Tunisie: Quand la crise se creuse, la participation s’impose
Par Riadh Zghal - Sur le chemin de la transition, notre pays ne semble pas couper avec les crises générées par les défaillances des gouvernements successifs. La crise a atteint des proportions particulièrement inquiétantes pour le présent et l’avenir du pays. Au lieu d’un élan de solidarité, d’un discours unificateur autour d’une vision partagée par le plus grand nombre, les acteurs politiques, à commencer par le président de la République, n’ont de cesse de creuser les dissensions. Pourtant il était aisé et pertinent d’arrimer une vision mobilisatrice sur le cri des manifestants de janvier 2011 : «Emploi, liberté, dignité nationale», de débattre et de communiquer sur les moyens et les méthodes d’action orientées par une telle vision. Or ce cri de détresse a vite été oublié, englouti par un torrent de discours juridico-politiques. Le zoom a au contraire été dirigé vers les révisions constitutionnelles.
Les militants convaincus de démocratie et tous les «entrepreneurs de l’opposition» qui ont fait de l’idéologie une activité à but lucratif, ceux de l’intérieur et ceux l’extérieur du pays et leurs acolytes se sont rassemblés pour définir les bases juridiques de fonctionnement de l’Etat. Et cela a duré près de trois années où le débat été occupé par la question e l’identité comme si la révolte venait d’accoucher d’une nouvelle société tunisienne !
Les forces qui animent la dynamique sociale, ses valeurs et ses maux, sa structure, ses ressources tangibles et intangibles, son écosystème, ses atouts et ses défaillances, son administration bureaucratique et surannée, ses systèmes éducatif, sanitaire et judiciaire morbide, tout cela n’a pas mérité ou très peu l’attention des législateurs et des gouvernants d’après le soulèvement. Et comme on ne change pas la société en se contentant de promulguer des lois sans, toutefois, veiller à la bonne gouvernance de leur application pour répondre aux besoins sociaux, préparer un avenir du pays correspondant aux espoirs d’une jeunesse aux abois, le terrain est resté favorable à l’amplification de tous les maux et les dysfonctionnements sociaux. Le mal s’est donc bel et bien installé. La corruption s’est envolée nourrie par l’avidité sans borne de personnes et organisations qui ont accédé au pouvoir, se targuant de leur passé «militant» pour une cause à fondement idéologique, qui est la leur et non pas celle de la majorité des citoyens. Le pire, c’est que cette corruption s’est propagée comme un cancer dans tous les secteurs de la vie, affaiblissant dans son sillage l’Etat, et la confiance en ses institutions. La dégradation n’a épargné aucun secteur. La pauvreté a envahi de plus en plus de franges de la société, la classe moyenne se rétrécissant de jour en jour. La pandémie du Covid 19 est venue aggraver davantage la situation économique du pays. Finalement, c’est l’Etat dans son ensemble qui s’est appauvri. La question qui se pose aujourd’hui avec insistance est comment remonter la pente pour éviter la faillite de l’Etat ? Comment renverser la tendance de la société à se désagréger? Comment raviver l’aspiration à la démocratie et se protéger contre un retour à une nouvelle dictature ? Autant de questions auxquelles les réponses engagent l’avenir à long terme du pays.
Il se trouve qu’y répondre ne peut se faire sans référence à un cadre démocratique de l’action. Il faut reconnaître que, malgré tous les déboires de dix années de mauvaise gouvernance, le pays a avancé sur le chemin de la démocratie grâce à la libération de la parole - quoique encore imparfaite - et à une société civile vibrante qui s’est imposée contre vents et marées.
Mais de quel cadre démocratique s’agit-il ? On a expérimenté la démocratie libérale élective et on a vu les résultats : libérale au sens où elle a amené du tout-venant au Conseil constitutionnel puis à l’ARP, c’est-à-dire sans filtre du casier judiciaire, sans expérience ni formation habilitant à appréhender les paramètres de la gestion des affaires publiques, sans assurance de disponibilité pour participer aux activités de l’institution (il y aurait des députés qui n’ont jamais participé aux délibérations parlementaires ni en commission ni en assemblée !). On ne peut pas non plus s’attendre à de meilleures performances du modèle populiste qui prône une organisation politique sans partis ni tout autre organisation de médiation et d’organisation sociale, d’autant que, souvent, le leader populiste use du verbe pour asseoir une autorité personnelle.
Il est temps de se rendre à l’évidence. Le modèle de la démocratie libérale bat de l’aile dans les pays démocratisés depuis des siècles. La démocratie est à réinventer si l’on écoute les revendications des mouvements sociaux à travers le monde qui ont pour nom Podemos, Occupy Wall Street, Gilets jaunes, Hirak …et si on prend en compte les taux de plus en plus réduits de participation des citoyens aux élections.
Tout porte à croire que la représentativité de l’ensemble d’une nation par une poignée d’élus chargés de décider au nom de tous ne correspond plus au contexte du XXIe siècle. Un contexte marqué par l’expansion du néolibéralisme conduisant à la concentration des richesses aux mains d’une minorité, et en parallèle, l’expansion de la pauvreté atteignant des pans entiers des classes moyennes dans le monde. Les changements climatiques avec leur cortège de sécheresse et de catastrophes contribuent au renforcement de la tendance à l’appauvrissement surtout des pays du sud. La révolution digitale et particulièrement l’expansion des réseaux sociaux et de la digitalisation de la communication ont facilité la constitution de groupements autour d’une revendication, d’une information vraie ou fausse, et la mobilisation à grande échelle pour l’organisation de mouvements de soutien ou de contestation. Le politique doit désormais considérer l’écosystème digital qui s’impose à lui. En conséquence, force est d’admettre l’inadéquation entre une volonté collective de participation à la décision, devenue possible, et un mode de gouvernance fondé sur la représentativité même si aboutie grâce à des élections respectueuses des modalités établies. Quand, avec l’évolution qu’a connue l’humanité sur plusieurs plans, les modes de vie et leurs problèmes sont devenus de plus en plus complexes et dépendants de contextes particuliers, une gestion rapprochée et participative des affaires publiques s’impose, de même qu’un renforcement de l’Etat à travers sa stratégie et sa bonne gouvernance. De telles exigences, participation à la base, bonne gouvernance au sommet et à la base des territoires, appellent à revisiter un modèle démocratique qui a fait son temps. La démocratie correspond elle-même à une demande sociale pressante mais reste un concept à réviser à l’aune des transformations que connaît le monde avec ses opportunités et ses turbulences. Pour cela, la tentation idéologique devra être écartée car trop réductrice de la complexité du réel.
Réinventer la démocratie en donnant de la voix au citoyen et pas seulement un bulletin à glisser dans une urne, en reconnaissant que la démocratie est une culture à partager, en admettant le partage des pouvoirs de décision entre le sommet et la base parce qu’il y a des problèmes trop grands pour être traités à la base et d’autres trop particuliers pour l’être au sommet. On ne peut aujourd’hui prétendre à un système démocratique efficient sans création et répartition équitable des richesses, sans une gestion saine des affaires publiques et sans une dose de décentralisation de l’Etat stratège qui veille néanmoins à l’intégration et la paix sociale. «En termes sociologiques, l’idée de gouvernement par la loi éclaire seulement l’aspect politique de l’équilibre entre les trois grandes forces de l’intégration macrosociale: l’argent, le pouvoir administratif et la solidarité.», écrivait Jürgen Habermas.
Riadh Zghal
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