Tunisie: Qu’avons-nous fait de notre patrimoine religieux ? Réflexion sur un patrimoine catholique en devenir
Par Adnen el Ghali - En accédant à l’indépendance en mars 1956, le Royaume de Tunisie offrait toutes les apparences d’un cosmopolitisme accompli. Malgré les tentatives de déstabilisation portées par l’esprit colonial, la société tunisienne vivait une cohabitation harmonieuse des différentes communautés religieuses qui la composaient. Le Cheikh el Islam, l’Archevêque catholique et le Grand-rabbin en étaient les piliers institutionnels et jouissaient de positions élevées à la Cour de Mohamed Lamine Bey, XIXe possesseur du Royaume de Tunisie.
Si les fonctionnaires français ont quitté le pays peu après la proclamation de l’indépendance, les communautés européenne, chrétienne et juive étaient dans un premier temps sereines quant à leur avenir et continuaient leur vie dans une nouvelle Tunisie avec laquelle elles entretenaient des liens remontant, pour certaines familles, au XVIIIe siècle.
La proclamation de la République, le 25 juillet 1957, est annonciatrice d’un tournant laïcisant dont les élites libérales, toutes confessions confondues, sont porteuses et qu’elles saluent comme une démarche nécessaire pour s’engager dans la voie d’une modernité attrayante à bien des égards.
Toutefois, le changement de régime a des implications insoupçonnées et s’accompagne de mesures économiques prises par l’État tunisien entendant privilégier ses nationaux sur le marché de l’emploi, notamment à travers la loi du 5 novembre 1959 qui subordonne l’obtention d’une carte de travail au fait que l’emploi ne peut pas être rempli par un Tunisien. Il s’agit de la «tunisification du secteur étranger» entamée dès l’accession à l’indépendance et que le gouvernement souhaite prolonger, et même accélérer, dans le Plan triennal 1962-1964. Le secteur économique détenu par les étrangers y est perçu comme «une excroissance métropolitaine» vivant en «vase clos» ne constituant pas «une source d’innovation et de progrès économique» . Au début des années 1960, la communauté étrangère comptait 165.000 membres (dont 66 000 Italiens), en grande majorité catholiques.
Les départs s’intensifient et la Tunisie perd en quelques années un grand nombre de résidents européens. C’est l’heure de revoir sur quel pied organiser la vie des communautés chrétiennes européennes en Tunisie.
Le Modus vivendi de 1964 et ses effets sur les lieux de culte
Le Modus vivendi de 1964, fruit de négociations intenses et ouvertes, vient régir les nouvelles relations qu’entretiennent le Saint-Siège et la jeune République tunisienne. Le document apporte notamment des réponses à la question délicate du patrimoine immobilier de l’Eglise et de ses nombreuses fondations pieuses, hôpitaux, écoles, dispensaires, notamment. Le Gouvernement de la République tunisienne reconnaît à l’Église catholique la propriété d’un certain nombre de lieux affectés au culte (cathédrale de Tunis , église Sainte-Jeanne-d’Arc de Tunis, église de La Goulette, église de Grombalia et église Saint-Félix de Sousse) ainsi que d’un ensemble d’immeubles mentionnés en annexe de l’accord.
Ainsi, 107 lieux de culte catholiques sont cédés gratuitement en échange d’un emploi compatible avec leur ancienne destination . L’interprétation, large, de cette mention aboutira à l’affectation de multiples églises, après leur désacralisation, à des usages des plus variés et, il faut le reconnaître, des plus étranges. Ainsi, si l’église de Bellevue servira de siège à la municipalité, celle de l’Aouina sera transformée en salle de boxe pendant de nombreuses décennies et celle d’Hammam-Lif accueillera la cellule locale du parti unique. Les réussites ne sont pas rares et proviennent de la transformation en espaces culturels, bibliothèques, salles polyvalentes et même salles de théâtre de lieux de culte qui continuent ainsi à servir leurs communautés locales. Les églises de Mornag, de Perryville et de Franceville en sont la preuve vivante. L’église de Métlaoui vient ainsi de renaître de ses cendres suite à l’action d’une association d’amoureux du patrimoine et grâce à la maîtrise d’un jeune architecte passionné. La cathédrale Saint-Louis de Carthage connaîtra une restauration réussie et deviendra, sous la dénomination de l’Acropolium, un haut lieu de la culture musicale tunisienne pendant trois décennies avant de fermer brutalement ses portes. De nombreuses démolitions (environ une quinzaine dont celles d’Hammamet et de Kairouan) sont à déplorer et ont fait perdre aux localités un témoignage tangible de la diversité des cultes qui y étaient célébrés. Nombre d’églises ont quant à elles été livrées à l’abandon et à la ruine. Façades lépreuses, toitures éventrées et végétation luxuriante viennent interpeller le visiteur étonné que de tels édifices ne soient pas l’objet de reconversions intelligentes.
L’église catholique de Djerba, un précédent de taille?
Le 11 avril 2002, la Tunisie est en deuil, frappée par un attentat terroriste de grande ampleur. La plus ancienne synagogue d’Afrique, la Ghriba de Djerba, était visée. On compte parmi les 19 victimes, des musulmans, des chrétiens et des juifs. Le climat engendré par cette attaque sans précédent pèsera sans doute dans la suite favorable qui sera donnée par les autorités tunisiennes à la requête de la communauté catholique de l’île de Djerba. Celle-ci est composée en majorité d’Allemands et de Polonais qui demandent à pouvoir continuer de pratiquer leur culte pendant leur séjour en Tunisie et en vertu du protocole additionnel du Modus Vivendi qui offre la possibilité d’un retour au culte des chapelles et églises désacralisées (A V, Article 6, paragraphe c) . L’ancienne église Saint-Joseph, située à Houmet Souk, accueille de nouveau le culte catholique en 2005, soit quarante ans postérieurement à sa désacralisation et après avoir servi de salle d’études pour les enfants pauvres et de salle de sport.
Entre reconversions réussies, délabrement, affectations douteuses ou démolitions pures et simples, le patrimoine architectural catholique a connu des évolutions significatives depuis 1964 qui sont passées inaperçues en raison des départs continus des populations catholiques et de la baisse de fréquentation conséquente. Le retour au culte de l’église Saint-Joseph de Djerba est un précédent de taille qui s’accompagne d’une évolution significative au sein de la population catholique de Tunisie. Alors que sa situation semblait immuable, un événement diplomatique vint changer la donne de manière significative à l’aube des années 2000 et entraîner son accroissement.
L’arrivée de la Banque africaine de développement et la communauté catholique
Initialement implantée à Abidjan, la Banque africaine de développement (BAD) décide de relocaliser ses bureaux et une grande partie de son personnel à Tunis au début des années 2000. En 2004, les premiers fonctionnaires de la banque s’établissent, en famille, dans la capitale et sont rapidement suivis de collègues, de collaborateurs et de personnel aux fonctions variées. L’arrivée de ces fonctionnaires et employés internationaux appartenant aux classes privilégiées introduit des pratiques cultuelles qui avaient perdu vigueur dans les décennies passées. Après des années de salles vides, les églises catholiques et protestantes voient leur fréquentation augmenter et se trouvent largement débordées par les effectifs de fidèles.
Parallèlement à cette diaspora de fonctionnaires internationaux et diplomates, apparaît une nouvelle population porteuse elle aussi de pratiques religieuses chrétiennes. Attirés par les structures universitaires tunisiennes publiques et privées, de nombreux étudiants font désormais le choix de la capitale pour poursuivre leurs études.
Cette population économiquement hétéroclite anime la vie des églises locales qui s’adaptent à l’augmentation du nombre d’ouailles en multipliant le nombre de célébrations et d’offices, mais les églises, elles, ne voient pas leur nombre croître malgré l’esprit du Modus Vivendi.
Cette situation, déjà perceptible à la fin des années 2000, va connaître des développements insoupçonnés lors de l’entrée du pays dans le processus de transition démocratique en 2011 et l’augmentation du nombre de migrants et de réfugiés, en grande partie subsahariens. Nombre d’entre eux sont catholiques et attachés à leurs pratiques cultuelles. L’éloignement des églises officielles et leur nombre réduit les obligent à constituer des groupes de prières informels rassemblés dans des lieux de fortune, impropres au culte, alors même que se trouvent dans les parages une église ou une ancienne chapelle à l’abandon. C’est le cas de nombreux catholiques résidant en banlieue nord de Tunis (Aouina, Soukra, Bhar Lazrag) pour lesquels l’église Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus d’El Aouina constituerait un lieu de culte idéal et pour la communauté catholique de Sfax qui disposait de trois lieux de culte avant 1964 et s’en trouve tout à fait privée aujourd’hui.
Il est plus que temps, pour notre honneur, de sauver ces lieux de l’état d’abandon où ils ont été laissés et d’offrir à une communauté de fidèles comptant plusieurs milliers de membres (les statistiques font malheureusement défaut), un lieu de prière digne du culte rendu au Créateur dans un édifice dont la qualité architecturale et l’histoire témoignent des riches influences qui essaimèrent sur le sol de notre pays et en font un élément emblématique de notre patrimoine religieux national.
Adnen el Ghali
Philosophiæ doctor
Architecte d.p.l.g. – urbaniste d.i.u.p.
Crédits photo Axel Derriks, 2020.
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Article exceptionellement riche : données historiques méconnues, réflections bien méditées, esprit ouvert et encourageant. Bravo dr. El Ghali