Le beau legs des enfants de la fille de Mateur : Annie Taieb Goldmann (Vidéo)
Raconter dans un devoir de mémoire et de gratitude pour ce grand monsieur Habib Kazdaghli qui a bien voulu m'y convier. Je ne saurai assez le remercier.
Lieu: La somptueuse bibliothèque nationale que je foule pour la première fois de ma vie. L'ambiance est solennellement belle presque sacrée.
Entre les prises de paroles des différents intervenants entre, la directrice de la bibliothèque nationale, les organisateurs et les représentants d'associations œuvrant tous pour une Tunisie plurielle, le souffle m'est presque coupé.
Il est définitivement happé quand son fils Philippe Serena Goldmann Gota a pris la parole pour nous expliquer.
Annie Taieb Goldmann, sa défunte maman née à Mateur, décédée en France en 2020, auteure de nombreux ouvrages d'une extrême richesse en fait donation au Musée du Patrimoine écrit.
Le legs devenu familial est particulièrement important à mes yeux parce qu'il parle comme un conteur condamné à l'errance pendant plus de soixante ans.
Annie a quitté malgré elle la Tunisie en 1961 avec sa famille. Son père, un éminent pharmacien a fermé son officine florissante. Mais il fallait émigrer En France sans se retourner
. L'exode, l'exil et l'errance était leur seule échappatoire. Annie le raconte dans certains extraits que son fils cadet Philippe nous a généreusement délivrés.
Philippe torture un kleenex entre ses mains. Sa voix s'entrecoupe pudiquement d'émotions de temps à autre. Son aîné Michel raconte à son tour que même né en France sa maman s'est arrangée pour l'envoyer petit enfant vivre dans son pays natal quatre années de suite.
Toujours à Mateur. Un autre extrait où Annie, cette belle brune raconte Mateur, une ville antique du plus grand lac d'Ichkeul d'eau douce d'Afrique et du parc du même nom protégé par l’Unesco pour la richesse de sa flore et faune.
Mais aussi ville de la résistance au colon français. Tout Bizerte englobant la ville de Mateur a connu un véritable soulèvement et de sanglantes émeutes vivement maîtrisées par le commandant français d'antan faisant des morts et des blessés.
Son père tunisien de la tête au pied profondément enraciné dans chaque fibre et grain de terre de Bizerte, partisan d’une Tunisie libre et indépendante sait qu'il doit faire ce choix terrible de s'exiler avec sa famille vers la France. Terrible dilemme. Un outrageux paradoxe. Un autre "choix de Sophie" parce que la guerre n'a pas d'âme. Annie et sa famille sont juifs et dans la guerre, les amalgames ne font jamais défaut. Ils sont cruels et infâmes.
Le juif était certes tunisien, rien à voir avec la France. Il a vécu en Tunisie depuis des siècles bien avant même les arabes selon les témoignages d'historiens et de découvertes archéologiques.Et pourtant, les identités sont souvent meurtrières surtout religieuses. Le père d'Annie l'a vite compris et la survie des siens en dépend aussi. Annie reprend dans son extrait une phrase terrible qui tambourine avec émoi encore en moi: "Le privé est politique".
Des vies comme maintenant en Ukraine sont scellées à la mort, la disparition ou la diaspora forcée parce que le privé est politique...
Oui, tout est politique jusqu'au travail de mémoire. S'il n'est pas sérieux, fidèle, honnête et intègre, il sera politique.
Et le sang des innocents, la déchirure des départs forcés ne serviront qu'aux vainqueurs.
Annie a compris rapidement cela et a décidé la sauvegarde de la mémoire qui passe du bougainvillier pourpre et blanc millénaire au jasmin éternel jusqu'à sa ville oubliée.
Elle se met à l'écriture et son écriture comme dans une gymnastique de style revient éloquente, chirurgicale presque pour dénoncer les tabous et les injustices surtout faites aux femmes.
Une écriture toujours emprunte de sa Tunisie profonde dont elle a été douloureusement séparée adolescente.
Ses enfants et ses petits enfants ont décidé d'en faire cadeau à ce pays dont elle ne s'est comme tout tunisien juif ou juif tunisien jamais coupé. L'émotion est au summum du rendez-vous.
Pour eux, fortement certainement parce que héritiers et généreux donateurs mais aussi pour nous.
Tunisiens à jamais comme elle d'un pays fortement enraciné en nous qui chaque jour creuse en nous depuis la révolution de 2011 des saignées douloureuses et des dérives dangereuses.
Et pourtant, à chaque fois que le soleil se cache, décide de ne plus se lever et que l'ombre de la fin et de la faillite totale tombe sur le pays comme un épais rideau de plomb, un fin ruban doré déchire le tout comme ce matin à la salle Tahar Haddad de la bibliothèque nationale.
Je ne saurai jamais bien expliquer ni décrire ce que j'ai saisi ce matin. Mais chose dont je suis infiniment sure et solidaire c'est de cette Tunisie plurielle que nos séniors et ténors comme Serge Moati Albert Memmi Nine Moati Fawzia Zouari Habib Kazdaghli et ce matin Annie Taieb Goldmann élèvent au sommet des étoiles.
La mémoire rend éternelle. C'est de cela que j'ai abdiqué quand j'ai été dans cette instance faussement de vérité et de dignité de Sihem Ben Sedrine and co. Leur train de vérité et dignité avait déraillé avant même de démarrer.
A ma Tunisie, moi aussi, je me dois l'amour inconditionnel de mes aînés. D'où mon insurrection avec mon collègue Mustapha Baazaoui.
Dr. Lilia Bouguira
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Merci Madame pour ce bel article qui reflète bien l’émotion et l’intensité de ce que nous avons vécu. Je me permets d’apporter 2 corrections qui ont pu échapper en raison du nombre d’échange et d’informations que nous avons eu sur cette histoire riche et complexe: 1) Annie Taieb n’a pas été forcée de s’exiler. Partie faire des études en 1954 à Paris, elle y a rencontré Lucien goldmann , l’a épousé en 56, année où elle a eu son premier enfant. Sa vie se dessinait donc à Paris, mais ses lien avec la Tunisie étaient extrêmement fort, au point que son fils a grandit là-bas jusqu’à ce qu’il aille à l’école. C’est sa famille (son père et sa mère) qui a dû tout quitter en 61 et venir en france habiter avec elle (mais son père, n’ayant pas supporté la rupture est décédé 3 mois après ). 2) son père faisait parti de ces juifs qui avaient la nationalité française. Mais il était effectivement “tunisien de la tête au pied” et favorable à l’indépendance dont il espérait une belle modernisation pour le pays. Merci de votre présence hier, et d’avoir fait partager ce moment à vos lecteurs Bien cordialement Philippe Goldmann