Tunisie : La fin du droit
Par Habib Ayadi - Après l’indépendance, c’est connu, la Tunisie dispose de très hauts magistrats, sollicités par beaucoup de pays arabes. Egalement de grands professeurs de droit, tunisiens et étrangers qui ont fait l’honneur de la Tunisie. Par ailleurs, la Faculté de droit, était classée deuxième en Afrique.
Pour les professeurs et les magistrats, le droit est sacré.
Mais à côté de ces grands magistrats, existent d’une part des juges «aux ordres» ou persuadés d’incarner la République, d’autre part, une catégorie d’impartis qui n’arrivent pas à imaginer qu’on leur demande des comptes.
Pour ces insubmersibles, la sanction judiciaire ne signifie rien. L’ampleur des «impunis» ne cesse de s’agrandir.
I- La révolution et ses effets juridiques
Avec la révolution de 2010-2011, cette situation s’est amplifiée. En effet, l’Etat incarnation du pouvoir et ultime garant de la cohésion du groupe social est réduit à un Etat sans pouvoir, sans vision, sans rigueur. Le droit cesse d’être compris comme une règle obligatoire et génératrice de l’ordre public, pour devenir un moyen solidaire de la politique. Plus grave, le lien entre la pensée et l’action juridique s’est rompu. Pour beaucoup de jeunes magistrats, les vieux juges sont de simples « obsolètes » qui font encore du bruit avec de vieux instruments.
II- La défiance des tunisiens face au juge
Les tunisiens voient la crédibilité des juges s’effondrer depuis quelques années. Ils n’ont plus confiance en la justice qu’ils trouvent lente, opaque et parfois de compétence très discutable.
Toutefois, le principal reproche adressé à la justice reste la durée excessive de ses procédures. Il s’écoule parfois six ou même sept ans entre le début de l’information judiciaire et le prononcé des décisions.
Plus grave encore, l’absence totale de communication. Quand un magistrat annonce, en audience, à une personne qu’il est arrêté, il ne lui en explique ni les raisons, ni les sanctions.
Plus généralement, il n’existe pas de service pour informer et orienter le public, dans un palais de justice très compliqué.
Les justiciables, habitués à attendre devant les salles d’audience semblent résignés, certains n’hésitant pas à lâcher cette réflexion: « c’est normal parce que nous sommes des sous-citoyens ». Si l’on ne fournit pas à l’appareil judiciaire les moyens de fonctionner correctement et de bien accueillir les justiciables comment s’étonner de la défiance des tunisiens.
Lorsque l’on pose au ministre de la justice : pourquoi ces désordres. Il préfère insister sur l’augmentation annuelle du budget.
III- Les oublieux du droit
Ce sont des juges qui ne font plus cas du droit, et qui parfois le piétinent.
Il est surprenant de constater depuis quelques années que la notion de droit, autrefois adulée est aujourd’hui oubliée.
Cela étant dit, le droit a été formé par la contribution du législateur et du juge, cherchant ainsi l’équilibre entre l’efficacité de l’action en justice, le respect des droits de l’Etat et des parties.
On pourrait dire que la justice est ce que rend effectif, de la façon la plus efficace les prérogatives juridiques des personnes ou plus généralement la voie par laquelle les droits des personnes, lorsqu’ils sont ignorés ou violés soient reconnu ou restauré.
La volonté de traduire dans les faits la normativité des règles juridiques conduit à prendre en considération les méthodes d’analyse et d’interprétation dans l’application effective du droit.
Par ces méthodes, le juge ressemble par décantation à la représentation la plus efficace et la plus exacte possible des faits et l’interprétation la plus adéquate du droit.
Pourtant ces méthodes sont nécessaires. La règle, est que lorsqu’en présence d’une norme on doit savoir pourquoi celle-ci existe à quelle opération elle tend, son rapport avec d’autre loi, même étrangères.
Tout cela est nécessaire pour comprendre la nouvelle loi et rendre des jugements aussi justes que possible.
Il existe encore des juges qui restent attachés au droit et les méthodes d’analyse et d’interprétation et qui le font.
Mais il y a aussi des juges, restant attachés au droit mais qui ont rompus avec les méthodes classiques d’interprétation et d’analyse et l’ont remplacé par l’improvisation.
Mais il y a aussi des juges qui restent attachés au droit mais qui ont rompu avec ces méthodes remplacées.
Il s’agit d’une affaire qui se rapporte à l’urbanisme.
En règle générale, le code de l’urbanisme prévoit la possibilité pour l’Etat et les collectivités territoriales de prendre possession, après déclaration d’utilité publique d’immeubles nécessaires à des opérations d’urbanisation.
La loi d’expropriation en France et en Tunisie prévoit que si les immeubles expropriés n’ont pas été utilisés dans le délai de cinq ans, les anciens propriétaires demandent la rétrocession du bien. Le juge français, en l’absence d’un délai dans le code de l’urbanisme, étend la règle de cinq ans précitée aux immeubles relevant de l’urbanisme.
Pour le juge français, le droit de rétrocession constitue un véritable droit. Il suffit de vérifier la date du décret d’utilité publique, la date de la demande de rétrocession et la vérification que le bien reste en l’état.
En Tunisie, les codes de l’urbanisme de 1979 et de 1994, n’ont pas prévu comme le code français de délais. En Tunisie, il existe des terrains, jugés nécessaires à des opérations d’urbanisation de plus de dix ans. Pour ces biens, ce n’est plus de l’utilité publique, mais de la réquisition ou de l’occupation irrégulière.
IV- Les juges se prennent pour des justiciers
Cette expression est utilisée pour dénoncer les dérives de certains juges et sous-entend l’idée que les juges, surtout dans les procès politiques, disposent de très larges pouvoirs d’interprétation des lois.
En réalité, il ne s’agit pas de gouvernement des juges mais de juges qui se prennent pour des « justiciers », persuadés d’incarner l’Etat et déterminés à moraliser la vie politique.
En plus clair, la perte de confiance des citoyens envers les politiques, s’est accompagnée d’un renforcement du niveau d’exigence morale.
L’affaire Nabil Karoui s’inscrit dans cette optique. Candidat à la présidence de la République en 2019, il a été empêché par le gouvernement de l’époque et par les bons offices des juges « justiciers », de participer aux élections, suite à son incarcération pour fraude fiscale et blanchiment d’argent, et ne fut libéré que deux jours avant le scrutin.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2
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