’il ne dit pas tout.
A contre-courant
Une expérience à l’intérieur du pouvoir
de Mohamed Abbou
Éditions La Maison du Livre, 2021,
250 pages, 30 DT.
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