L’amnistie au sens du décret-loi n°2022/10 relatif aux chèques sans provisions: La faveur qui risque de défavoriser!
Par Najet Brahmi Zouaoui. Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis. Avocate près la Cour de Cassation. Secrétaire Générale de l’Alliance internationale des Femmes avocates auprès de Genève.
1- Annoncé en conseil des ministres du 10 février 2022, le décret-loi portant amnistie relative aux chèques sans provision vient d’être signé par le Président de la République et publié au Jort du 13 février 2022. Il s’agit du décret-loi n°2022/10 portant amnistie relative aux chèques sans provision.
2- Composé de trois articles, le décret-loi appelle à quelques remarques préliminaires:
3- Le décret-loi n° 2022/10 est tout d’abord un texte d’exception qui retient une amnistie dans des conditions strictement limitées aussi bien d’un point de vue fondamental que chronologique. Il est rattaché moins aux règles du fond de droit pénal que des règles de la procédure. L’amnistie devant naturellement se rattacher aux règles de la procédure pénale.
4- Ensuite, le décret-loi n°2022/10 n’a pas pour objet de règlementer l’établissement de l’infraction du chèque sans provision qui demeure régie par les articles 410 ter et suivants du code de commerce. Quiconque commet et commettra cette infraction sera toujours jugé sur la base des dispositions du code de commerce. Le présent décret-loi n’a rien à voir avec le projet de loi élaboré par l’ARP, du temps de son fonctionnement et portant réforme du droit des chèques sans provision(1)
5- Enfin, le décret-loi n°2022/10 s’inscrit dans un mouvement de dépénalisation des infractions économiques traduisent particulièrement dans la loi de finances 2022(2). Il ne devrait donc et a priori que forcer la conviction. La dépénalisation étant de mise ces derniers temps. Cependant, le décret-loi n° 2022/10 suscite la réserve dans la mesure où il retient deux conceptions notoirement contradictoires de l’amnistie: Une conception trop restrictive au niveau de l’article premier du décret-loi (Première partie) et une conception trop extensive dans l’article 2 du même décret-loi (Deuxième partie). Soulignons d’emblée une contradiction au niveau de la logique du texte!
I - L’amnistie au sens de l’article 1er du décret-loi, une faveur qui risque de défavoriser!
6- De par son domaine restrictif (B), l’amnistie(A) au sens de l’article 1er du décret-loi n° 2022/10 risque de défavoriser certaines personnes.
A- Notion de l’amnistie
7- L’amnistie «a pour effet de supprimer rétroactivement le caractère délictueux des faits auxquels elle se rapporte. Elle peut être accordée alors qu’aucune peine n’a encore été prononcée ou après une condamnation définitive. Celle-ci est alors effacée et aucune information ne figure au casier judiciaire des bénéficiaires de la mesure. L’amnistie est généralement décidée après des changements politiques conséquents à des révolutions, coups d’Etat, élections présidentielles ou autres»(3). Elle tient en principe d’un texte de loi. Elle est aussi décidée sous forme de décret-loi lorsque le cas échait et notamment dans le cadre d’un Etat d’exception ou d’une période de transition. Et pour s’en tenir à un seul exemple de l’histoire récente de la Tunisie, on cite le décret-loi n°2011/01 du 11 février 2011 portant amnistie.(4) Le fait qu’il soit le premier à avoir été promulgué après la révolution du 14 janvier 2011 est en soit très révélateur de l’importance d’une amnistie dans un Etat ou régime nouveau. Le décret-loi n° 2022/11 répondrait du même souci.
8- Ainsi définie, l’amnistie diffère de la grâce avec laquelle, elle risque parfois d’être confondue. Aussi et tout en soulignant que les deux techniques se rapprochent du point de vue tendance vers la dépénalisation, il est à souligner plusieurs différences notamment liées à la forme et au fond des deux procédés. En la forme, l’amnistie est un texte qui se vote et qui prend selon les cas, la forme d’une loi ou d’un décret-loi. Il en va autrement de la grâce qui tient d’une décision individuelle du Président de la République. Au fond, l’amnistie peut porter soit sur des faits délictueux soit sur des infractions qui sont en cours d’être jugées, alors que la grâce ne concerne que la suppression de la peine dans son intégralité ou en partie et ce dans la phase de son exécution et après un jugement définitif. L’amnistie n’efface pas la peine qui continue à figurer dans le casier judiciaire.
B) Domaine de l’amnistie
9- Aux termes de l’article 1er du décret-loi n °2022/10: «L’amnistie est accordée à toute personne ayant émis un chèque sans provision pour lequel une attestation de non-paiement ou un procès-verbal de protêt de non-paiement aura été dressé au siège de la banque en question avant la publication de ce décret-loi, et qui aura, avant le 31 décembre 2022:
• Constitué la provision auprès de la banque tirée au profit du bénéficiaire ou consigné le montant de ladite provision à la trésorerie générale de la Tunisie au profit de ce dernier tout en apportant la preuve de ladite consignation ou le paiement intégral de la provision en vertu d’un acte authentique ou sous seing privé.
• Procédé au paiement des frais de notification à la banque tirée ou les frais du protêt établi au siège de la banque ainsi que ceux de sa notification au bénéficiaire ou sa consignation à la trésorerie générale de la Tunisie».
10- Dans cette hypothèse, l’infraction de l’émission du chèque sans provision est consommée au niveau de ses éléments mais n’est pas encore à un stade contentieux. L’article prévoit l’amnistie pour des faits délictueux de nature à établir l’infraction du chèque sans provision. Celle-ci sera établie lorsque les conditions suivantes sont cumulativement vérifiées:
1- Emission d’un chèque sans provision.
2- Etablissement d’une attestation de non-paiement.
3- Un établissement de l’attestation de non –paiement antérieur à la publication du présent décret-loi.
4- La constitution de la provision doit se faire avant le 31 décembre 2022.
11- Ainsi identifiées, les quatre conditions se ramènent à deux catégories. Celles d’ordre fondamental synonymes de l’émission du chèque sans provision et de la constitution de la provision. Et celles d’ordre chronologique synonyme des dates de l’établissement de l’attestation de non-paiement et celle de la constitution de la provision. Les premières ne posent aucun problème puisqu’i s’agit des actes justifiant l’amnistie à savoir une infraction (émission d’un chèque sans provision) et une régularisation (à savoir la constitution de la provision). Les secondes suscitent cependant des réserves. Celle liée à la date de l’établissement de l’attestation de non-paiement serait manifestement critiquable. La réserve sera d’autant plus justifiée que la date antérieure de l’établissement de l’attestation de non-paiement ou du protêt est réellement source d’injustice entre les personnes concernées par l’amnistie.
12- La définition de la date de l’établissement de l’attestation de non-paiement tient en l’occurrence d’un préalable indispensable à la critique liée à son caractère préalable à la publication. La date de l’établissement par la banque tirée de l’attestation de non-paiement est-elle impérativement définie par la loi ? Une réponse affirmative doit être avancée !
- La date de l’établissement du certificat de non-paiement, une condition essentielle de l’amnistie:
13- C’est l’article 410 ter du code de commerce qui définit expressément et impérativement la date de l’établissement par la banque tirée du certificat de non-paiement.
14- Aux termes de cet article : « Tout établissement bancaire tiré qui refuse le paiement d’un chèque, en tout ou partie, pour défaut, insuffisance ou indisponibilité de provision doit porter au verso du chèque la date de sa présentation, payer au porteur ce qui existe de la provision ou l’affecter à son profit et inviter le jour même le tireur, par télégramme, télex, fax ou par tout autre moyen similaire laissant une trace écrite, à approvisionner son compte ou à rendre la provision disponible et ce, dans un délai ne dépassant pas trois jours ouvrables, dans les banques à compter de la date du refus de paiement.
Si le tireur ne répond pas à cette invitation dans ledit délai, l’établissement bancaire tiré doit établir, le jour ouvrable suivant l’expiration du délai précité, un certificat de non-paiement.».
15- Réellement, l’établissement de l’attestation du non-paiement se fait le 4ème jour à partir de la date de la présentation du chèque au paiement et du refus de paiement qui lui est conséquent. Et lorsque celui-ci est un jour férié, un dimanche ou un samedi, le jour ouvrable sera autre puisqu’il peut s’agir, selon les cas du 5ème ou sixième jour suivant le refus du paiement.
16- Dans notre lecture de l’article premier du décret-loi n° 2022/10, il semble que la date de la publication du décret-loi qui correspond au dimanche 13 février 2022 est en mesure de créer problème dans le sens d’une discrimination entre deux catégories de personnes: celles qui dont un refus de paiement a été constaté le lundi 7 février et celles dont le même refus a été établi le 8 février 2022. Les premières vont devoir bénéficier de l’amnistie et les secondes n’auront pas à en profiter pour la simple raison de la date de la publication du décret-loi n2022/10 comme il sera ici démontré !
- La date de la publication du décret-loi est de nature à restreindre le domaine de l’amnistie:
17- L’article 1er du décret-loi n° 2022/10 susvisé fait de la date de l’établissement du certificat de non-paiement du chèque une condition de l’amnistie. Celle –ci doit précéder la publication du décret-loi en question. En fait, il s’agira de toutes les attestations de non-paiement établies au plus tard le vendredi 11 février 2022. Celles-ci devaient constater un refus de paiement du lundi 7 février 2022. Ce sont les trois jours ouvrables à partir du refus du paiement au sens de l’article 410 ter du code de commerce qui permettent de telles définitions des dates. Les certificats de non-paiement établi par la banque tirée le lundi 14 février ne justifient point un bénéfice de l’amnistie quoiqu’elles constatent un refus de paiement du mardi 8 février 2022! Les samedi 12 et dimanche 13 février n’étant pas des jours de travail administratif.
18- Seront ainsi exclues du domaine de l’amnistie toutes les personnes qui ont émis des chèques sans provision et dont un refus de paiement aura été constaté le mardi 8 février 2022. Le législateur, aura restreint le domaine de l’amnistie en la subordonnant à l’établissement du certificat de non –paiement ! Cela devrait contraster avec l’intention même du législateur particulièrement convaincu de l’idée de la conciliation en matière économique.
19- L’amnistie aurait dû être subordonnée non à l’établissement de l’attestation de non-paiement mais à la date du refus de paiement dûment constaté par la banque tirée. Notre lecture de la réalité de l’application du décret-loi n°2022/10 serait d’autant plus justifiée que la logique de l’amnistie ne saurait jamais s’aligner sur celle de l’établissement de l’infraction. La première devant profiter à toute personne en mesure de répondre de la logique de l’amnistie. Et la seconde-à savoir l’incrimination- cherche à sanctionner un comportement criminel et se veut du coup au maximum que possible restrictive. Or, il va sans dire que dans la logique de l’amnistie en matière de chèque sans provision, le souci du législateur c’est de permettre au maximum que possible aux signataires de chèques sans provision d’en assurer le paiement quel que soit le stade de la procédure engagée contre eux (du constat de refus aux procédures judiciaires devant les tribunaux). Le Président de la République lui-même dans le conseil de ministre du 10 février 2022 et à l’occasion de la présentation du décret-loi n° 2022/10 l’a bien affirmé «Celui qui paye, quitte la prison a-t-il dit».
20- L’amnistie devrait-en bref être subordonnée moins à la condition de l’établissement de l’attestation de non-paiement qu’à celle du refus du paiement du chèque constaté par la banque tirée juste après la présentation du chèque au paiement. Cette façon de concevoir le texte permettrait de surcroit de restaurer une égalité entre tous les signataires de chèques sans provision qui auraient bien cru en un mouvement général de conciliation ! Le législateur ne devrait pas en tout cas prendre par la gauche ce qu’il aura donné par la droite !
II-L’amnistie au sens de l’article 2 du décret-loi n° 2022/10 ou la faveur largement conçue!
21- Aux termes de cet article : « L’amnistie est accordée à toute personne qui aura fait l’objet de poursuites judiciaires pour chèque sans provision ou aura été condamnée pour émission de chèque sans provision avant la publication de ce décret-loi ; et qui aura procédé au règlement dans les conditions et délais de l’alinéa premier de l’article 1er du présent décret-loi ».
22- Bénéficient ainsi de l’amnistie les personnes contre qui des procédures judiciaires ont été ouvertes et celles qui ont été condamnées pour le même motif pourvu qu’elles procèdent au règlement du montant du chèque et des frais de notification à une date qui ne peut en aucun cas dépasser le 31 décembre 2022.
23- L’amnistie profite ainsi à des prévenus et accusés en cours de procédure judiciaire mais aussi aux condamnés après prononcé de jugement de condamnation. Le domaine de l’amnistie répondrait ainsi de la logique de cette faveur qui tend, l’a-t-on déjà souligné à assurer une conciliation générale basée sur l’acquittement de chacun de ses dettes à l’égard de l’autre.
24- L’article 2 du décret-loi n° 2022/10 répond ainsi et pleinement à la logique de l’amnistie. Il n’est cependant pas moins sans s’opposer à l’article 1er susvisé qui; l’a-t-on déjà souligné, exclut du domaine de l’amnistie les personnes dont un constat de refus de leur chèque a été établi par la banque tirée et dont une attestation de non-paiement n’a pas été établie avant la publication du présent décret-loi.! Ces personnes seront contraintes à un contentieux judiciaire et c’est à ce moment-là qu’elles peuvent profiter de l’amnistie au sens de l’article 2 du décret-loi ! Alors qu’une petite retouche du texte aurait suffi à tracer la ligne de démarcation entre le judiciaire et l’extra-judiciaire tout en préservant une égalité de chance pour les deux catégories de personnes au sens des articles 1 et 2 du décret-loi. Celles qui auront émis un chèque sans provision avant la publication du décret-loi n 2022/10 et celles qui ont fait l’objet de procédures judiciaires et aussi de jugements de condamnation avant la même date. L’amnistie aurait mieux été conçue si le législateur se serait limité à la seule condition du refus de paiement par la banque tirée au niveau de l’alinéa premier. La pratique bancaire ne tarderait pas à nous révéler ses enseignements!
Najet Brahmi Zouaoui
Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
Avocate près la Cour de Cassation
Secrétaire Générale de l’Alliance internationale des Femmes avocates auprès de Genève.
1) Projet de loi portant réforme de la législation des chèques sans provision envoyé le 21 juillet au CSM pour avis.
2) La loi de finances retient plusieurs formes d’amnistie fiscale, voir dans ce sens les articles 30, 66, 67, 71 et 72 particulièrement.
3) Etude de législation comparée n°177/octobre 2007, L’amnistie et la grâce
4) Sur une étude d’ensemble du décret-loi n°2011/1 du 11 février 2011, voir Brahmi Zouaoui (N), La réparation à l’épreuve de la révolution, Mélanges dédié au Doyen Mohamed Salah Ben Aissa, Tunis 2021, p275.
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Toute faveur ne défavorise t-elle pas ? On pourrait à la limite accepter les faveurs rendues nécessaires pour causes bien fondées de solidarité ou d'intérêt national. ne vivons nous pas un excès de favoritisme et d'avantages depuis longtemps ?