Tunisie: De Charybde en Scylla
Par Tahar Abdessalem - Il paraitrait que beaucoup de Tunisiens sont déçus par la démocratie représentative, fatigués de ses querelles et bagarres, en bref n’en voudraient plus. Ils en viendraient à cet état des choses beaucoup plus rapidement, en à peine une décennie, que les pays où cette forme de démocratie est pratiquée depuis fort longtemps, et qui connaissent à leur tour des remises en questions, voire des soubresauts de toutes sortes.
Cela me rappelle un texte que j’ai publié en août 2016 intitulé ’’ Y a-t‐il suffisamment de Tunisiens pour vouloir la démocratie ? ‘’, où une réflexion élémentaire sur la conjoncture politique et sociale constatait le discrédit des partis politiques auprès des citoyens et la montée de l'incrédulité à leur égard. Mais également, peut-‐être surtout, l'insuffisante participation des citoyens aux consultations électorales, Constituante comme législatives et présidentielles, avec à peine la moitié du corps électoral participant au vote. Il était rappelé que ces faits étaient loin de ce qui est généralement observé pour les transitions démocratiques, à la sortie de périodes dictatoriales ou autoritaires.
La démocratie représentative n’a peut‐elle pas commencé réellement dans ce pays ?
Les analyses et débats relatifs à cette forme de démocratie, où les citoyens expriment leur volonté par l'intermédiaire de représentants élus, à qui ils délèguent leurs pouvoirs, les chargeant de représenter la volonté générale, voter la loi et contrôler éventuellement le gouvernement, sont innombrables depuis l’avènement de cette organisation des pouvoirs politiques.
Certaines propriétés sont apparues essentielles pour sa pleine efficacité, notamment : l’ampleur de l’expression populaire par la large participation ; la relation de proximité, d’accès direct des citoyens à leurs représentants ; et la possibilité de révocation des élus en cas d’incapacité avérée à remplir les objectifs affirmés devant les citoyens. Quelques fois cette révocation est individuelle, mais souvent elle est collective par un mécanisme de dissolution de l’assemblée représentative.
Au cours de la décennie passée aucune de ces propriétés essentielles n’a été observée
Alors, est-ce que le ‘’25 juillet 2021’’ est venu renverser la démocratie parlementaire, rompre le régime constitutionnel, bref constituer un coup d’Etat ?!
D’abord, il ne faut pas oublier que le président a été élu à plus de 70 % des votants. Ensuite, se rendre compte du verrouillage complet du pays par Ennahdha à son propre profit, une ingestion résolue et tenace de tous les pouvoirs et leurs bénéfices, même si les formes s'adaptent à la conjoncture : une constitution interdisant pratiquement de dissoudre l’assemblée (quelle que soit la gravité des crises politiques) et octroyant l’essentiel du pouvoir à une assemblée organisée autour d’un parti politique pivot, et ceci grâce à une loi électorale ad hoc, et un environnement politique ajusté (loi de la commission des élections, des partis et des associations, etc.).
Les gouvernants issus des élections passées ont trahi les attentes des larges couches de la population, se sont rués sur les institutions de l’Etat pour satisfaire leurs propres intérêts et ceux des groupes de pression ; ils ont conduit une gestion publique selon le principe de la prédation et du butin.
Le ‘’25 juillet’’ était certainement un coup de force politique dans le cadre d'une lutte pour le pouvoir, et un acte d’autorité qui a cassé le verrouillage du pouvoir bénéficiant à la coalition dominante, et cela était souhaité par une bonne partie de la population, et qui l’a exprimé bruyamment !
Plusieurs voix s’étaient levées contre la remise en cause de ‘’l’ordre constitutionnel’’, porte ouverte à tous les dérapages et abus, disaient-‐elles ! Si cette inquiétude est compréhensible quand est mis à bas un système constitutionnel efficace et juste du point de vue de l’intérêt général de la nation, il est tout de même curieux et déconcertant de sacraliser un texte constitutionnel qui pérennise une gouvernance garantissant le chaos dans la gestion des affaires publiques, et assurant la mainmise des directions des partis ? Oublie-‐t-‐on le sens, l'objet, la mission d'une constitution ? Et la nécessité de l'amender, la changer, si l'intérêt général l'exige ? La raison suffit pour se convaincre de cela, les histoires multiples à travers le monde apportent des leçons si nécessaire.
Les questions portant sens pour le redressement du pays, et la suite de l’histoire l’a prouvé, concernent ce qui doit advenir après le ‘’25 juillet’’, et comment éviter de passer de Charybde en Scylla !!
Est‐on revenu au point de départ, au lendemain de la Révolution de 2011, où les insurgés demandaient emploi, liberté et dignité ?
L’échec de la reconstruction économique, l’effondrement de la capacité économique publique, l’accroissement du chômage et des inégalités sociales et territoriales, l’essaimage de la corruption, attestent de la persistance aggravée des causes et facteurs du soulèvement de décembre 2010-‐janvier 2011.
Des transformations institutionnelles et politiques qui aboutissent à ces résultats ne peuvent prétendre promouvoir liberté et dignité, ni progrès social, sauf pour ceux qui ont détourné, usurpé des ressources et actifs publics à leur propre intérêt individuel ou catégoriel.
La reprise du chemin de développement économique et social substantiel, inclusif et durable (avec un programme d’actions répondant à la fois aux urgences et aux problématiques structurelles) est tributaire de l’avènement d’un pouvoir d’Etat démocratique fort par sa compétence, la pertinence de ses actions, sa quête de la justice et de la liberté pour tous les citoyens.
Une réforme de l’organisation des pouvoirs publics, issue de la constitution de 2014, est alors indispensable, ainsi que des lois réglementant l’éligibilité et les élections politiques, les partis et les associations.
Depuis le ‘’25 juillet’’, encore plus après le ‘’22 septembre’’, les incertitudes de la gouvernance politique future se sont accumulées, et leurs conséquences sur la situation financière, économique et sociale du pays, ainsi que la vie quotidienne des citoyens, ne se sont pas faites attendre.
Dans l’indifférence aux affres économiques que connait le pays -‐ la plupart des citoyens dans leur vie quotidienne, la nation avec les menaces sur sa viabilité financière et son indépendance-‐, l’objet central de la préoccupation du Président de la République semble être la refondation du pouvoir législatif. Si le projet n’est dévoilé explicitement nulle part, des déclarations de ses partisans paraissent désigner le mécanisme ainsi : élections locales, au niveau des délégations, d’un conseil ( ?) ; tirages au sort parmi les membres de ces conseils pour former les conseils régionaux ; tirages au sort parmi les conseillers régionaux pour former le conseil national, organe législatif du pays. Un mécanisme de révocabilité des personnes sélectionnées, aux différents niveaux, est supposé accompagner ce dispositif, pour garantir leur conformité à la volonté populaire.
Ces modalités de l’expression de la volonté populaire sont déclarées historiquement innovantes, et promues en tant que telles. Pourtant, les spécialistes de la science politique et les historiens de la démocratie savent qu’il n’en est rien : plusieurs dimensions de ce dispositif ont été examinés, proposés et expérimentés à différents moments de l’histoire et endroits de la géographie : la Grèce antique, quelques épisodes de la révolution française, la révolution russe et l’Etat qui en a résulté, des revendications plus contemporaines de mouvements contestataires, et d’autres encore, visant l’expression directe des ‘’masses populaires’’.
Sans entrer dans les détails des élections locales et des caractéristiques des scrutins nécessaires, il est évident que cette sélection des ‘’législateurs’’ locaux constitue une forme de démocratie représentative, et non point une expression de démocratie directe, que tout un chacun peut la comprendre impossible, sauf exceptionnellement à l’occasion de référendums avec question précise et bien délimitée. Et de ce fait elle peut être l’objet de tous les manquements reprochés à celle du niveau national, si elle bénéficie du même environnement défaillant.
Le tirage au sort, supposé éliminer le jeu des influences et du clientélisme, court le risque du défaut de compétence, de l’amateurisme et de l’aventure incertaine ; car il faut être bien confiant dans la pureté de l’âme humaine pour croire qu’elle est imperméable à toute évolution vers le pire ! Ainsi, la stochocratie athénienne devait-‐elle passer par la dokimasia.
Et puis, au total, cet échafaudage institutionnel constitue bel et bien un dispositif de représentation fort éloigné de l’expression directe de la volonté populaire, capable de développer lui aussi une ‘nomenklatura’ des plus lourdes, pour légiférer sur les affaires publiques.
A moins qu’un Chef omnipotent la dirige au doigt et à l’œil, mais dans cette option on est loin de l’organisation démocratique de la société ; et en cela, faisant fi de toute l’histoire des luttes politiques et sociales, ici et ailleurs, pour l’émancipation des individus et des nations, conduites par les mouvements, partis, syndicats, associations et autres groupes militants !!
Bien naturellement, la probité des élus publics, le contrôle de leur mandat, leur redevabilité envers le peuple détenteur de la souveraineté républicaine, et même leur révocabilité, sont des conditions essentielles et incontournables pour une véritable démocratie.
Mais leur garantie n’a rien à voir avec une organisation politique de la société fondée sur une relation univoque entre un chef omnipotent et une population grégaire.
L’histoire démocratique et la pensée critique n’ont pu prouver jusqu’ici meilleure réponse qu’un mode électif uninominal, où le candidat détaille ses engagements devant ses électeurs et gardera une proximité forte avec eux une fois la responsabilité acquise. Certains mécanismes locaux (comme nationaux) peuvent être élaborés et appliqués pour que les citoyens participent à la préparation et à la prise des décisions, et même la révocation des élus défaillants.
Aujourd’hui le pays a besoin, en urgence, d’un sauvetage économique et financier et d’une reconstruction politique et institutionnelle sur des bases démocratiques. C’est un préalable à tout espoir de retrouver le chemin d’un développement durable et de progrès social partagé promis depuis l’indépendance nationale. Et ce ne sont pas les expérimentations aléatoires, qui ont montré au cours de l’histoire leur vanité, qui peuvent ouvrir ce chemin.
La gravité et la profondeur des crises du pays exigent une démarche de "salut national", fondée sur la coopération active et prompte, des principaux acteurs politiques et sociaux dans le traitement des dossiers les plus brûlants, concernant le redressement économique efficace et équitable, l'éclosion de pouvoirs compétents, qualifiés et stables, et la réanimation et le renforcement de la foi des citoyens dans l'idéal démocratique.
Tahar Abdessalem
Economiste
Ancien élève de l’Ecole Polytechnique et de l’ENSAE, Paris. Professeur de l’enseignement supérieur.
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