Une page de l’histoire politique et sociale abbasside: La révolte des esclaves en Irak
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Dans la mémoire musulmane, voire universelle, l’empire abbaside, fondé en 750, jouit encore d’un immense prestige et de la réputation d’une civilisation brillante à laquelle le règne de Haroun al Rachid et les Mille et une nuits ajoutent une dimension romanesque et enchanteresse inaltérable. Et même lorsque l’on songe aux bouleversements qui ébranlèrent ce grand califat, l’attention se porte généralement sur sa période de décadence suivie du coup de grâce porté, cinq siècles après sa fondation, par les hordes mongoles en 1258.
Pourtant, dès le IXe siècle (IIIe siècle de l’Hégire), des secousses altéraient déjà l’imposant édifice de cet empire dont le territoire s’étendait de la Transoxiane (le Mâ warâ’u al Nahr des géographes arabes, approximativement l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghistan) à l’Ifriqiya (c’est-à-dire à peu près la Tunisie actuelle et le Constantinois). Outre la renaissance à Cordoue des Omeyyades, naguère maîtres du monde musulman à Damas, des tiraillements centrifuges ne manquèrent pas d’affecter l’ordre abbaside. A l’extrémité occidentale de l’empire, dès l’an 800, le gouverneur de l’Ifriqiya, Ibrahim b. Al Aghlab, réussit à ériger une dynastie héréditaire à Kairouan qui régnera jusqu’en 909. A cette dernière date, c’est carrément la rupture avec le califat de Bagdad et l’islam sunnite, puisque les Fatimides érigent dans cette partie du Maghreb un royaume de confession chiite avant leur installation en Egypte et en Syrie en 973. En Egypte, province d’importance centrale pour l’empire, un gouverneur fonde en 868, à l’instar des Aghlabides, l’émirat toulounide qui durera jusqu’en 905, date à laquelle les troupes du Calife reprirent l’Egypte. Assez tôt, des gouverneurs de province, sans aller jusqu’à s’ériger en dynastes autonomes, détournèrent à leur profit l’autorité impériale. Tout cela affectait non seulement l’efficacité du pouvoir central mais aussi et surtout ses finances.
Il convient de souligner que les causes de ces sécessions et insoumissions n’étaient pas sans rapport avec les difficultés internes auxquelles le pouvoir impérial était confronté à Bagdad même. Les intrigues de palais si fréquentes dans les pouvoirs despotiques orientaux, les effets délétères d’un trop grand raffinement de la vie de cour, ne tardèrent pas à affaiblir le pouvoir des califes et la stabilité du trône impérial. A partir du IXe siècle, un élément humain, appelé à un grand essor dans la vie politique et militaire, prit une importance décisive. Il s’agit des Turcs, organisés d’abord en milice, et dont les chefs finirent par étendre leurs attributions strictement militaires au champ politique jusqu’à interférer dans les décisions politiques pour, enfin, exercer la réalité du pouvoir au détriment des califes. Dès les années 860, ces chefs prennent le contrôle de la cour et nomment et déposent les califes à leur guise.
Au plan social, l’époque qui nous intéresse ici coïncide avec une situation difficile dans le monde rural. L’historien Alexandre Popovic, auteur d’un ouvrage de référence sur le thème de notre article écrit : «Un fait certain est l’appauvrissement de la campagne et la misère des paysans. Comme en plus, pour les nomades bédouins, le brigandage est une ’’industrie complémentaire’’ et que dans les villes existent des gens qui, dans les troubles, ont tout à gagner et peu à perdre, on imagine assez facilement cette sorte de solidarité qui accompagne les mouvements au moment où ils éclatent, et surtout quand ils sont susceptibles d’être profitables».
C’est dans un tel contexte qu’éclate à partir de 869, en Irak, la révolte des esclaves connue sous le nom de révolte des Zanj. Elle nous est connue grâce aux chroniques arabes d’époque médiévale, en particulier celle d’Al Tabari et, dans une moindre mesure, celle d’Al Safadî. Des historiens modernes ont apporté sur cet événement un éclairage nouveau grâce aux méthodes de recherches de l’historiographie contemporaine. En 1973, les hommes de théâtre tunisiens, Ezzedine Madani et Moncef Souissi, donnèrent vie à cet épisode historique dans l’excellente pièce, Dîwân al Zanj.
Mais qui étaient ces Zanj (ou Zinj)? Il s’agit d’une population de race noire et de statut servile ramenés d’Afrique probablement de la côte orientale du continent («le pays des Zanj») ou peut-être aussi d’autres contrées africaines. Alors que l’esclavage de Noirs était essentiellement domestique dans l’histoire de la civilisation musulmane, les Zanj constituaient une exception, car ils étaient affectés à l’entretien des terres fertiles mais marécageuses de l’Irak méridional et d’une partie du Khouzistân (actuellement province iranienne). Ces immenses étendues étaient particulièrement insalubres, difficilement accessibles et dangereuses. Leur exploitation requérait une main-d’œuvre robuste et le recours à des méthodes violentes infligées par des contremaîtres dont le zèle devait justifier leur affranchissement. La population qui y travaillait pour le compte de riches propriétaires, dignitaires politiques et marchands d’Al Basra et d’autres villes de la région était nombreuse. Tabarî, repris par d’autres historiens, l’évalue à 15 000 âmes.
Les conditions de travail était tellement rudes que deux soulèvements au moins eurent lieu avant la grande révolte qui nous préoccupe ici ; celles du premier siècle de l’Hégire (689-690 et 694 J.-C.).
Quant au soulèvement des Zanj, il débuta en septembre 869 (ramadan 255). Le chef de la rébellion n’était pas des leurs. Il s’agissait d’un de ces personnages charismatiques, instruits mais aventuriers chers à l’Orient. Il s’appelait Ali bin Mohammad b. Abd al Rahîm de la tribu des Abd al Qays. Il était né dans une famille arabe de Perse et prétendait, comme cela était fréquent et indispensable pour tout agitateur, descendre du quatrième calife Ali b. Abî Tâlib et de son épouse Fâtima, fille du Prophète. Autre élément indispensable, l’adoption d’un étendard sur lequel figurait un verset coranique.
Après un séjour à la résidence impériale de Samarra où il exerça ses talents de poète à la cour du calife, il se rendit en 864 à Bahreïn. C’est là qu’il commença son activité d’agitateur en demandant à la population d’un village de lui obéir au nom de sa prétendue appartenance à la famille alide. Dans une région fortement marquée par le souvenir de l’assassinat d’Ali et de Husseïn, son discours de tribun illuminé trouva quelque écho et l’historiographe Al Safadî, cité par A. Popovic, rapporte qu’une population, qui le vénérait au point que certains de ses membres «ramassaient les restes de sa nourriture pour obtenir par eux sa bénédiction», lui versa même des impôts. Toutefois, comme la situation n’était pas tout à fait propice à ses ambitions, il se retira dans le désert, accompagné de ses premiers lieutenants, et passait d’une tribu à l’autre. Battu à l’approche d’une agglomération, il perdit un grand nombre de ses partisans et les bédouins qui étaient avec lui l’abandonnèrent. Il retourna alors en Irak et arriva à Basra en 868. Là, il tenta de mettre à profit une querelle entre deux tribus installées dans cette ville. Sa tentative échoua et ses hommes furent dispersés par les troupes du gouverneur de la ville tandis que des membres de sa famille et ses partisans de Basra furent jetés en prison. Ali b. Mohammad s’enfuit vers Bagdad, «secouée d’émeutes où s’exprime le refus de voir battu en brèche le principe de la légalité communautaire», selon les termes d’André Miquel. Evoquant des faits surnaturels, exploitant les ressentiments divers et tenaces d’une partie de la population, il réussit à élargir le cercle de ses partisans. En septembre 869, ayant eu vent de l’anarchie qui régnait depuis peu à Basra, il y retourne. «Là, il se fait passer pour l’homme d’affaires d’une famille princière en se présentant comme le gérant dans la vente d’un terrain (…), il approche ainsi de très près les Zanj et commence à préparer le soulèvement.» (A. Popovic).
La révolte s’étend progressivement et le nombre d’esclaves insurgés ne cessent d’augmenter. Les villages proches de Basra sont dévastés. La ville, privée des ravitaillements de la campagne alentour, tombe aux mains d’Ali b. Mohammad le 7 septembre 871. Il s’ensuivit un massacre épouvantable. Plusieurs oulémas et lettrés sont tués. Les riches sont rançonnés d’abord, puis tués, les pauvres, exécutés sans ménagement. La mise à sac achevée, les Zanj abandonnent la ville. Elle est occupée quelque temps plus tard par une colonne armée venue de Samarra commandée par l’émir Al Muwallad. Mais les hommes d’Ali b. Mohammad attaquent pendant la nuit et le camp abbasside est pris. Un mois plus tard, les Zanj remportent une autre victoire.
Au début de l’année 871, l’énergique prince Al Muwaffaq, frère du calife Al Mu’tamid et deuxième dans l’ordre de succession au trône, est placé à la tête de l’armée avec mission de mater la révolte. Le succès est au rendez-vous et le premier adjoint du chef des insurgés est capturé, conduit à Samarra, supplicié devant la foule puis exécuté. Face à l’insurrection, les troupes du calife sont cependant en nombre insuffisant pour réduire définitivement les révoltés. Décimées par diverses maladies provoquées par un environnement malsain, obligées de reculer devant des insurgés supérieurs en nombre, elles se contentent, entre 873 et 879, d’empêcher l’extension du mouvement. En janvier 873, Al Muwaffaq rejoint Samarra et confie le commandement des troupes restées dans la zone des combats à Al Muwallad. Les nombreux soucis du gouvernement impérial, notamment ceux suscités par des potentats locaux comme les Saffarides dont le chef Ya’qûb b. Al Layth, occupe une partie du Khouzistan, servent Ali b. Mohammad et ses partisans solidement positionnés dans la région des canaux du Bas Irak. L’armée des Zanj sillonne la région, s’empare de villes et occupe de vastes territoires. Ali b. Mohammad entame la création d’un Etat et fonde une capitale qu’il nomme Al Mukhtâra, frappe sa propre monnaie et se proclame Al Mahdî (vocable éminemment chiite et qui signifie le Bien-Guidé). Il nomme des «généraux», des gouverneurs et des cadis. Pour les historiens, la religion de cet Etat reste une énigme. Il semble que le Maître des Zanj se réclamait à la fois du chiisme et du kharijisme, deux doctrines religieuses ennemies de l’islam sunnite. Etait-il sunnite, chiite ? Peut-être, comme le pensèrent certains. Etait-il kharijite en raison de la formule employée sur son drapeau et sur la monnaie? Ce qui est le plus probable, c’est que l’homme joua de manière subtile sur plusieurs registres pour mieux galvaniser ses troupes et élargir son audience par-delà les cloisonnements doctrinaux. Ses troupes composées d’esclaves, de quelques paysans et bédouins, peu au fait des controverses doctrinales s’en accommodèrent certainement.
Signalons, à ce propos, que l’élite de cet Etat était composée non pas de Zanj mais de mawâlî, c’est-à-dire des non-Arabes attachés à vie à la personne d’un maître. Pour les Zanj, une «consolation» non négligeable fut qu’ils eurent eux-mêmes des esclaves et des concubines dont on rapporte que certaines étaient issues de haute lignée et vendues à l’encan après avoir été enlevées par la soldatesque d’Ali b. Mohammad.
L’organisation administrative était appuyée sur des dîwân-s consacrés au Trésor, à l’armée et à la juridiction. L’armée était composée de la marine (les nombreuses étendues d’eau et les canaux rendaient en effet capital l’emploi d’embarcations diverses) et de l’infanterie. La cavalerie étant l’apanage des bédouins ralliés. En ce qui concerne l’activité économique, on peut imaginer qu’un artisanat assurait la fabrication des armes, du matériel de guerre, des bateaux et d’objets divers.
Organisant une ample offensive, Ali b. Mohammad lance ses troupes en direction de Bagdad, prend des villes, tandis qu’un détachement pille la caravane des pèlerins en route pour les Lieux Saints. Ses soldats poussent même jusqu’à La Mecque où les forces loyalistes les combattent sans résultat décisif. De 873 jusqu’en 879, les affrontements se multiplient et les succès alternent sans aboutir à une victoire finale ni des uns ni des autres, d’autant plus que le pouvoir central a besoin de tous ses moyens militaires pour combattre les Saffarides. De sorte que la révolte continue de s’étendre. Une alliance avec Ya’qûb b. al Layth al Saffâr, récemment vaincu alors qu’il tentait de prendre Bagdad, est envisagé mais ce dernier refuse. Il ne tarde pas à reprendre du poil de la bête et pénètre en 876-77 au Khouzistan. Les troupes du calife reculent et quittent la région. Les Saffarides croisent alors le fer avec les Zanj et les affrontements ne cessent que lorsqu’un arrangement relatif au transport de vivres est obtenu. Il nous faut imaginer l’état dans lequel se trouvait l’ordre abbasside dans cette vaste partie du califat où non pas tout à fait l’anarchie mais le règne de forces politiques et militaires rejetaient par les armes la légitimité du pouvoir impérial. En 879, à la veille de l’offensive des troupes abbassides, l’armée d’Ali b. Mohammad, nombreuse, puissante et bien commandée, compte même d’autres contingents de cavaliers bédouins ralliés à lui dans l’espoir de profiter du butin. Une alliance avec des Kurdes est conclue mais échoue rapidement et les Zanj sont battus et pourchassés par leurs alliés de la veille. Une autre alliance qui eut été d’une importance stratégique pour les révoltés est celle faite par le chef des fameux Qarmates, adeptes d’un des courants dissidents du chiisme ismaélien. Apparemment, les divergences d’opinions étaient trop profondes et le projet n’aboutit pas.
A cette date, le gouvernement du calife connut un certain répit après la pression exercée par les dissidences toulounide en Egypte et saffaride dans un territoire compris entre l’Iran et l’Afghanistan actuels. Quant aux Qarmates, leur mouvement, qui allait devenir particulièrement violent, en était encore à ses balbutiements. Le vrai danger était donc encore celui que représentait la révolte zanj, la menace qu’elle faisait peser sur l’ordre de l’empire, la ruine qu’elle provoqua, durant dix années, de l’économie des provinces centrales et le détournement des recettes fiscales au bénéfice d’Ali b. Mohammad et de son Etat d’Al Mukhtâra. Il était temps de riposter. Le commandement de l’armée abbasside fut confié au prince Al Muwaffaq, assisté de son fils Abou Al Abbas (futur calife). Une organisation minutieuse, appuyée autant sur la marine fluviale et de mer que sur l’infanterie et la cavalerie allait permettre aux troupes loyalistes de vaincre la sédition après d’âpres combats entre novembre-décembre 879 et le 11 août 883, date de la reddition d’Al Mukhtâra et de la mort de Ali. Les opérations de reconquête se déroulèrent en deux grandes étapes sur terre, sur mer, canaux et marécages. Outre l’efficace organisation militaire, une habile politique de pardon appliquée par Al Muwaffaq allait entraîner des défections nombreuses dans les rangs des Zanj. Toutefois, la résistance était telle qu’il fallut s’y prendre à trois fois avant d’investir enfin la capitale des insurgés. Quelque temps plus tard, dans la ville de Wâsit, eut lieu en 885-86 une émeute des Zanj, vite réprimée et ses meneurs décapités. La page de cette grande révolte était définitivement tournée. Elle ne mettait pas fin à l’activité des forces centrifuges qui n’allaient cesser de menacer la stabilité du vaste empire abbasside. Au contraire. Les Toulounides, les Saffarides et, selon certains historiens, les Qarmates auraient profité de la révolte tout comme celle-ci avait, à un moment, tiré profit de ces dissidences. Selon l’historien François Bouvier, l’Empire byzantin lui-même aurait exploité la concentration des efforts abbasides contre le Maître des Zanj pour reprendre l’offensive et envoyer ses troupes ravager une partie de la Syrie.
Au plan économique et social, la conséquence directe fut, selon A. Popovic, l’abandon de l’exploitation des terres mortes de l’Irak méridional par la main-d’œuvre servile. Les rescapés Zanj furent enrôlés dans l’armée abbasside, ce qui fait dire à l’universitaire américain Abdul Sheriff que la rébellion a constitué une transition de l’esclavage dans les plantations à l’esclavage militaire.
La révolte des Zanj qui fit probablement entre 300.000 et 500.000 morts (le chiffre de 2 500 000 nous paraissant manifestement exagéré) ne fut pas un mouvement d’émancipation imaginé et conduit par les esclaves eux-mêmes – ce qui d’ailleurs était inconcevable à l’époque. Leur rôle se limita en fait à constituer l’essentiel des troupes au service d’un meneur d’hommes arabe instruit, charismatique, capable de mobiliser les foules au service de son projet politique et aux talents militaires et révolutionnaires redoutables, Ali b. Mohamed dit «Sâhib al Zanj» (le Maître des Zanj). Il s’agissait donc, dans l’Orient musulman aux innombrables communautés ethniques, croyances et doctrines propices à l’explosion des ressentiments religieux et politiques hérités de la Grande discorde (al Fitna al Kubrâ) du Ier siècle, d’une énième tentative de renverser l’ordre établi. Certains réussirent et devinrent des fondateurs d’empire. D’autres échouaient et Ali b.Mohammad fut de ceux-là. Il faut dire que son choix de s’appuyer sur une communauté de statut servile, et non pas comme c’était l’usage, sur une confédération tribale ou des communautés religieuses était original mais risqué face à un empire abbasside encore vigoureux et qui ne pouvait admettre la sécession de ses provinces centrales.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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Je suis agréablement surpris que vous parliez de l'esclavage au sein des différent empire arabo-musulmans. C'est un sujet tabous. Pour les bien-pensants de chez nous, les seuls méchants sont les occidentaux. Les conquêtes Arabes quant à elles, ont été "exemplaire" et les conquérants Arabes étaient des "humanistes".