Ahmed Néjib Chebbi: Des mémoires nourries de réflexions et de propositions d’avenir
Jamais un militant politique au long et si riche parcours n’aura été, comme lui, si proche d’accéder à la présidence de la République, au lendemain du 14 janvier 2011. Ahmed Néjib Chebbi, figure de proue de la gauche tunisienne, leader du Parti démocrate progressiste (PDP) et totalement investi dans la transition démocratique annoncée, était le mieux placé pour occuper cette haute charge. Rapidement, le vent tournera en sa défaveur. Les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), le 23 octobre 2011, viendront sanctionner sévèrement son parti, relégué au cinquième rang et n’obtenant que 16 sièges sur 217. Choc profond et totale désillusion, difficile de s’en remettre à ce jour.
Que s’était-il passé ? Et qu’en est-il depuis lors? Avant d’y répondre, d’où vient Ahmed Néjib Chebbi ? Où plongent ses racines ? Et quelles sont ses analyses aujourd’hui de la situation et ses propositions pour une sortie de crise ?
Autant de questions qui trouvent réponse dans un livre intitulé Ma vie, mon itinéraire qu’il vient de publier aux Editions Mots Passants. Conçu dans une formule deux en un, il restitue dans la première partie son propre récit des années vécues, alors qu’il consacre la seconde à ses analyses et réflexions.
Ruptures, évaluations…
Sur plus de 400 pages, le lecteur découvre à la fois la trajectoire d’Ahmed Néjib Chebbi et ses réflexions. La trajectoire de plus de cinquante ans d’un engagement militant intensif, évoluant du panarabisme à la gauche, de l’opposition à la participation (éphémère) au lendemain du 14 janvier 2011 à un gouvernement d’union nationale, est faite de ruptures, non impulsives comme il l’explique, mais fondées par des évaluations et une relecture des nouveaux contextes. Quant à ses réflexions, elles se nourrissent à chaque étape des données réelles sur le terrain et des enseignements tirés de chaque expérience.
Dès le début du livre, le parcours personnel de l’auteur s’inscrit dans celui de la Tunisie, épousant les différents évènements, cherchant à élucider des énigmes, trouver un fil d’Ariane, expliquer les facteurs déterminants. Ahmed Néjib Chebbi poursuit son récit, couvrant les élections du 23 octobre 2011, la formation de la Troïka, l’instauration de l’ANC, les tentatives de rassemblement des forces démocratiques, la création d’Al Jomhoury (avec notamment Afek Tounès), puis de l’Union pour la Tunisie (avec Béji Caïd Essebsi) et d’autres initiatives. Il s’arrête longuement sur le Dialogue national, puis les élections de 2014 et 2019.
Du baathisme à El Amel Ettounsi, en passant par le Rassemblement socialiste progressiste, le Parti démocrate progressiste, le gouvernement, la prise de distance à l’égard de l’exécutif, la « concertation » avec Ennahdha et de longues périodes d’affrontements avec les islamistes, Ahmed Néjib Chebbi vogue en toute subtilité, quitte à changer de cap. Dans ce récit soigneusement rédigé, documenté, harmonieusement agencé, le lecteur s’arrêtera surtout sur le caractère de l’auteur. Il découvre en lui un grand lecteur qui profite de chaque moment de suspension, en prison, dans la clandestinité, en exil, ou loin des charges politiques, pour lire et lire tout ce qui lui tombe sous la main. L’ouvrage révèle également la puissance des relents capables d’animer des jeunes de sa génération et d’attiser le militantisme de ceux qui s’engagent en politique.
Désamour
Plus d’un demi-siècle de lutte contre l’oppression et de combat pour les libertés et la démocratie, faits d’arrestations, de torture, d’emprisonnement, d’exil, de clandestinité et de résistance intensive sur tous les fronts ne vaudra pas grâce à Ahmed Néjib Chebbi, aux yeux des Tunisiens. Le séisme révolutionnaire de 2011, les manœuvres d’Ennahdha et de ses alliées dans la Troïka, le CPR et Ettakatol et des erreurs stratégiques et tactiques saperont alors un élan pourtant bien engagé. L’échec sera cuisant et la défaite pesante. Ahmed Néjib Chebbi n’est pas à la première épreuve qu’il endure depuis qu’il avait mis les pieds à l’étrier politique en 1964… Et même, bien avant, depuis qu’il avait vu son père, Maître Abdelaziz Chebbi, militant de la cause panarabe, proche de Salah Ben Youssef, contraint à fuir en Libye, pour échapper à l’arrestation en janvier 1956.
A ce jour, la question reste posée : pourquoi n’a-t-il pas su incarner auprès des Tunisiens la stature d’un homme d’Etat et gagner leurs suffrages pour faire aboutir la transition démocratique ? Dans ce désamour confirmé par les scrutins, quelle est la part de ses adversaires et celle qui lui revient ? Victime d’un rejet de l’ancienne classe politique, tous partis confondus ? Desservi par un parti qui n’a pas su se rendre fort et solidement ancré sur le terrain ? Positionnement politique mutant, difficile à suivre et discours éclectiques ? Tout à la fois, expliquent des analystes.
Il reste cependant une figure emblématique d’une génération démocrate militante et d’une époque essentielle de l’histoire récente de la Tunisie.
Un livre à lire.
Trajectoire et réflexions
Très tôt, Ahmed Néjib Chebbi était tombé dans la politique, pour mener un grand combat pour ses idées. Jeune bachelier, il partira à Paris, le 30 septembre 1964, s’inscrire en médecine. Happé par l’effervescence politique qui régnait alors au Quartier Latin et parmi les étudiants tunisiens, il fera rapidement son apprentissage des grandes idées panarabes, de gauche et d’autres mouvements dans le monde, nourri de lectures et de discussions, attiré surtout par les tendances baathistes. Cet engouement l’éloignera des études de médecine et il décidera ainsi de rentrer à Tunis, en 1966, et changer de filière, optant pour le droit, comme son père.
L’université tunisienne était alors en ébullition, montant à son paroxysme avec les évènements de juin 1967, enchaînant grèves et manifestations. Chebbi s’y impliquait de toute son énergie, ce qui lui vaudra d’être arrêté le 23 mars 1968, torturé et condamné à 11 ans de prison qu’il commencera à purger à Tunis avant d’être transféré au sinistre Borj Eroumi. Heureusement que deux ans après, il bénéficiera d’une grâce présidentielle, sous forme de mise en liberté conditionnelle et assignation à résidence à Béja. Sa décision était alors prise : s’exiler, en franchissant clandestinement les frontières avec l’Algérie, puis regagner Paris. Ce qu’il réussira à faire en 1971.
A Paris, de nouveau, Ahmed Néjib Chebbi adhèrera au mouvement El Amel Ettounsi, se rendra en Irak, au Liban, en Syrie, sera désigné pour effectuer un voyage d’études en Chine. Six ans plus tard, il rentrera secrètement en Tunisie (1977) pour plonger dans la clandestinité. Traqué, condamné à plus de 32 ans de prison, il s’avisera qu’il a intérêt à retourner en France, en 1981, reprenant le chemin montagnard des frontières algériennes.
Ce récit se prolonge, avec de multiples rebondissements, des allers-retours, la création du Rassemblement socialiste progressiste (1983), le lancement du journal Al Mawkef, la grève de la faim observée à Tunis avec sept autres militants de divers partis, y compris Ennahdha, le 18 octobre 2005, en marge du SMSI…
On arrive à 2010, et surtout au lendemain même du 14 janvier 2011. Ahmed Néjib Chebbi sera appelé par Mohamed Ghannouchi qui lui proposera de faire partie d’un gouvernement national, et occuper un important ministère. Il choisira, à la surprise générale, celui du développement régional, et s’en expliquera dans son livre. Il rapporte de cette expérience qui sera de courte durée (janvier- mars 2011) un témoignage exceptionnel sur les coulisses du pouvoir à la Kasbah et à Carthage, les discussions en Conseil des ministres, les divergences sur des décisions clés comme l’amnistie générale ou l’incorporation de la Garde nationale au sein de l’armée que réclamait le général Rachid Ammar et autres dossiers très chauds.
Bourguiba, l’islam politique et la réforme institutionnelle
La seconde partie du livre d’Ahmed Néjib Chebbi, voulue programmatique, ne manque pas d’intérêt. Alors que très peu d’idées sont actuellement mises en débat, il a tenu à se prononcer sur des questions de fond, tant politiques qu’économiques et sociales, en y apportant ses propositions. Mais avant de s’y atteler, il a évoqué Bourguiba, la question arabe et l’islam politique. Loin de chercher à solder un vieux différend personnel et familial avec Bourguiba, il a revisité, sur près de 50 pages, le personnage, le parcours et la méthode. Contre toute attente, et après des croisements analytiques multiples, sans concession quant aux tendances autocratiques et aux abus commis, Ahmed Néjib Chebbi n’hésite pas à affirmer son adhésion à nombre de positions prises et d’approches adoptées. A la limite, s’il se défend farouchement d’être bourguibiste, il peut paraître comme bourguibien.
Sur la question arabe, l’analyse prend ses racines dans la pensée arabe contemporaine et l’évolution de la situation dans les pays de la région, avec comme question centrale la cause palestinienne et pivot, le nationalisme arabe. Ahmed Néjib Chebbi, en fin connaisseur, et en témoin, ne manque pas de pertinence dans le traitement de cette question.
L’islam politique bénéficie dans ce livre d’un traitement avisé, bien documenté. Son verdict est sans appel : inciter les forces démocratiques et réformatrices à maintenir la pression politique et intellectuelle sur le phénomène islamiste afin de rompre avec le salafisme de manière totale et effective, pour se convertir en parti conservateur de tendance démocratique.
Analysant le paysage politique, en évitant toute nostalgie du passé, Ahmed Néjib Chebbi aborde les grands défis qui se posent à la Tunisie. Tour à tour, il traite des salaires, de la Caisse de compensation et des entreprises publiques. Aussi, dans une approche prospective, il s’intéresse à l’éducation, la formation et la recherche scientifique, l’innovation industrielle et le développement régional. Le clou de son ouvrage ne pouvait qu’être consacré à la réforme politique, à la loi électorale, à l’architecture institutionnelle et son mode de fonctionnement.
Qu’on y adhère ou non, Ahmed Néjib Chebbi aura livré dans cet ouvrage à la fois un témoignage et une réflexion de première main qui méritent attention.
- Ecrire un commentaire
- Commenter