Tunisie: Cultivons notre jardin et moulons notre grain
Par Ridha Bergaoui - Après la pandémie du covid-19, la guerre entre l’Ukraine et la Russie, vient perturber gravement les échanges commerciaux internationaux. Ces échanges deviennent de plus en plus difficiles et les prix des matière premières, du pétrole, du gaz et du blé ne cessent d’augmenter.
La Tunisie est déficitaire en céréales et importe chaque année de l’Ukraine des quantités importantes de blé.
Les prix des céréales ne cessent de flamber
L’Ukraine, qui dispose d’importantes réserves, a interdit récemment l’exportation de son blé. D’autres pays exportateurs refusent également de vendre ou installent des quotas.
Les pays importateurs augmentent la pression en cherchant à assurer au plus vite leurs approvisionnements en céréales. Les difficultés de logistique et de transport maritime, se sont empirées et les frais ont considérablement grimpé. Par ailleurs, la guerre actuelle risque de gravement perturber les campagnes agricoles actuelle et à venir en Ukraine et en Russie et de réduire l’offre mondiale en blé et autres céréales.
Depuis quelques années, les céréales sont utilisées pour la fabrication des agro-carburants. Avec l’augmentation du prix du pétrole (qui a atteint il y a quelques jours les 130 dollars/baril) certains pays grands producteurs de céréales seront tentés de développer cette activité dans un souci de sécurité énergétique.
L’augmentation du prix de pétrole et du gaz va avoir des incidences importantes sur tous les produits industriels et une conséquence grave sur les populations avec une augmentation du cout de la vie, de l’inflation et la destruction du pouvoir d’achat des consommateurs.
Chacun pour soi
La crise de la covid-19 et la guerre actuelle, ont bien montré que la mondialisation n’a plus aucun sens et que chaque pays défend en premier ses intérêts. Trump l’avait bien dit « America first » et le retrait des forces armées américaines d’Afghanistan en aout dernier sous le président Biden, ou celui des Français du Mali au mois de février sont très révélateurs.
La mondialisation économique, le libre échange (des marchandises, des capitaux, des services, des personnes…) n’a plus aucun sens. « Chacun pour soi, Dieu pour tous ». L’Internet et les réseaux sociaux sensés rapprocher les peuples se sont révélés de précieux outils aux mains des puissances pour manipuler l’opinion publique, la dominer et l’asservir. La solidarité internationale n’est qu’hypocrisie et l’intérêt national devient l’unique devise. Chaque pays doit compter sur ses moyens et doit lutter pour sa sécurité énergétique, alimentaire, économique, sanitaire…
La Tunisie dépendante
La Tunisie importe plus de 70% de ses besoins en céréales aussi bien pour l’alimentation humaine qu’animale. Il est tout à fait incompréhensible, irresponsable et scandaleux qu’on arrive à cette situation de dépendance surtout pour le blé tendre, dont l’importance symbolique et alimentaire n’est plus à démontrer. Les émeutes du pain en janvier 1984 ainsi que la révolution décembre 2010-janvier 2011, où les Tunisiens brandissaient des baguettes de pain et scandaient « pain et eau et jamais un retour en arrière », en sont la preuve évidente.
Jusqu’en 2010, le Ministère de l’Agriculture, avait une stratégie et un programme pour atteindre notre autosuffisance en blé (comprenant entre autres l’intensification de la culture aussi bien en sec qu’en irrigué, l’amélioration variétale…).
Depuis la révolution, tout a été détruit, aucune visibilité, aucune vision future et stratégie. L’administration s’est écroulée et a cédé la place à la corruption, la spéculation et l’anarchie. Toutes les filières de production, opérationnelles jusqu’en 2011, ont été fragilisées, étranglées et consciemment détruites. Pendant ce temps nos politiques se livraient à des batailles féroces pour se partager le gâteau et se tailler le plus gros morceau. La pandémie covid-19 a empiré la situation et multiplié les dégâts socio-économiques.
Il est temps d’agir
La situation actuelle catastrophique doit nous inciter à voir la situation en face et essayer de relancer le pays. Le retour du Ministère de l’économie et de la planification est un bon signe pour élaborer des stratégies, des politiques et des plans de développement et ne plus naviguer à vue le jour au jour.
En Tunisie, l’agriculture a été toujours un pilier économique très important aussi bien en matière du part du PIB, de travail de la main d’œuvre, de rentrée de devises… Malheureusement c’est le secteur qui a été le plus marginalisé, maltraité, délaissé, mal vu et mal considéré. Les agriculteurs ont été toujours abandonnés et laissés en pâture à la merci des spéculateurs, des intermédiaires et des fournisseurs d’intrants. La sécheresse, le changement climatique, les inondations et autres catastrophes ainsi que les diverses pathologies ont mis à genoux les petits agriculteurs démunis et appauvris. L’importation anarchique et mal programmée des produits agricoles a détruit la balance commerciale et l’équilibre fragile des filières.
Malgré ce tableau obscur, il reste encore des lueurs d’espoir et des possibilités intéressantes pour se rattraper.
Des possibilités existent
Les solutions existent, elle ssont connues et les spécialistes ont fait de nombreuses propositions intéressantes. Sans être exhaustif, on peut en citer quelques-unes:
A court terme
La campagne agricole bat son plein, il est nécessaire d’accompagner les agriculteurs pour la terminer dans les meilleures conditions et avoir des rendements intéressants et une bonne production. Quoique notre agriculture dépende étroitement de la pluviométrie et que l’année est plutôt déficitaire, le plus important est plutôt la répartition de la pluie et non la quantité. Les pluies de mars sont très favorables pour la croissance des plantes.
• Veiller à assurer la fourniture de tous les intrants nécessaires (engrais, désherbants …). Organiser correctement la récolte, l’enlèvement et le stockage de la production céréalière. Relever le prix à la production des céréales en tenant compte des prix réels des intrants et des couts de production pour ne pas pénaliser les producteurs.
• Assainir la situation financière de l’Office des Céréales pour lui permettre, sans retard, le paiement et le déchargement des livraisons de blé
• Lutter contre les pertes et le gaspillage alimentaire. Il est inconcevable de continuer à jeter du pain dans les poubelles. Il est urgent de sensibiliser à travers des campagnes médiatiques le consommateur et les jeunes de l’importance du pain et des moyens de le limiter et le combattre. Il faut souligner que les difficultés actuelles de disponibilité du pain, dans certains quartiers, augmente encore le gaspillage et la crise sachant que le consommateur a tendance à en acheter plus que ce dont il a besoin
• La lutte contre la spéculation et la corruption doit être poursuivie sans relâche, tout en condamnant sévèrement les criminels
• Des efforts doivent être menés par les boulangers pour améliorer la qualité du pain et réduire le taux de sel
• Faire intervenir la diplomatie économique pour assurer nos approvisionnement (la France, notre partenaire et allié principal et historique, est un grand producteur de blé et dispose de stocks importants)
• Le problème de la dépendance en blé est commun à tous les pays de l’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Egypte, Libye…), pourquoi ne pas coordonner ensemble et s’entraider ?
L’augmentation des prix des céréales et de l’énergie vont mettre notre élevage en de très graves difficultés. Notre élevage surtout avicole et laitier est étroitement lié à l’importation du maïs, de l’orge, du son et du soja. L’aliment représente plus de 65% des couts de production des produits (lait, viande et œuf). Toute augmentation du prix du maïs et du soja va entrainer une augmentation immédiate des couts de production et va mettre à rude épreuve la rentabilité et la durabilité de notre élevage avec de graves conséquences au niveau du producteur et du consommateur.
A moyen et long terme
• Revoir et restructurer sans plus tarder les terres domaniales actuellement très mal exploitées et même délaissées. Chaque jour, l’Etat récupère des terrains occupés et exploités à tort par des privés. Ces parcelles et exploitations sont remises à l’OTD qui trouve déjà d’énormes difficultés à gérer les siennes et ne dispose ni des moyens financiers ni humains pour assurer la bonne exploitation de ces terres. L’expérience des lots techniciens a donné d’excellents résultats. Ces parcelles confiées à des diplômés des écoles agricoles ont été exploitées d’une façon rationnelle et ont constitué des pôles de rayonnement intéressants pour toute la région.
• Mettre au point des stratégies agricoles claires et se fixer des objectifs réalistes pour développer l’agriculture et assurer notre sécurité alimentaire
• Revoir la politique d’exportation des produits agricoles (notre huile d’olive est bradée à l’export alors que nous importons de grandes quantités d’huiles végétales)
• Revoir la carte agricole en tenant compte du changement climatique, de la sécheresse et de la réduction des ressources hydriques. Les cultures secondaires exigeantes en eau doivent être limitées. Il faut tenir compte des priorités nationales.
• Il faut veiller à améliorer la productivité des cultures, la marge d’amélioration est énorme particulièrement en matière de blé où le rendement moyen en pluvial n’est que d’environ 15 qx/ha alors qu’il est possible d’atteindre dans les mêmes conditions pluviométriques les 30qx. En irrigué, il est possible de doubler de rendement et d’obtenir plus de80 qx/ha.
Il faut d’une façon générale accorder à l’agriculture la place qui lui revient en tant que pays essentiellement agricole qui dispose de peu de ressources naturelles. Placer l’agriculteur au centre de nos préoccupations, le motiver, l’encadrer et l’encourager. La vulgarisation doit être revue et réorganisée pour une plus grande proximité avec les agriculteurs. Il y a également lieu de simplifier toutes procédures administratives fastidieuses et inutiles et combattre l’immobilisme et la bureaucratie.
Le problème de l’eau doit être considéré avec beaucoup de sérieux. La Tunisie risque le stress hydrique et le manque d’eau. Il faut revoir toutes nos stratégies pour mobiliser toutes nos ressources (y compris les eaux non conventionnelles : eaux usées traitées, la désalinisation de l’eau de mer et des eaux saumâtres…), lutter contre les pertes dans les canalisations et le gaspillage, et bien gérer les demandes.
Le problème foncier est également très grave. L’agriculture tunisienne s’appuie sur une multitude de très petites exploitations gérées par des agriculteurs la plupart peu instruits et âgés. Ces agriculteurs ont très peu de moyens et ne peuvent exercer l’agriculture dans les conditions optimales. Ils n’ont généralement pas accès aux crédits bancaires soit qu’ils sont déjà endettés soit qu’ils sont dans l’impossibilité d’offrir des garanties à la banque (comme un titre foncier par exemple). Le problème d’héritage et de succession ne fait qu’empirer la situation et entraine plus de morcellement. Il est nécessaire d’assainir la situation foncière des terres agricoles (les terres habous et collectives existent encore et concernent une grande partie de la surface agricole).
L’expérience des coopératives du temps de Ben Salah a laissé une mauvaise impression et les agriculteurs rejettent systématiquement toute forme d’association. Il faut faire plus pour convaincre les petits agriculteurs à s’organiser et se regrouper pour faire face aux puissants lobbies des fournisseurs et des intermédiaires.
Conclusion
La pandémie et la guerre Ukraine-Russie ont bien montré la fragilité de nos modes de consommation et de production. L’agriculture, dont dépend notre sécurité alimentaire, doit être placée au centre de nos préoccupations et nous devons lui accorder l’importance qu’elle mérite aussi bien sur le plan social qu’économique et stratégique. Il faut revoir toutes nos filières de production, nos stratégies et nos méthodes d’organisation et de travail.
La recherche est un outil incontournable pour trouver les solutions techniques adéquates. Un appui particulier à la recherche agricole et l’établissement de programmes nationaux visant l’amélioration de la productivité des produits stratégiques, l’économie de l’eau et la lutte contre le réchauffement climatique sont indispensables.
La disponibilité en eau, le foncier, les circuits de commercialisation, la disponibilité des engrais et des intrants, la vulgarisation et l’encadrement des agriculteurs sont des composantes essentielles pour améliorer la productivité, la rentabilité et la production des produits agricoles. Ceci permet également de maitriser l’inflation, la détérioration du pouvoir d’achat et les mécontentements et soulèvements populaires.
Enfin, la stabilité politique et le sens du patriotisme et de l’intérêt national restent des facteurs déterminants en cette période de crise qui risque de durer. Il est vrai que nous avons fait la révolution du jasmin mais la vraie révolution pour l’autonomie et l’autosuffisance alimentaire reste encore à faire.
Ridha Bergaoui
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