De Kaboul à Kiev, pour un nouvel ordre mondial: Acte I, Kaboul I ou la grande machination
Par Abdelaziz Kacem - On ne peut comprendre la guerre en Ukraine sans revenir quelques décennies en arrière. Non pas aussi loin qu’en 1945, quand, sûrs d’avoir sauvé l’Europe de la domination de l’Allemagne hitlérienne, les USA tentent, Plan Marshal à l’appui, de vassaliser le Vieux Continent ; non pas aux temps où ils ont aidé les empires coloniaux britannique et français à disparaître pour les remplacer ; non plus aux tentatives infructueuses et parfois humiliantes de barrer la route à l’expansionnisme de l’Urss, indésirable cosignataire de la victoire sur le nazisme. Après tant de déboires, le Pentagone, la CIA, les néoconservateurs, les Évangéliques, Wall Street et acolytes misèrent sur le XXIe siècle qu’ils voulaient, exclusivement, définitivement, américain.
Tout a commencé en 1979, année de tous les dangers. Au mois de février, Khomeiny quitte Neauphle-le-Château et fait un retour triomphal à Téhéran, à bord d’un avion Air France. L’image de sa descente, accoudé au bras du commandant de bord français, est dans toutes les mémoires. Les laïcs européens de tous bords sont émerveillés devant cette ombre prophétique, qui, par la seule force d’un charisme taiseux, réussit à abattre un monarque parmi les plus puissants de la terre. C’est à travers le miroir européen, pour la première fois valorisant, que des jeunes immigrés se découvrent une gratifiante islamité identitaire.
Cette année-là également, le monde arabe subit une irréparable cassure. Il rompt avec l’Égypte de Sadate, coupable d’avoir unilatéralement reconnu Israël et bradé la cause palestinienne.
Cette année-là, surtout, la CIA, avec la complicité des services pakistanais et saoudiens, se met à former et à armer une guérilla contre le gouvernement communiste de Kaboul. Ce dernier, le couteau sous la gorge, appelle l’Armée rouge à son secours. Les Russes débarquent. Une formidable nuée de barbus est lancée moins contre «l’envahisseur» que contre l’athée. La religion, dans ces régions-là, continue d’assurer l’intérim d’une patrie aux contours encore flous. Jamais l’anticommunisme primaire n’a joué aussi pleinement qu’en ces contrées.
La CIA n’aura aucun mal à manipuler ses partenaires. La manne pétrolière dont ils disposent doit servir la cause d’Allah et au diable le progrès ! Ils iront à l’assaut de la forteresse Union soviétique impie. Pour ce faire, ils fourniront argent, volontaires et un chef qu’ils renieront par la suite : Oussama Ben Laden. La guerre d’Afghanistan a été cyniquement préparée. Zbignew Brzezinski, qui, à l’époque, était conseiller du président Carter pour les affaires de la sécurité, déclare au Nouvel Observateur (n° 1732, du 15 au 21 janvier 1998, p. 30) :
«Oui, selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidin a débuté, courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité gardée secrète jusqu’à présent est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques». Il ajoute : «Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance, ‘’Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’Urss sa guerre du Viêt-Nam’’. À l’étonnement de voir les USA s’allier à des gens peu fréquentables, il fit cette réponse : ‘’Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde? Les Talibans ou la chute de l’Empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide?’’».
Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela est loin d’être aimable pour ces « excités » qui ont bien accompli la sale besogne pour laquelle ils ont été montés. Certes, le piège a bien fonctionné, mais les Américains, peu enclins à l’autocritique, ne pensent presque jamais à l’effet boomerang.
À l’époque, l’Europe séculière et ultramoderne, jetait sur les événements afghans, en particulier, un regard plus que complice. «Ces moudjahidin, écrivait R. Jacquard, avaient une immense qualité pour les Occidentaux, et surtout pour les Américains : ils étaient farouchement anticommunistes et le faisaient savoir aux Soviétiques et au monde entier, ils étaient des héros photogéniques et tout leur était dû, tout leur était pardonné»(1). En 1982, le premier volet de la série Rambo a été dédié aux valeureux moudjahidin. Cela est si effrayant quand on pense à ce dont ces «valeureux» étaient capables.
Une de leurs «méthodes favorites» est de torturer leurs victimes, de leur couper le nez et les oreilles, ainsi que les parties génitales, et ensuite d’enlever une fine couche de peau, l’une après l’autre, pour provoquer une mort lente». Michel Collon ajoute: «Malgré des rapports très documentés sur ces atrocités, le président US Ronald Reagan invita un de ces groupes à la Maison-Blanche et les présenta ainsi aux médias : «Ces gentlemen sont les équivalents moraux des pères fondateurs de l’Amérique»(2). S’il le dit…
Curieux et palpitants, des journalistes européens de tous bords, animés, le plus souvent, par un anticommunisme opportuniste, sont allés voir les barbus enturbannés, lâchés contre la prestigieuse Armée rouge et, par ricochet, contre toute velléité moderniste. On les invite à participer, caméras en main, à des attaques aussi audacieuses que fructueuses. On ne peut qu’admirer ces guerriers quasi analphabètes, manipulant des missiles stinger, véritable cauchemar des hélicoptères soviétiques.
Je ne suis pas communiste, mais mon désaccord avec le système est plus esthétique qu’idéologique. Le sort de Mohammad Najibullah (1947-1996), cinquième et dernier président de la République démocratique d’Afghanistan, est profondément bouleversant. Réfugié dans les bâtiments de l’ONU à Kaboul, les talibans, au mépris de l’immunité des lieux, l’en délogèrent pour le torturer à mort.
L’Occident avait préféré miser sur ses assassins. Cependant, un sondage a été effectué, en 2008, par Radio Kaboul. À la question : «Sous quel régime l’Afghanistan était-il le mieux gouverné ?», 93,2 % des sondés ont répondu : «Sous le régime de Najibullah». Le pire fait aimer le mauvais. Mais à la fin, les Occidentaux sont-ils conscients du fait que toutes les victimes de leur acharnement, bonnes ou méchantes, finissent par bénéficier d’une grande sympathie posthume?
Pour Richard Labévière, la connivence occidentale avec les barbares utiles est une vieille histoire. Il la situe à trois moments critiques : «la guerre d’Afghanistan, ou comment les États-Unis ont retourné l’islamisme contre l’armée soviétique ; la ruée vers le pétrole, ou comment les États-Unis ont favorisé l’islamisme pour garantir leurs besoins énergétiques ; la chute de la maison Nasser, ou comment les États-Unis ont canalisé l’islamisme contre les nationalismes arabes ». L’Europe, complice, a fini non seulement par croire aux vertus de l’islamisme «modéré», c’est-à-dire docile, mais aussi par nous le vendre.
Prochain article : Acte II, Bagdad ou le mensonge organisé.
Abdelaziz Kacem
(1) R. Jacquard, Au nom d’Oussama, Poche, Paris, 2003, p. 26.
(2) Michel Collon, Je suis ou je ne suis pas Charlie, Éditions Investig’Action, Bruxelles, 2015, pp. 40-41.
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Merci pour le cher auteur Si Abdelaziz Kacem! Vous lire est une vraie joie. C'est dans cet esprit que je vois les méfaits des USA, même chez nous surtout depuis la sinistre date 1' Janvier 2011, ou peut-être un petit peu avant...
Merci pour ce morceau d'histoire !