Tunisie : Le droit est-il viable comme fondement de l’exception?
Mondher Rezgui, Chercheur en Sciences Politiques. Tunis le 14 février 2022. Dimanche 13 février 2022, le no 16 du Journal Officiel de la République Tunisienne fut exceptionnellement publié en weekend portant un texte officiel particulièrement controversé : Le décret-loi numéro 11-2022 en date du 12 février 2022 portant création du Conseil Supérieur Provisoire de la Magistrature. Ce texte revêt une importance capitale non pas par son contenu qui ne fait pas l’objet du présent article, mais plutôt par la motivation de sa publication dans les circonstances actuelles, qui traduirait sans nul doute la fin incontestable d’une phase qu’on s’est longtemps efforcé de considérer d’exception constitutionnelle mais qui s’avèrerait, regrettablement, un mirage.
En effet, on est porté à croire que la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature marque un divorce prévisible entre l’exécutif et le judiciaire (I) soumis à des manœuvres éminemment politiques (II).
I - Dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature: un divorce prévisible exécutif/judiciaire
Pour essayer d’examiner de près cette dissolution on commencera par exposer le séquentiel historique qui mena à la dissolution (A) avant d’en faire une première lecture (B).
A- Les péripéties d’une séparation douloureuse pour la Tunisie
Il y a lieu de souligner dans cette perspective que la décision de dissoudre le Conseil Supérieur de la Magistrature n’est pas venue de façon soudaine et inattendue. Ce fut le résultat d’un long processus qui débuta le 25 juillet 2021 et dont voici les principales péripéties:
Le 25 juillet 2021: Allocution télévisée du Chef de l’Etat relative à la déclaration de l’état d’exception dans laquelle il décida de présider le ministère public pour que celui-ci agisse dans le cadre de la loi et ne reste plus inactif à l’égard des crimes commis contre la Tunisie et pour que les dossiers ne soient plus dissimulés dans les arcanes du ministère de la justice ou dans les classeurs du parlement(1).
Le 26 juillet 2021: Le Chef de l’Etat reçoit le Président du Conseil Supérieur de la Magistrature, la Présidente du Conseil de la Magistrature Judiciaire et le vice-président du Conseil de la Magistrature Administrative. Dans un communiqué publié le jour même par le Conseil Supérieur de la Magistrature il est précisé que «le Ministère Public fait partie de la magistrature judiciaire dont les membres bénéficient des mêmes droits et garanties assurées à la magistrature d’assises et exercent leurs missions en conformité avec les textes de lois en vigueur»(2). Ce passage n’apparait pas dans le communiqué de la Présidence de République relatif à la même séance.
Le 04 octobre 2021: Le Chef de l’Etat reçoit le Président du Conseil Supérieur de la Magistrature. Il expose de façon critique et détaillée les disfonctionnements de la justice tunisienne et souligne que l’assainissement du pays exige l’assainissement de la magistrature qui doit tenir son rôle historique.
Le 28 octobre 2021: Au cours de la réunion du Conseil des Ministres, «le Chef de l’Etat confie à la Ministre de la Justice la préparation d'un projet de texte relatif au Conseil Supérieur de la Magistrature.(3)»
Le 01 novembre 2021: Le Chef de l’Etat reçoit la Ministre de la Justice et le Premier Président de la Cour des Comptes. Il a réitéré la nécessité de la révision de la loi relative au Conseil Supérieur de la Magistrature soulignant que tout développement demeure tributaire de la justice.
Le 04 novembre 2021: Dans un communiqué rendu public, le Conseil Supérieur de la Magistrature, en réaction à l’initiative du Chef de l’Etat au cours de la réunion du Conseil des Ministres du 28/10/2021, de confier à la Ministre de la Justice la préparation d’un projet de texte relatif au Conseil Supérieur de la Magistrature, déclare:
1/ Son refus de toute modification de l’ensemble de la configuration constitutionnelle du pouvoir judiciaire par voie de décret-loi,
2/ Son attachement à ce que toute réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature doit s’opérer dans le cadre de la constitution et non pas dans le cadre des dispositions exceptionnelles pour faire face à un péril imminent,
3/ Attire l’attention au danger lié à toute pression visant la magistrature et à tout questionnement en dehors des cadres et garanties de droit,
4/ Souligne l’adhésion du Conseil au processus de réforme, de lutte anti-corruption et anti-terroriste. Il réitère son appel à lui fournir les dossiers. (Traduction de l’auteur du texte original en arabe)
Le 06 décembre 2021: Le Chef de l’Etat reçoit le Président du Conseil Supérieur de la Magistrature, la Présidente du Conseil de la Magistrature Judiciaire, le Président du Conseil de la Magistrature Administrative et le Président de la Magistrature Financière. L’attention a été particulièrement centrée sur la nécessité de raccourcir les délais notamment ceux relatifs au traitement des délits et crimes électoraux et de façon particulière au niveau des effets juridiques des rapports et des arrêts de justice qui doivent intervenir avant le démarrage du mandat de l’instance concernée. De son coté le Conseil Supérieur de la Magistrature, dans son communiqué, a souligné avoir rappelé le contenu de son communiqué du 04 novembre 2021.
Le 10 décembre 2021: Dans un communiqué rendu public, le Conseil Supérieur de la Magistrature déclare:
1/ Attachement au statut de la magistrature comme pouvoir de l’Etat et aux garanties d’indépendance des magistrats,
2/ Déclare identifier et suivre les agressions touchant les magistrats tout en prenant les mesures nécessaires auprès des parties concernées,
3/ Réitère son attachement à son communiqué du 04 novembre 2021,
4/ Appelle toutes les composantes de la justice à l’attachement aux acquis de la magistrature indépendante,
5/ Déclare la séance plénière du Conseil ouverte en continu pour assurer le suivi de tout ce qui pourrait entacher les garanties d’indépendance de la magistrature et son bon fonctionnement. (Traduction de l’auteur du texte original en arabe)
Le 05 janvier 2022: Dans un communiqué rendu public, le Conseil Supérieur de la Magistrature déclare:
1/ Refuser toute révision ou réforme du système judiciaire par voie de décrets-lois dans le cadre des dispositions exceptionnelles exclusivement relatives à la levée du danger imminent,
2/ Attire l’attention sur la gravité de la continuation de la déformation et de la pression ciblant les magistrats et avertit des conséquences que peut avoir la diffusion du doute parmi les magistrats,
3/ Appelle les Magistrats à continuer à s’attacher à leur indépendance et à assumer leur responsabilité dans la lutte anti-corruption et anti-terroriste tout en concluant les litiges dans des délais raisonnables
4/ Souligne que ses décisions ont été prises et que ses travaux ont été réalisés en conformité avec la constitution et son statut. (Traduction de l’auteur du texte original en arabe)
Le 19 janvier 2022: Le Chef de l’Etat signe un décret-loi relatif au Conseil Supérieur de la Magistrature (Portant annulation des avantages en nature)(4).
Le 21 janvier 2022: Le Conseil Supérieur de la Magistrature adresse un communiqué à l’opinion publique dans lequel il confirme ses positions ultérieurement annoncées et attire l’attention dans son paragraphe 2 notamment «danger que revêt la manipulation de la construction constitutionnelle du pouvoir judiciaire à travers la publication du décret-loi précité (voir note no 4) de toute autre atteinte similaire enfreignant l’article 113 de la constitution et transgressant l’indépendance de la magistrature et l’autogestion du Conseil tel la modification de son budget en dehors des procédures obligatoires en conformité avec la loi organique du budget qui stipule que la modification du budget se fait exclusivement par des lois des Finances complémentaires, et que l’absence de référence à la loi organique no 34-2016 relative au Conseil Supérieur de la Magistrature une menace au système juridique du pouvoir judiciaire. (Traduction de l’auteur du texte original en arabe)
Le 05 février 2022: Le Chef de l’Etat en visite tardive au Ministère de l’Intérieur : Autorise les manifestations du lendemain, rend hommage au martyr, fustige le disfonctionnement de la justice, dénonce ses malversations liées à l’affaire de l’assassinat de feu Chokri Belaid et annonce la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Le 07 février 2022: A la demande du Conseil Supérieur de la Magistrature, constat par huissier notaire de la fermeture de son siège devant tout accès de ses membres et de son personnel.
Le 07 février 2022: Le Chef de l’Etat reçoit le père et le frère du martyr Chokri Belaid. Le frère du martyr a déclaré à l’issu de cette rencontre que le Chef de l’Etat est attaché à découvrir la vérité liée à l’assassinat du défunt, à tous les niveaux(5).
Le 07 février 2022: Le Chef de l’Etat reçoit la Cheffe du Gouvernement à qui il confirme la programmation de la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature à l’ordre du jour de la prochaine réunion du Conseil des Ministres.
Le 09 février 2022: Le Chef de l’Etat reçoit la Ministre de la Justice qui déclare à l’issu de l’audience la volonté de préserver le Conseil Supérieur de la Magistrature qui demeurera en place avec la création en parallèle, au cours de la présente période, d’un Conseil Provisoire qui sera chargé des questions urgentes.(6)
Le 10 février 2022: Réunion du Conseil des Ministres : Le Chef de l’Etat confirme la décision de dissoudre le Conseil Supérieur de la Magistrature et son remplacement par un nouveau Conseil. (Le Conseil Supérieur provisoire de la Magistrature).
Le 13 février 2022: Publication du décret-loi no 11-2022 en date du 12 février 2022 portant création du Conseil Supérieur Provisoire de la Magistrature(7).
B- Une première de lecture
A travers les péripéties exposées ci-haut, à première vue, il s’avère évident que le Chef de l’Etat ait exprimé dès le départ son désaveu total par rapport au fonctionnement de la justice en Tunisie. Ce désaveu s’est confirmé au fil de l’exercice de cette période jusqu’au point de la rupture. Il est certes vrai que tout assainissement de l’Etat ne peut aucunement s’opérer efficacement sans la contribution active d’une justice tout à fait saine d’où la nécessité absolue de l’assainir en premier lieu. Par ailleurs, le cas de la justice « électorale » telle qu’exposée ci-haut, constitue un vrai calvaire qui mérite la recherche de solutions efficaces mais sans pour autant se laisser aller vers un asservissement maquillé de la justice, une tentation pourtant visible dès le premier instant à travers l’auto-proclamation en maitre absolu du ministère public, erreur fort significative rapidement corrigée, hélas, une correction purement tactique.
Cependant, le directoire du Conseil Supérieur de la Magistrature s’est accroché à son tour dès le premier instant aux grands principes du droit et au respect des textes auxquels il est soumis refusant tout risque d’inféodation de la justice à l’exécutif lié à l’instrumentalisation du ministère public par quelque processus que ce soit. En outre il considère à juste titre également que toute réforme majeure ne doit pas s’opérer sur la configuration constitutionnelle du système judiciaire alors que l’Etat se trouve sous un statut d’exception constitutionnelle. Cette position est également à son honneur puisqu’elle donne tout son sens à la nature même de l’état d’exception et préserve tant bien que mal l’attribut d’indépendance de la Justice toujours soumis à rude épreuve.
Dans cette perspective la coexistence s’avéra impossible et la rupture inéluctable. Cette rupture fut loin d’être équitable puisqu’elle s’est jouée sur le terrain politique, tout naturellement le terrain de prédilection de l’exécutif.
II – Un divorce soumis aux manœuvres politiques
Certes, des considérations multiples à dominance politique commune avaient contribué à l’avènement de cette séparation. Un tel évènement affectant durablement l’avenir de toute une nation ne pouvait s’accommoder d’un règlement à l’amiable. Il lui faut un perdant à condamner à l’oubli perpétuel et un gagnant à idolâtrer et à qui l’hommage revêt le degré de devoir national. C’est là que les manœuvres politiques prennent tout leur sens pour une gestion se voulant durable et accomodante de l’opinion publique dans le sens souhaité. Ainsi on a eu droit à une justification confusionniste (A), à un diagnostic incomplet (B) avec au final un acte doublement impertinent (C).
A- Une justification confusionniste du disfonctionnement de la justice
Sur la base des informations fournies lors de points de presse réguliers tenus par le comité de défense de feu Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, le processus de gestion judiciaire du dossier des assassinats de ces deux illustres personnalités politiques constitue un élément hautement révélateur du degré d’avancement du disfonctionnement de la justice tunisienne.
Tout le mérite de la révélation étayée de ce disfonctionnement et de ses origines politiques revient aux inlassables efforts d’investigation exceptionnellement consentis avec persévérance, abnégation et dévouement par ce comité de défense des deux martyrs.
Les résultats fort significatifs de ces investigations sont venus au fil des années et dans la mesure de l’avancement de l’enquête menée sans relâche par un collectif d’avocats faisant honneur aux tunisiens par un acharnement exceptionnel au rétablissement de la pure vérité au service d’une justice nationale longtemps malade des méandres et aléas du politique.
Ce long et fastidieux processus engagé sur le sentier du rétablissement de la vérité et la dénonciation du disfonctionnement de la justice a été démarré bien des années avant le 23 octobre 2019 et encore plus avant le 25 juillet 2021. Pourtant il n’a jamais été épargné et d’aucune manière, par les vents et les marées qui se sont sans cesse acharnés à l’asphyxier jouissant d’un mutisme assassin des uns et d’un autisme complice des autres.
Ce processus continuera sans nul doute au-delà du 6 février 2022, avec ou sans la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature, son cheminement vers le rétablissement de la vérité et la reconquête d’une justice tunisienne saine située au dessus de tous les intérêts quels qu’ils soient.
Dans cette perspective, la grande majorité des tunisiens est évidemment concordante pour ne pas dire unanime.
Cependant, considérer que la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature, aujourd’hui même, en tant qu’action correctrice du disfonctionnement de la justice tunisienne avéré aux yeux de tous et surtout tel qu’établi à travers l’instruction et les investigations relatives au dossier de l’assassinat des deux martyres cités ci-haut, relèverait de la pure extrapolation politique.
En effet, Le processus de l’état d’exception constitutionnelle déclaré et celui de l’instruction de l’assassinat des deux martyres sont deux processus distincts par l’objet, l’origine, la nature, la motivation, la finalité, la durée et l’étendue.
En outre, la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle n’a pas été initialement motivée par un quelconque mal de la justice, et encore moins par les déboires judiciaires du dossier des deux martyres.
Par ailleurs, sans lui être nécessaire aujourd’hui, une telle dissolution pourrait, sans garanties majeures, faciliter la tache du comité de défense des deux martyres, cependant cette décision n’exclut pas tout risque de pourrissement future du disfonctionnement de la justice tunisienne.
Au vu de l’ensemble de ces considérations on est en droit de conclure qu’il s’agisse d’une tentative peu convaincante de faire coïncider cette dissolution, (une question peu objective sur le fond au vu des circonstances de sa genèse), avec la neuvième journée mémoire de l’assassinat de feu Chokri Belaid le 06 février 2013 (une question emblématique fort significative gagnant méritoirement, avec le temps, au fil des investigations et malgré les réticences d’une certaine justice tel que dénoncé par le comité de défense, une envergure hautement nationale pour l’ensemble des tunisiens, une journée synonyme de disfonctionnement de la justice.)
Cette tentative relève d’un choix délibéré de récupération politique par le recours au vieux procédé trompeur de l’amalgame bien réfléchi. C’est ce qui explique l’association de deux questions distinctes faisant toutes les deux l’objet d’une unanimité nationale : Il s’agit d’une part d’une insatisfaction originelle générale unanime du fonctionnement de la justice en Tunisie. C’est une question qui génère un mal généralisé et chronique qu’il importe absolument de corriger. Il s’agit d’autre part d’une conviction tout aussi forte qu’unanime du bien-fondé de l’impératif de rendre justice de manière équitable, transparente, absolue et tranchante dans l’affaire de l’assassinat des deux martyres feu Chokri Belaid et Mohammed Brahmi. C’est aussi une question qui génère un mal. Cependant, malgré son statut indiscutable de référence incontournable et son impact profond autant sur le devenir de tout un peuple que sur toute réforme future désormais impérative de la justice, il demeure néanmoins un mal circonscrit et circonstanciel.
Cet amalgame entre ces deux questions, autant justes que légitimes toutes les deux et relevant ensemble du même domaine, celui de la justice, ne devrait aucunement servir de justification d’une réforme de fond d’un secteur qui en a objectivement certes grand besoin mais jamais tant que le pays se trouve sous l’état d’exception constitutionnel dont les restrictions propres autant dans la théorie générale que dans le cas tunisien sont connues pour tous.
Cet amalgame ne devrait pas servir non plus de couverture pour régler une opposition d’approche relative aux performances d’une institution portant statut de pouvoir constitutionnel, certes décrié par les citoyens et critiqué par ses paires mais n’ayant jamais fait l’objet de dénonciation publique par la déclaration de l’état d’exception.
B - Un diagnostic incomplet du mal de la justice
Ce dont on reconnait pleinement en tant qu’observateur qui se veut averti de la scène publique et qu’on réalise sans grande peine, c’est bien l’état de santé général fragile de la justice tunisienne qui n’est plus à démontrer aujourd’hui. Par ailleurs le Chef de l’Etat en est bien conscient et il en fait une pierre angulaire de sa démarche nécessairement correctrice des rouages de l’Etat en cette période.
Cependant il semble que la charge de critiques et d’incriminations ait excessivement ciblé une seule partie, le Conseil Supérieure de la Magistrature. Alors que d’autres structures non moins importantes et encore plus déterminantes dans la gestion judiciaire ne donnent pas l’impression d’être sollicitées pour cause de redevabilité au même titre que le Conseil Supérieure de la Magistrature.
Il serait par conséquent fort utile de procéder à l’identification de toutes les structures impliquées dans le champ de la justice et dont en premier lieu le ministère de la justice lui-même, déterminer les missions de chacune et d’en préciser les responsabilités qui en découlent pour chaque structure. C’est uniquement ainsi qu’on peut prétendre tracer le mal, l’identifier et l’extirper efficacement. Cela est valable au double plan individuel(8) et structurel.
C’est une opération bien plus ardue car elle permet d’établir un diagnostic complet et efficace dans la détermination du mal et la mobilisation des moyens adéquats à son traitement. C’est bien dans ces conditions seulement qu’on peut prétendre diagnostiquer le mal en vue de l’éradiquer objectivement et efficacement du corps si étendu et si compliqué de la justice.
C - Un acte de dissolution doublement impertinent
L’acte de dissolution du Conseil Supérieure de la Magistrature ne peut pas être pertinent pour deux considérations majeures : une considération d’opportunité politique et une considération de conformité juridique.
D’une part le Chef de l’Etat ne peut se résoudre à dissoudre le Conseil Supérieur de la Magistrature que s’il le déclare comme présentant au moins partiellement un péril imminent menaçant l’intégrité de l’Etat. Or il ne peut pas le déclarer aujourd’hui comme tel parce que la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle eut lieu plus que six moi auparavant et que le chef de l’Etat n’a jamais considéré cette institution comme tel. Mieux encore, il a continué de traiter et de collaborer avec cette institution et d’accueillir son directoire de manière régulière pendant plus que six mois ce qui n’en fait d’aucune manière une quelconque source de péril imminent.
D’autre part, le décret présidentiel no 117-2021 en date du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles, certes contestés à maints égards, a stipulé dans son article 21 l’annulation de l’Instance Provisoire de Contrôle de la Constitutionalité des projets de lois(9). Mieux encore, il n’a rien touché aux dispositions constitutionnelles relatives au pouvoir judiciaire (Chapitre 5 – articles 102-124). En outre et dans cette même orientation il a pris le soin de préciser, à travers son article 20, que toutes les dispositions constitutionnelles non contradictoires avec les dispositions du décret présidentiel no 117-2021 demeurent en vigueur. Cela est précisément le cas des dispositions relatives au pouvoir Judiciaire(10).
Pour conclure, on est amèrement enclin à constater que la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature à travers une initiative inappropriée, traduit autant par la manière que par la conjoncture, une tendance déviatrice fondamentalement par rapport à l’essence même de l’état d’exception et subsidiairement aux dépens d’une institution, le Conseil des Ministres, organe clef dans le processus controversé de prise de décision mis en place depuis le 22 septembre 2021. Cet organe se trouve désormais publiquement, au vu et au su de tous, réduit à une mission d’enregistrement purement formelle tout en assumant une responsabilité conséquente dans la gestion d’une phase si cruciale et si grave de l’histoire de la Tunisie contemporaine, une phase sensée être ‘’d’exception constitutionnelle’’.
Face à la transgression d’un texte régissant l’état d’exception, certes lui-même contestable, n’est il pas légitime de s’interroger si on est encore en droit de se considérer en état d’exception constitutionnelle?
Face à la déclaration, par voie de presse, de la dissolution d’une institution constitutionnelle, n’est-il pas légitime de s’interroger si on est encore en droit de se considérer en Etat de droit ?
Au final n’est-il pas plus légitime de s’interroger si le fondement juridique de l’exception est viable?
Au fil de l’évolution des évènements il s’avère de plus en plus difficile de répondre objectivement par l’affirmative.
Par moments, les idées les plus absurdes et les plus confuses nous envahissent si massivement qu’on se croit paradoxalement installés dans une clarté certes éphémère mais suffisante pour nous permettre par enchantement de préserver notre espoir en l’avenir. La source profonde de cette clarté est notre amour inconditionnel de notre patrie. Que Dieu préserve notre Tunisie si chère à tous.
Mondher Rezgui
Chercheur en Sciences Politiques
Tunis le 14 février 2022
1- Transcription du passage correspondant en arabe de l’allocution présidentielle du 25/07/2021 :
..."سأتولّى بنفسي من بين القرارات التي اتخذتها رئاسة النيابة العمومية حتّى تتحرّك في إطار القانون لا أن تسكت على جرائم ترتكب في حقّ تونس ويتمّ إخفاء جملة من الملفّات في أضابير وزارة العدل أو في ملفّات المجلس النيابي"...
Ce passage n’a pas été repris dans le communiqué de la Présidence de la République relatif à la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle.
2- Communiqué de du Conseil Supérieur de la Magistrature en date du 26/07/2021 – Passage du texte original en arabe :
..."النيابة العمومية جزء من القضاء العدلي يتمتّع أفرادها بنفس الحقوق والضمانات الممنوحة للقضاء الجالس ويمارسون مهامّهم في نطاق ما تقتضيه النصوص القانونية الجارية"
3- Traduction du passage du communiqué de la Présidence de la République relatif à la réunion du Conseil des Ministres :
"وأذن رئيس الدّولة لوزيرة العدل بإعداد مشروع يتعلّق بالمجلس الأعلى للقضاء".
4- Décret- loi n° 2022-4 du 19 janvier 2022, portant modification de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature.
5- Une telle visite ne figurent pas parmi les activités présidentielles pendant la même période (février) des années 2020 et 2021. Il s’agirait vraisemblablement d’une coïncidence quand bien même étrange.
6- Cette déclaration ne sera pas validée ultérieurement par le Chef de l’Etat lors du Conseil des Ministres.
7- Journal Officiel de la République Tunisienne no 16, en date du 13 février 2022.
8- Selon les affirmations du Chef de l’Etat il aurait déjà un grand nombre de dossiers incriminant des éléments douteux.
9- الفصل 21 : تُلغى الهيئة الوقتية لمراقبة دستورية مشاريع القوانين.
10- الفصل 20 : يتواصل العمل بتوطئة الدستور وبالبابين الأول والثاني منه، وبجميع الأحكام الدستورية التي لا تتعارض مع أحكام هذا الأمر الرئاسي.
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