Ridha Bergaoui - La pisciculture en Tunisie: Un secteur résilient et à fort potentiel
Dans un contexte de changement climatique et de crise économique, alors que la viande rouge est de plus en plus critiquée pour son prix élevé, ses effets néfastes sur la santé et son empreinte écologique élevée ou la volaille industrielle, dépendante des intrants importés et qui a perdu sa saveur et ses qualités nutritionnelles, l’élevage du poisson (ou pisciculture) apparaît comme une voie prometteuse permettant la production de protéines animales de qualité et un produit très apprécié par les consommateurs.
Poisson et santé
Le poisson a été toujours considéré comme un aliment noble, naturel, sain et équilibré. C’est un composant essentiel du régime méditerranéen. Celui-ci repose sur la consommation abondante de fruits et légumes frais, de céréales complètes, de légumineuses et d’huile d’olive, tout en accordant une place privilégiée au poisson. Ce régime est associé à une espérance de vie plus longue que la moyenne, une réduction significative des maladies cardiovasculaires, du diabète, de l’obésité et de certains cancers.
Le poisson a une composition légère, digeste et bénéfique pour la santé. Il contient des protéines de haute valeur biologique et peu de graisses saturées. Les poissons gras, d’une façon particulière (comme la sardine, le maquereau ou le thon) sont riches en acides gras polyinsaturés, essentiels (que l’organisme ne peut pas synthétiser lui-même), en particulier les omégas 3, indispensables au bon fonctionnement du cœur, du cerveau et du système immunitaire. De plus, les poissons contiennent de la vitamine D, de l’iode et du sélénium, des éléments indispensables au métabolisme et à l’immunité.
Les nutritionnistes recommandent de consommer du poisson au moins deux fois par semaine (soit environ 300 g/semaine) afin de profiter pleinement de ses bienfaits pour la santé. À l’échelle mondiale, la consommation moyenne de produits aquatiques dépasse désormais 20 kg/personne/an. En Tunisie, elle atteint seulement environ 12 kg.
Quelques notions sur la pisciculture
La pisciculture (élevage du poisson) est une branche de l’aquaculture (élevage d’animaux aquatiques) qui comprend également la conchyliculture (élevage des coquillages comme huîtres, moules…), l’élevage des crustacées comme les crevettes, l’algoculture (culture des algues) et l’aquaponie (élevage en symbiose de végétaux en hydroponie avec les poissons).
La pisciculture intensive permet de produire du poisson d’une manière contrôlée, continue et durable. Elle repose sur la maîtrise complète du cycle de production du poisson, dans des environnements contrôlés permettant d’optimiser la croissance, la survie et la qualité du produit final. Elle s’appuie sur trois éléments fondamentaux : la gestion de l’eau, l’alimentation, et le contrôle sanitaire. Ces techniques visent à maximiser la croissance des poissons tout en garantissant la qualité du produit final, la bonne santé des poissons et la sécurité sanitaire des consommateurs.
Selon les conditions, les poissons peuvent être élevés dans des bassins en béton, en cages flottantes en mer, dans les barrages et les étangs, ou dans des systèmes à recirculation d’eau où l’eau est filtrée et réutilisée en continu. Ces systèmes permettent un contrôle précis de la température, de l’oxygène dissout, du pH et de la qualité de l’eau, réduisant ainsi les pertes et les maladies. L’alimentation, souvent formulée à base de farine et d’huile de poisson, complétée par des protéines végétales, joue un rôle déterminant dans la rentabilité et la durabilité de l’élevage.
L’élevage intensif du poisson suit plusieurs phases : écloserie, alevinage, engraissement et récolte. Chaque phase nécessite des soins et des techniques spécifiques. Cette approche rationnelle permet d’obtenir des rendements élevés sur de petites surfaces mais exige des investissements importants, une gestion rigoureuse et une surveillance sanitaire permanente.
La pisciculture dans le monde
À l’échelle mondiale, les produits de la pisciculture dépassent désormais ceux de la pêche de capture. La pisciculture contribue aujourd’hui à plus de 57 % du poisson destiné à la consommation humaine. Les saumons, bars (loup) et daurades sont les espèces phares des élevages marins et côtiers. La carpe, le tilapia et le silure sont les plus fréquents en élevage d’eau douce. L’Asie domine largement avec plus de 89 % de la production mondiale. La Chine est le premier producteur, suivie par l’Indonésie, l’Inde et le Vietnam. L’Afrique, bien qu’encore marginale, connaît une croissance rapide, portée par l’Égypte, le Nigeria et le Ghana.
Le succès de la pisciculture s’explique par la stagnation des captures marines naturelles (en raison de la surexploitation et du changement climatique), la croissance démographique mondiale et la demande accrue de protéines de qualité. En plus de son rôle nutritionnel, la pisciculture représente une source importante d’emplois et de devises, notamment pour les pays côtiers en développement. Par ailleurs, la pisciculture ne concurrence pas les activités agricoles et n’utilise pas des ressources naturelles (sols et eau) de plus en plus limitées mais utilise d’une façon efficace un milieu marin très étendu et peu exploité (les océans et les mers couvrent 70% de notre planète). Enfin, les poissons sont des organismes «hétérothermes», qui n’ont pas besoin de dépenser de l’énergie pour maintenir constante leur température interne. Ils ont de ce fait un meilleur indice de conversion alimentaire que les bovins ou même la volaille avec moins de nourriture pour produire 1 kg de poids vif.
La pisciculture en Tunisie
La pisciculture moderne tunisienne est relativement récente. Les premières expériences remontent aux années 1980, avec la création de fermes d’élevage de daurades et loups de mer. Le secteur a véritablement pris son essor dans les années 1990-2000 avec l’apparition d’entreprises privées et la mise en place d’une stratégie nationale visant à diversifier la production halieutique et à réduire la pression sur les ressources naturelles.
La Tunisie compte de nos jours de nombreuses unités aquacoles, concentrées surtout sur le littoral, avec une production dépassant 25 000 tonnes par an (alors que le poisson de pêche oscille autour de 120 000 tonnes/an composées essentiellement de poissons bleus, de poissons blancs, de crustacés et de mollusques). La pisciculture s’est développée principalement autour d’espèces marines à forte valeur commerciale et bien adaptées au climat et aux conditions côtières. Les plus importantes sont la daurade et le loup de mer (appelé également bar). Ces espèces, très appréciées sur les marchés locaux et à l’exportation, constituent plus de 90 % de la production aquacole tunisienne. Près de 7 000 tonnes sont exportées chaque année vers les pays du Golfe, l’Italie, la Libye… Plus de 85% de la production piscicole proviennent de l’élevage en cages flottantes en mer, notamment dans les régions de Bizerte, Monastir, Mahdia, Sfax et Gabès. Ces cages sont ancrées à une distance suffisante du rivage pour bénéficier de courants qui assurent le renouvellement de l’eau. Les élevages sont gérés de manière intensive, avec des apports alimentaires contrôlés et une surveillance sanitaire régulière.
Bien conduite, la pisciculture est rentable, malgré des investissements très lourds au départ (cages, système d’alimentation, oxygénation, surveillance…). L’aliment représente plus de 60% des frais de production. Les alevins représentent également une part importante du coût de production. Une partie des alevins est produite localement, le reste est importé. La demande locale (Tunisiens et touristes) de poissons est importante et des possibilités d’exportation sont réelles. Les projections officielles tablent sur une production de 35 000 tonnes d’ici à 2030.
Cas du thon rouge
Le thon rouge (Thunnus thynnus) occupe une place particulière dans la filière piscicole tunisienne puisqu’il combine pêche traditionnelle, pêche industrielle et engraissement en mer. Au niveau mondial, la pêche au thon est réglementée et obéit à des quotas par pays. Pour la Tunisie, le quota est d’environ 3 000 tonnes/an. Le thon engraissé est exporté surtout vers le marché japonais, très exigeant, en vue de la confection du sushi/sashimi.
L’engraissement comporte 3 étapes essentielles : la capture du thon vivant, le transport vers les cages flottantes d’engraissement en mer et l’engraissement proprement dit. Durant cette dernière phase, les poissons sont nourris intensivement pendant quelques semaines (ou quelques mois) pour améliorer leur état général, leur poids et leur qualité commerciale (couleur et texture). Selon la demande, la vente peut se faire en poissons vivants ou après abattage et conditionnement. Un contrôle sanitaire strict est nécessaire tout le long du cycle de production (animaux, eau et environnement) pour répondre aux critères et normes internationales de qualité.
Pisciculture continentale
La pisciculture continentale concerne les barrages et lacs collinaires répartis sur de nombreux gouvernorats (Béja, Ben Arous, Bizerte, Jendouba, Le Kef, Nabeul, Zaghouan…). L’élevage est pratiqué en mode extensif, par alevinage (mulets, carpes, sandres, etc.) pour une production de poissons d’eau douce capturés et commercialisé par de petits pêcheurs locaux.
Le marché des poissons d’eau douce souffre en Tunisie d’une image faible auprès des consommateurs, ce qui limite malheureusement la demande et donc le développement de cette activité. Une estimation évoque un potentiel de production de poissons d’eau douce de l’ordre de 2 500 tonnes/an.
Principales difficultés et perspectives
La principale contrainte du secteur piscicole demeure la dépendance aux intrants importés, notamment l’aliment spécifique et les alevins. La Tunisie ne produit quasiment pas d’aliments aquacoles, un secteur très technique nécessitant un marché important pour être rentable. Les coûts élevés, les technologies spécifiques et la concurrence internationale (Turquie, Espagne, Grèce, Italie) freinent la création d’usines locales. L’enjeu aujourd’hui pour la pisciculture est de réduire la dépendance aux intrants et d’améliorer l’organisation de la filière pour renforcer sa compétitivité et sa durabilité.
La pisciculture tunisienne possède de nombreux atouts qui justifient pleinement son développement:
• plus de 1 300 km de littoral, des eaux calmes favorables à l'élevage des poissons
• permet de réduire le déficit en protéines animales, surtout que le poisson est une source de protéines abordable et saine.
• le poisson utilise peu de ressources et convertit efficacement l’aliment.
• la pisciculture crée des emplois qualifiés et constitue un levier contre le chômage
• génère des recettes grâce à l’exportation
• valorise des zones marines et lagunaires sous-utilisées
• stimule la recherche et l’innovation agricoles.
La pisciculture tunisienne a franchi d’importantes étapes et montre un potentiel réel non négligeable. Par ailleurs, elle présente une résilience climatique élevée et n’est affectée ni par la chaleur ni par la sécheresse qui pénalisent sérieusement l’agriculture et l’élevage suite au dérèglement climatique. Elle utilise peu les ressources, comme la terre et l’eau douce, et valorise le littoral et les étangs d’eau peu exploités. Enfin, le poisson est un produit de grande valeur nutritionnelle et représente un potentiel export important.
Conclusion
Malgré une forte croissance les deux dernières décennies, une contribution intéressante à la sécurité alimentaire, aux exportations et à l’emploi, la production piscicole reste encore modeste (20-25 000 t/an) au regard du potentiel et des besoins nationaux importants. A titre indicatif, la production de viande rouge tourne autour de 120 000 tonnes par an, tandis que la viande blanche issue des élevages intensifs dépasse les
150 000 tonnes annuelles.
Par ailleurs, au niveau national, la consommation de poisson demeure relativement faible, le développement de la pisciculture permettrait de renforcer la consommation et d’améliorer la qualité nutritionnelle du régime alimentaire et l’état de santé de la population.
Développer la pisciculture, c'est diversifier les sources de protéines, créer des emplois et contribuer au bien-être du consommateur.
Ridha Bergaoui
- Ecrire un commentaire
- Commenter